"KIntsugi" par Alonerone - 2018
« L’Art subtil de s’en foutre », « Les 48 lois du pouvoir », « Ikigai »… sont des livres qu’il est de bon ton de citer dans les réunions fiévreuses du secteur tertiaire et dont l’idée principale peut souvent se résumer en une phrase.
De ces ouvrages – toujours les mêmes – dont on reconnaît la tranche dans les décors des vidéos des coachs en développement personnel, certains laisseront une trace, tandis que d’autres se révèlent n’être que des gesticulations opportunistes.
Antifragile de Nassim Nicholas Taleb fait partie de la première catégorie. Il a laissé chez moi une trace indélébile, au point de s’ériger dans mon esprit comme un paradigme de référence face à l’inconnu ou à l’adversité.
L’avènement des LLM et des IA génératives suscite, pour beaucoup, moi y compris, un mélange d’excitation et de peur d’être remplacé.
Cette fameuse « antifragilité » nous donne-t-elle des clés pour faire face à ce collègue sublime et informe qui rôde dans notre dos, convoitant notre place : l’IA ?
C’est quoi l’antifragilité ?
L’antifragilité est un concept élaboré par Nassim Nicholas Taleb dans Antifragile: Things That Gain from Disorder (2012). Il désigne la propriété d’un système ou d’un individu à non seulement résister aux perturbations, mais à s’améliorer par leur intermédiaire. Contrairement à la résilience, qui implique un retour à l’état initial sans gain substantiel, et à la fragilité, qui conduit à la dégradation ou à la rupture, l’antifragilité exploite le désordre, les erreurs et les aléas comme sources de croissance. Ce cadre théorique s’inscrit dans une perspective systémique, où les chocs aléatoires deviennent des mécanismes d’évolution adaptative.
Cette idée résonne profondément avec la philosophie stoïcienne, qu’elle prolonge d’un cran décisif. Les stoïciens, comme Épictète ou Marc Aurèle, nous enseignent à ne pas gaspiller d’énergie sur ce qui échappe à notre contrôle comme le destin, les événements extérieurs. L’antifragilité, elle, va plus loin : elle invite à s’approprier ces forces incontrôlables, souvent périlleuses par nature, pour en faire un levier de transformation.
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Répondre à l’antifragilité des IA par l’antifragilité humaine
L’IA incarne intrinsèquement l’antifragilité : elle s’alimente de vastes ensembles de données, d’itérations répétées et de corrections d’erreurs en boucle fermée, s’améliorant continuellement. Ses fonctions cognitives se renforcent précisément grâce aux perturbations qu’elle absorbe, comme l’illustre la métaphore de Taleb : « Le vent éteint une bougie, mais attise un feu. » L’IA ne subit pas le chaos ; elle s’en corrige et en tire une robustesse accrue. Face à son évolution, adopter une posture antifragile représente une nécessité stratégique, qui pourrait se résumer en une phrase :
« Mon travail, mon entreprise, ma pratique va-t-elle profiter de l’évolution grandissante des IA ou en faire les frais ? »
I. L’antifragilité dans la vie quotidienne
Durant mes années d’études à Strasbourg, j’avais l’habitude de rendre visite à des amis à l’autre bout de la ville et – jeunesse oblige – de rentrer assez tard de ces visites. Je me souviens que les trajets du retour, à l’heure où il n’y avait plus de transports en commun, étaient d’une pénibilité sans nom, au point de me faire questionner l’intérêt même d’aller voir mes amis, voire d’avoir des amis ! :)
Puis, j’ai découvert le graffiti, et cela a tout changé : chaque déplacement est devenu une opportunité de repérer des sites potentiels pour poser mes prochaines œuvres, transformant la monotonie urbaine du retour en un rituel créatif et anticipatoire. J’avais adopté, sans le savoir, une posture antifragile : plus j’avais de longs trajets, plus j’avais de chances de trouver de nouveaux lieux pour perpétuer ma pratique. :)
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D’ailleurs, nous développons tous, sans le savoir, des comportements antifragiles au quotidien. Ces retraités qui se découvrent une passion pour la photographie au moment précis où ils réalisent que leur conjoint(e) va les emmener tous les week-ends en randonnée à la campagne n’ont-ils pas instinctivement décidé de tourner la situation à leur avantage, en saisissant chaque sortie comme une occasion de perfectionner leur pratique et de capturer des spécimens rares ?
Nous allons voir que certaines personnes ont érigé cette posture en art de vivre, ce qui les a poussées à accomplir de grandes choses.
II. L’antifragilité dans la création : des figures inspirantes
Simone Giertz : les « shitty robots » comme célébration de l’échec
Issue d’un milieu familial marqué par l’excellence, descendante de Lars Magnus Ericsson, fondateur de la société éponyme, et fille d’une autrice médiatique et d’un producteur de télévision, Simone Giertz a grandi sous le poids d’attentes démesurées. Hantée par la peur de l’échec ou d’apparaître « stupide », elle a abandonné précocement des études en physique et en ingénierie, incapable de supporter la pression du perfectionnisme académique. Plutôt que de s’enfermer dans cette angoisse, elle a choisi une voie radicalement libératrice : la création de « shitty robots ».
