“L’objectif, c’est 2 tonnes CO2eq”. Il est fort probable que vous entendiez parler de ce fameux 2 tonnes si vous vous intéressez au changement climatique et à l’empreinte carbone cible que vous devriez avoir dans un monde neutre en carbone.
Et si vous appreniez que l’objectif n’est pas de réduire à 2 tonnes ? Mais plutôt, comme écrit dans l’Accord de Paris, de limiter “l’élévation de la température moyenne de la planète nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels et en poursuivant l’action menée pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels” ? Se pose ainsi la question de comment faire pour y parvenir et prendre en compte la justice climatique.
Ce chiffre des 2 tonnes peut certes être utile pour parler d’ordre de grandeur à des non initiés. C’est en effet plutôt efficace de dire “en moyenne l’empreinte carbone d’un Français est de 10t CO2eq, on doit passer à 2“. Plus simple que de dire qu’on devrait viser 0 émission… ou plutôt “net zero“. Cet article explique d’où vient le chiffre des 2 tonnes, comment le calculer et souligne ses importantes limites.
D’où vient le chiffre 2 tonnes ?
C’est peut-être la première question à se poser : d’où vient le chiffre 2 tonnes ? Il ne fait aucun doute qu’en France il a été démocratisé par Jean-Marc Jancovici, Carbone 4, le Shift Project et quelques vulgarisatrices et vulgarisateurs climat. Mais quelle est la source primaire de ce chiffre ?
Il s’avère qu’on ne retrouve pas vraiment ce chiffre dans les rapports scientifiques, et que ce serait une valeur sortie du chapeau. Vous retrouverez plutôt une valeur qui s’en approche, ou une plage, comme “entre 1.6 et 2.8t CO2“. Voici une liste de sources non exhaustives où nous retrouvons ce fameux 2 tonnes (ou presque) :
- Dans la Stratégie Nationale Bas Carbone (SNBC2), nous retrouvons un calcul théorique pour une empreinte carbone brute avec un résultat entre 1.6t et 2.8t de CO2 à horizon 2100. Non seulement ce chiffre ne concerne visiblement que le CO2, à horizon 2100, mais il ne prend pas en compte les principes d’équité, de responsabilité commune mais différenciée et les capacités respectives comme la France s’y est engagée dans l’Accord de Paris.
- Ce chiffre n’a rien de scientifique et ne prétend pas l’être, c’est juste un objectif gouvernemental. C’est de plus un objectif pour les émissions territoriales, pas l’empreinte carbone.
- L’objectif n’est pas de limiter le réchauffement à +2°C mais bien en deçà. L’objectif de +2°C n’est pas compatible avec l’Accord de Paris !
Source : SNBC 2, page 53. Alors que ce graphique est dans la SNBC, il n’est pas très clair, on ne sait pas si l’objectif est exprimé en empreinte carbone, émissions territoriales, tout GES ou que CO2…
- Le rapport Maitriser l’empreinte carbone de la France du Haut Conseil pour le Climat qui fait une proposition de 2,3 t CO2eq par habitant pour 2050, avec un objectif de limiter le réchauffement climatique à +1.5°C. Une méthodologie où il y aurait au moins 8,8 milliards de tonnes capturées en 2050 dans le monde (nous y reviendrons), sans précision particulière sur l’équité.
- Le rapport Faire sa part de Carbone 4, où le chiffre 2 tonnes CO2eq est indiqué, pour “respecter l’Accord de Paris” mais sans justification chiffrée, citation d’études scientifiques ou rapports du GIEC (rappelons également que l’hypothèse “les gestes individuels ne comptent que pour 25%” s’avère erronée)
Source : Etude Faire sa part de Carbone 4
- Le rapport des Nations-Unies Emissions Gap Report qui évoque un chiffre de 2,1 t CO2 (pas CO2eq) pour limiter le réchauffement mondial à +1.5°C.. à horizon 2030 (!!!!), sans précision sur l’équité.
Source : UNEP Emissions Gap Report 2020
- Enfin, nous retrouvons le chiffre de 1.6t CO2 dans l’étude de O’Neill & al. 2018, à l’échelle mondiale. À l’aide d’indicateurs conçus pour mesurer un espace de développement “sûr et juste“, les chercheurs quantifient l’utilisation des ressources associée à la satisfaction des besoins humains fondamentaux et la comparent aux limites planétaires à échelle réduite pour plus de 150 nations.
La relation entre les émissions de CO2 (mises à l’échelle par rapport à la limite biophysique par habitant) et chacun des indicateurs sociaux. Source : A good life for all within planetary boundaries
Quelles sont les bonnes questions à se poser pour comprendre ce chiffre des 2 tonnes ?
