Depuis l'aube de la civilisation, l'humanité est obsédée par l'avenir. Nous avons cherché à le comprendre, à le façonner et à nous protéger de ses incertitudes. Cette quête intemporelle, qui a commencé dans les temples nimbés de brume de la Grèce antique avec des prophéties énigmatiques, a évolué pour devenir une discipline sophistiquée, alimentée par les données, et essentielle pour naviguer dans les complexités du 21e siècle. Ceci est l'histoire de la prospective stratégique — le récit d'un voyage qui a transformé un art de la conjecture divine en un impératif stratégique fondamental.
Racines anciennes : la proto-prospective dans un monde de dieux et de généraux
Bien avant d'avoir un nom officiel, la pratique de l'anticipation a suivi deux voies distinctes : la spirituelle et la stratégique. Dans la Grèce antique, à partir d'environ 800 av. J.-C., les dirigeants du monde connu entreprenaient un pèlerinage vers l'Oracle d'Apollon à Delphes. Les prophéties qu'ils y recevaient étaient notoirement ambiguës. Lorsque le roi Crésus de Lydie s'entendit dire qu'attaquer la Perse détruirait un grand empire, il se lança dans la bataille, pour finalement assister à l'effondrement de son propre royaume. La leçon de Delphes était profonde : l'avenir n'était pas un point fixe à prédire, mais un domaine de possibilités qui exigeait une interprétation humaine et des choix judicieux.
En contraste frappant, des penseurs comme Sun Tzu dans la Chine du 5e siècle av. J.-C. rejetaient le divin au profit de l'intelligence pure et dure. Dans son traité intemporel, L'Art de la Guerre, il affirmait que :
« La préconnaissance... ne peut être obtenue des fantômes et des esprits... Elle doit être obtenue des hommes, ceux qui connaissent la situation de l'ennemi. »
Son concept de « calculs au temple » — une analyse approfondie avant la bataille du terrain, du commandement et du moral — était une forme précoce de veille stratégique et de planification par scénarios, deux piliers de la prospective aujourd'hui. Ce courant rationnel s'est poursuivi à travers l'Âge d'or islamique avec des érudits comme Ibn Khaldoun, qui a développé des théories cycliques sur le changement social, et jusqu'à la Renaissance, où des penseurs utopistes comme Francis Bacon ont imaginé des institutions dédiées à la découverte systématique.
La matrice de la Guerre froide : la naissance d'une discipline moderne
Le 20e siècle, avec ses guerres mondiales, ses angoisses nucléaires et son accélération technologique fulgurante, a forgé ces élans anciens en une discipline formelle. C'est dans le contexte à hauts risques de la Guerre froide que la prospective stratégique a véritablement atteint sa maturité.
À la RAND Corporation dans les années 1950, le brillant et imposant physicien Herman Kahn a été le pionnier de la planification par scénarios pour appréhender « l'impensable » : les réalités d'une guerre thermonucléaire. Kahn présentait les scénarios sous forme de récits détaillés pour forcer les stratèges à penser de manière créative à une gamme de futurs plausibles, souvent terrifiants. Son travail a profondément influencé la stratégie nucléaire américaine.
C'est Pierre Wack, un économiste français chez Royal Dutch Shell, qui a transposé cette méthodologie de la salle de guerre au conseil d'administration, avec des résultats qui ont changé la face du monde. Wack était convaincu que le véritable pouvoir des scénarios ne résidait pas dans la prédiction, mais dans leur capacité à changer les « modèles mentaux » enracinés des décideurs. En 1972, un an avant le choc pétrolier de l'OPEP, son équipe présenta des scénarios incluant un avenir où les pays producteurs de pétrole utiliseraient leur approvisionnement comme une arme. Parce que la direction de Shell avait déjà « répété » ce futur, elle était prête à agir de manière décisive lorsque l'embargo frappa en 1973. Tandis que leurs concurrents étaient en déroute, Shell réalisa des investissements cruciaux qui la transformèrent de lanterne rouge de l'industrie en leader mondial.
Comme Wack le disait lui-même :
« Les scénarios ne visent pas à prédire l'avenir, mais plutôt à permettre de re-percevoir les possibilités futures. »
Cette époque a également vu naître des efforts mondiaux marquants comme le rapport de 1972 du Club de Rome, Les Limites à la Croissance. À l'aide des premiers modèles informatiques, il avertissait que le monde suivait une trajectoire insoutenable d'épuisement des ressources et de croissance démographique, introduisant une approche systémique aux défis mondiaux.