A l’instar de la neutralité carbone, il est relativement difficile de s’y retrouver entre les différentes estimations de budget carbone annuel, 2 tonnes ou autres, parce que les hypothèses de départ ne sont généralement jamais les mêmes. Pour s’assurer de bien comprendre comment est calculé le chiffre, voici les différents critères à prendre en compte :
- Quelle trajectoire et quel objectif climatique : limiter le réchauffement à +1.5°C ou +2°C ? Rappelons que la différence entre les deux, c’est un tout autre monde, et qu’un monde à +2°C ne respecte pas l’Accord de Paris.
- Quel gaz à effet de serre (GES) ? Uniquement le CO2 ou tous les GES ?
- A quelle échéance ? 2050 ? 2070 ? 2100 ? Plus tard est l’objectif, plus il y a un risque de repousser l’action climatique…
- Quelle zone géographique : l’objectif de “2 tonnes” est national ? Européen ? Mondial ?
- Pour un citoyen, est-ce un chiffre en inventaire territorial ou en empreinte carbone ? Le pays a-t-il une trajectoire inscrite dans la loi ?
- Le chiffre des “2 tonnes” est-il en émissions nettes ou brutes (donc prend-il en compte les puits de carbone, voir les explications ci-dessous) ?
- Quelle hypothèse de population mondiale est prise ? Le résultat n’est pas le même à 7, 8 ou 10 milliards d’habitants sur la planète…
- Enfin, après l’objectif de neutralité carbone, que se passe-t-il ? Quel montant d’émissions négatives, signifiant un potentiel budget carbone individuel plus important… ?
Le plus important ici à retenir est que 2 tonnes… n’est pas vraiment un objectif légal pour qui que ce soit ! Le plus important est de savoir quelle trajectoire nous allons emprunter, tout en rappelant que chaque tonne de CO2 émise participe au réchauffement climatique et que ce dernier a d’ores et déjà des conséquences irréversibles.
6e rapport du GIEC, 3e volet, figure SPM.4 : émissions mondiales de GES des trajectoires socio-économiques (a) et résultats d’émissions projetés à partir d’évaluations de politiques à court terme pour 2030 (panneau b).
Comment obtenir ce chiffre des 2 tonnes ?
Compte tenu des éléments précédents, nous savons désormais quoi prendre en compte pour obtenir ce fameux “2 tonnes”. Rappelons avant tout qu’il est plus simple de donner une fourchette de possibilités plutôt qu’un chiffre exact, et si chiffre exact, il est plutôt à considérer comme un ordre de grandeur.
Pour illustrer ce chiffre, nous pouvons soit prendre un chiffre à l’échelle mondiale, soit prendre un chiffre national. Nous verrons plus tard que cela n’est pas aussi simple, mais pour le bien du calcul, nous pouvons prendre l’exemple de la France. Est-ce que l’objectif pour chaque Française et Français est d’avoir une empreinte carbone de 2 tonnes CO2eq ?
Si nous nous basons sur la SNBC2, nous avons pour objectif la neutralité carbone en 2050 (tout gaz à effet de serre et pas que le CO2). Pour obtenir un chiffre, il suffit de diviser la population en 2050 par les puits de carbone, et d’y ajouter les émissions importées pour obtenir l’empreinte carbone.
D’après L’INSEE, si les tendances démographiques récentes se poursuivaient, la France compterait 74,0 millions d’habitants en 2050. La SNBC prévoit de passer d’environ 422Mt à 80 Mt de CO2eq en 2050, soit 80 MT de CO2eq de puits de carbone pour atteindre la neutralité carbone.
Ainsi, en interprétant les chiffres à disposition, il est possible d’obtenir l’empreinte carbone cible par Français en 2050. Il suffit de faire 80/74 = 1,08 t CO2eq, à multiplier entre 1.4 et 1.7 pour obtenir l’empreinte carbone, et donc une empreinte carbone par Français en 2050 entre 1,51 et 1,84t CO2eq, donc plutôt proche des 2 tonnes.
Le calcul est exactement le même si vous souhaitez prendre un chiffre pour le monde (puits de carbone / population). Mais il existe de nombreux problèmes à une telle simplification.
Pourquoi ce chiffre des 2 tonnes pose problème pour la France ?
Si ce chiffre permet d’avoir un ordre de grandeur en tête des émissions moyennes qu’un Français causerait dans sa vie quotidienne dans une France qui tient l’objectif de la SNBC2, il existe plusieurs limites très importantes et indispensables à connaître lorsqu’on évoque un chiffre pour illustrer l’empreinte carbone cible.