La démocratisation : la prospective comme fonction institutionnelle
À partir des années 1970, la prospective est passée d'un outil de niche à une capacité institutionnalisée.
- Les gouvernements ont créé des unités dédiées pour intégrer la pensée à long terme dans leurs politiques. Le Centre for Strategic Futures de Singapour aide l'ensemble du service public à se préparer à l'incertitude, tandis que le Comité parlementaire pour le futur de la Finlande veille à ce que les considérations à long terme soient directement intégrées au processus législatif.
- Les entreprises, suivant l'exemple de Shell, ont bâti leurs propres groupes de prospective internes. Des sociétés comme Daimler, Siemens et IBM ont créé des départements pour naviguer dans les ruptures technologiques et guider l'innovation.
- Le monde universitaire a créé un vivier de professionnels, avec des institutions comme l'Université de Houston et l'Université d'Hawaï qui ont établi les premiers programmes de Master en prospective, consolidant ainsi les méthodologies du domaine et formant une nouvelle génération de futurologues.
L'ère moderne : IA, Big Data et futurs démocratiques
Aujourd'hui, la prospective stratégique connaît une autre transformation profonde, portée par la technologie et une volonté d'inclusion accrue.
- Outils basés sur l'IA : Des plateformes comme Futures Platform et Shaping Tomorrow utilisent l'intelligence artificielle pour analyser des millions d'articles, de rapports et de brevets, identifiant des « signaux faibles » de changement en quelques heures — un processus qui nécessitait autrefois des semaines de travail manuel.
- Symbiose Homme-IA : L'IA générative est maintenant utilisée pour rédiger rapidement des récits de scénarios détaillés et simuler les impacts potentiels des politiques, créant une collaboration puissante où les humains apportent la pensée critique et le jugement éthique, tandis que l'IA fournit la vitesse et l'échelle.
- Prospective participative : Il existe un mouvement croissant pour démocratiser l'avenir. Des méthodes comme les Futures Literacy Labs de l'UNESCO et les Assemblées citoyennes à grande échelle intègrent diverses voix de la communauté dans le processus, construisant des visions partagées et renforçant l'adhésion du public.
Succès et échecs : quand la vision mène à l'action
L'histoire de la prospective offre des exemples puissants de sa valeur, mais aussi des avertissements sur ses limites. La leçon principale est que la vision est inutile sans la volonté d'agir.
Succès :
- Shell (années 1970) : A anticipé les chocs pétroliers, acquérant un avantage concurrentiel massif.
- Singapour : A utilisé la prospective pour bâtir une stratégie de sécurité alimentaire et hydrique de premier plan mondial.
Échecs :
- Préparation à la pandémie au Royaume-Uni : Une simulation de 2016, nommée Exercise Cygnus, a identifié avec précision les failles critiques dans la capacité du Royaume-Uni à gérer une pandémie. Pourtant, peu de ses recommandations ont été mises en œuvre avant l'arrivée de la COVID-19, un échec catastrophique de mise en application, et non de prospective.
- Nokia : Au milieu des années 2000, Nokia disposait d'informations détaillées sur la menace que représentait l'iPhone un an avant son lancement. Cependant, l'entreprise était paralysée par des luttes politiques internes et une incapacité à perturber son propre modèle économique à succès. Elle a perdu sa position dominante sur le marché en quelques années seulement.
L'avenir de la prospective : un impératif stratégique
Le voyage des prophéties ambiguës de Delphes à l'analyse pilotée par l'IA révèle une vérité constante : le besoin humain de se préparer à ce qui vient. Aujourd'hui, dans un monde défini par des crises interconnectées et un changement accéléré, la capacité à explorer systématiquement et à se préparer à de multiples futurs plausibles n'est plus un luxe, mais un impératif stratégique.
La valeur de la prospective ne réside pas dans la prédiction du "bon" futur. Elle réside dans la construction de la résilience nécessaire pour prospérer dans n'importe quel futur. Elle nous oblige à remettre en question nos postulats les plus profonds, à identifier nos angles morts et à développer l'agilité organisationnelle pour agir face à des vérités inconfortables. Alors que la prospective s'intègre dans tous les domaines, de la gestion des risques à la réglementation sur la divulgation climatique et à la gouvernance participative, elle passe d'une discipline spécialisée à une capacité collective — un moyen pour nous tous de devenir des architectes plus responsables de notre avenir commun.