1/ Un objectif de neutralité carbone irréaliste ?
Pour atteindre la neutralité carbone, il faut que les puits “compensent” les émissions. C’est très simple à comprendre, mais un peu plus difficile à rendre concret.
Premièrement, en France, nous sommes très en retard par rapport à nos objectifs climatiques. Si l’objectif est de baisser les émissions à 80 millions de tonnes CO2eq d’ici 2050, il est pour l’instant peu probable de le tenir compte tenu de la baisse actuelle. C’est ce que souligne chaque année le Haut Conseil pour le Climat dans son rapport annuel, qui précise que nous devrions observer une baisse des émissions deux à trois fois plus importante. Sur les neuf premiers mois de l’année 2022, les émissions ont seulement baissé de -0.3%, alors que nous devrions baisser d’au moins 5% par an.
N’oublions pas que les chiffres de la SNBC s’appuient sur l’inventaire CITEPA qui ne tient pas compte des importations. L’empreinte carbone française étant bien plus importante que les émissions territoriales, il serait plus juste de s’appuyer sur l’empreinte carbone.
2/ L’ambition très (trop élevée) des puits de carbone en France
La Stratégie Nationale Bas-Carbone prévoit de doubler les puits de carbone grâce aux contributions de la forêt, de l’agriculture et des technologies de captage et stockage géologique de CO2. Non seulement le niveau de 80 millions d’émissions paraît optimiste, mais il en est de même pour le niveau des puits de GES !
Figure 3 – Puits et émissions de gaz à effet de serre en France en 2050 selon le scénario de référence Source : SNBC2
En effet, l’état de nos forêts est particulièrement préoccupant. Dans le rapport annuel du Haut Conseil pour le Climat 2022, il est précisé que le changement climatique a d’ores et déjà des conséquences importantes, en particulier “sur les infrastructures, la production agricole, les écosystèmes (dépérissement des forêts)“. Il est aussi indiqué que “l’absorption de CO2 par les puits de carbone forestiers s’est fortement dégradée entre 2013 et 2019, pour ensuite augmenter légèrement entre 2019 et 2020“.
Concernant la capture et le stockage de carbone, nous sommes au même point que dans le reste du monde : les technologies ne sont pas matures et sont très loin du passage à l’échelle auquel les scénarios les présentent pour 2050. C’est pour cela qu’il est fort probable que l’empreinte carbone ne soit pas de 2 tonnes, mais bien en dessous…
3/ Le chiffre 2 tonnes ne prend pas en compte l’équité
Il est écrit dans l’Accord de Paris que les Etats ont une responsabilité commune mais différenciée et des capacités respectives. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que l’équité s’applique à tout l’Accord, et que c’est une contrainte légale. Certains pays sont plus responsables que d’autres du changement climatique, ont plus les capacités d’agir, et vont devoir faire plus. Bonne ou mauvaise nouvelle, c’est le cas de la France, 8e pays émetteur historique de CO2 et pays riche, qui a les moyens d’assurer sa transition écologique et d’aider d’autres pays.
Source : “Analyse : “La France ne représente que 1% des émissions de CO2”
Si nous prenons en compte que la trajectoire de baisse des émissions donne le budget carbone qu’il nous reste avant d’atteindre un réchauffement mondial de +1.5°C ou +2°C, nous savons d’ores et déjà que la France va devoir faire bien plus que ce qu’annonce la SNBC2. Il faudra dans un premier temps s’aligner sur l’ambition européenne (passer d’un objectif de -40% à -55% d’ici 2030), mais aussi et surtout prendre en compte l’équité si elle souhaite éviter les actions en justice.
En effet, décider d’une empreinte carbone cible par pays implique des questions d’équité entre les pays. Nous retrouvons les mêmes problématiques que pour les Pertes et Préjudices : qui va payer pour le changement climatique, qui va faire plus d’efforts, et comment ?
Que signifie faire sa part de l’effort (effort sharing) ?
La justice climatique souligne l’importance du fait que les pays riches reconnaissent leur responsabilité historique et agissent par conséquent plus que d’autres pays dans la lutte contre le réchauffement climatique. Il existe plusieurs modèles pour déterminer la part équitable (fair share) revenant à chaque pays . Ces modèles tiennent compte de principes tels que la responsabilité, la capacité et l’égalité pour traduire la réduction mondiale nécessaire au niveau national ou régional.
Si nous prenons un exemple avec le graphique ci-dessous, on observe à gauche en bleu la baisse nécessaire des émissions au niveau mondial, puis à droite la même baisse avec les parts équitables d’effort de chaque pays.
Atténuation requise au niveau mondial (zone bleue) répartie entre les pays en fonction de leur part de responsabilité et de capacité mondiales. L’exemple présenté ici, et il ne s’agit que d’un exemple, met en scène la trajectoire d’atténuation mondiale “Strong 2°C” et les paramètres “équité moyenne”. Source : https://climateequityreference.org/ Voir également FIG 6.28 AR5
Nous constatons ainsi que les Etats-Unis, plus grand émetteur historique, a le plus d’efforts à faire (et bien plus que dans sa stratégie officielle). En revanche, la part “juste” de réductions des émissions de l’Inde est par exemple bien moins importante que la part de l’Union Européenne. C’est important de le souligner pour les personnes qui adorent accuser l’Inde du réchauffement climatique, à l’instar d’intellectuels comme Eric Zemmour.
Quelle trajectoire pour la France ?
Si nous retrouvons facilement des objectifs de baisse d’émissions de GES au niveau mondial, c’est plus rare que ces analyses existent au niveau national, et c’est ce que propose le site 1.5ndc-pathways. Nous constatons ainsi que l’objectif national de la France est très éloigné d’une trajectoire d’émissions nationales compatible avec une hausse de 1,5°C.
Quel serait la trajectoire que la France devrait emprunter ? Elle devrait réduire ses émissions nationales de 62 % par rapport aux niveaux de 1990 pour atteindre des niveaux de 210 MtCO2e/an en 2030, hors UTCATF, ce qui laisse un écart d’ambition d’environ 120 MtCO2e/an en 2030.
Source : what is France’s pathway to limit global warming to 1.5°C
Dans la mesure où les budgets carbone sont déduits des trajectoires, “il est plus pertinent d’utiliser les trajectoires que les budgets qui ne sont pas vraiment utiles en soi pour discuter d’une transition. On ne peut pas réussir une transition commune si chacun utilise son budget indépendamment“, déclare Yann Robiou du Pont, chercheur en politiques publiques et justice climatique.
Au-delà des budgets, des dates butoirs et où nous en serons en 2050, c’est bel et bien ce que nous allons faire entre temps qui sera déterminant. Plus tard nous agissons, plus la pente sera rude. C’est ce qu’explique Stefan Rahmstorf avec une illustration simple : si vous ne réalisez pas de réductions dans les dix prochaines années, mais que vous maintenez les émissions constantes, et que vous réduisez ensuite linéairement, le résultat est que vous devez atteindre zéro dix ans plus tôt !
Source : Realclimate.org
L’objectif n’est pas d’être à 2 tonnes, mais de changer le système
Si le chiffre de 2 tonnes peut être efficace en termes de communication auprès d’un public non averti, il s’avère en réalité assez lointain de la réalité et de la complexité du chemin à parcourir pour atteindre la neutralité carbone. Malgré l’importance d’agir à l’échelle individuelle et d’avoir les ordres de grandeur en tête, la responsabilité du changement ne doit pas uniquement reposer sur les individus.
Les Etats, collectivités locales et entreprises doivent accompagner les citoyens et citoyennes dans cette transition, notamment grâce à des politiques de sobriété : « un ensemble de mesures et de pratiques quotidiennes qui évitent la demande en énergie, matériaux, sol et eau tout en offrant à chacun une vie décente dans les limites planétaires ». Seul un changement de système permettra d’atteindre la neutralité carbone.
Il faut retenir principalement deux points. Premièrement, 2 tonnes n’est qu’un chiffre pour 2050, un point sur la courbe d’une trajectoire. Nous devrions ainsi nous concentrer sur la trajectoire à prendre, que cela soit au niveau national ou mondial.
Deuxièmement, de par ses hypothèses irréalisables et sa non prise en compte de l’équité, le chiffre 2 tonnes n’est pas un objectif scientifique ou de l’Accord de Paris, et ne doit pas servir à justifier l’ambition de la SNBC, des objectifs du gouvernement ou de la contribution de la France. La France doit aller bien au-delà pour faire sa part et financer des réductions de GES plus importantes, notamment en aidant d’autres pays à ne pas reproduire les mêmes erreurs.
Il faut modifier nos modes de vie, notre façon de manger, de se déplacer, nos loisirs et notre rapport au temps. Nous ne le répéterons jamais assez : chaque tonne de CO2 émise participe au réchauffement climatique, et tout retard se fait au détriment des générations futures. La politique des petits gestes ne suffira jamais à respecter nos objectifs climatiques.
Pour aller plus loin
Merci à Yann Robiou du Pont pour sa relecture et les échanges passionnants