Ces machines, conçues pour des tâches banales, un réveil qui vous gifle, un robot serveur de petit-déjeuner défaillant , sont délibérément inefficaces, chaotiques, voire absurdes. « J’ai trouvé que les robots qui échouent étaient hilarants. C’était aussi une façon de m’extraire de l’anxiété de la performance et de la perfection. Parce que si l’on vise l’échec dès le départ, cela offre une immense liberté créative », confie-t-elle. En embrassant l’erreur comme principe fondamental, Giertz désamorce la rigidité du jugement et ouvre la porte à une expérimentation pure, transformant ses vulnérabilités en source d’innovation et de joie. Plus ses robots dysfonctionnaient, plus ils généraient un contenu original pour ses vidéos. Elle avait ainsi déconnecté leur existence de leur fonctionnalité productiviste, se rendant antifragile aux attentes.
Joseph Ponthus : poésie brute née de l’usine
Agrégé de lettres et ancien éducateur, Joseph Ponthus s’est retrouvé, par choix et par nécessité, plongé dans l’univers impitoyable de l’intérim industriel en Bretagne. Poissonneries nauséabondes, abattoirs implacables, conserveries où le temps s’étire en une répétition aliénante : cet environnement, où l’humain semble perdre toute humanité au profit d’une mécanique épuisante et absurde, aurait pu le briser. Pourtant, Ponthus s’y est immergé pleinement, en tirant de cette expérience À la ligne. Feuillets d’usine (2019), un recueil de poésie brute, rythmée comme les chaînes de montage, incantatoire dans sa crudité.
L’épuisement physique et moral n’est pas surmonté par une résilience passive, mais transmuté en énergie littéraire, absorbant la laideur du réel pour en extraire une beauté rare, sans fard ni embellissement. « Je voulais faire un livre sur l’usine, mais c’est l’usine qui m’a écrit », résume-t-il. Ce n’est pas une simple survie : c’est une force forgée dans l’adversité, où le chaos industriel devient le moteur d’une œuvre intemporelle. L’antifragilité de Ponthus opère comme une alchimie radicale, transformant ce qui aurait pu être une source de fragilité en une signature créative durable, ancrée dans le réel le plus dur.
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III. Aller au-delà de la résilience
Nous voyons tous ce que serait un comportement fragile face à l'IA : se mettre en concurrence avec elle pour ce qu'elle sait faire de mieux : Les tâches de rédaction de contenu, la création de visuels, le classement, l'opérationnel, les opérations logiques ...
Un comportement résilient consisterait à miser sur ce que l’IA ne peut pas faire par nature : l’incarnation physique, le ressenti, le lien émotionnel. Pour le reste, même si les capacités de l’IA (génération de contenu, traitement de données, synthèse, etc.) restent imparfaites, il faut reconnaître qu’elles ne cesseront de s’améliorer. La génération de vidéos n’est pas parfaite ? Elle ne reviendra jamais en arrière et continuera de progresser.
Il serait donc judicieux de réfléchir en fonction de la nature des choses, et non de leur exécution à un instant T. On observe ainsi, au sein des mêmes champs professionnels, des divisions entre ce qui peut survivre à l’IA et ce qui ne le peut pas. Par exemple, on a souvent valorisé la photographie créative face à la photographie de mariage. Or, la photographie créative, qui vise à stimuler l’imaginaire, est un domaine où l’IA générative excelle, car elle peut « imaginer des trucs ». En revanche, la photographie de mariage, qui témoigne d’un moment réel, échappe à la portée de l’IA, tout comme le travail des reporters photo, ancré dans la capture du réel. Ces derniers sont donc antifragiles à la montée des IA génératives.
Si je terminais des études de graphisme, par exemple, il y a de fortes chances que je m’oriente vers la pratique du lettrage à l’ancienne sur les devantures de boutiques, plutôt que de me cantonner au digital, où je serais exposé à la concurrence déloyale de l’IA. En principe, cet îlot restera préservé, bien que la démocratisation des robots et de la réalité augmentée risque de changer la donne en sortant les algorithmes de cette « noosphère » numérique.
La résilience se base sur ce que l’IA ne sait pas faire, tandis que l’antifragilité se fonde sur ses conséquences et ses effets secondaires. Ignorer cette distinction, c’est risquer de devenir un maillon faible dans une chaîne de valeur que l’IA peut facilement reconfigurer.
On pourrait être tenté de se dire : « Je n’ai qu’à utiliser l’IA moi-même dans ma pratique. » Ce réflexe productiviste est naturel, mais ne durera qu’un temps, car l’IA commoditise et remplace. On cite souvent la « destruction créatrice », une théorie de Joseph Schumpeter selon laquelle l’innovation technologique détruit des emplois, des secteurs, des compétences, tout en en créant de nouveaux. Cependant, cette dynamique profite rarement aux types de métiers qu’elle remplace. À la révolution industrielle, l’introduction des machines-outils a d’abord assisté les ouvriers, mais rapidement, ces machines ont évolué vers des robots autonomes, rendant obsolètes les métiers qu’elles étaient censées faciliter. Les postes d’ouvriers ont été remplacés par des postes d’ingénieurs et d’opérateurs, sans offrir de nouvelles opportunités aux ouvriers, grands oubliés de cette révolution.
Se contenter d’utiliser l’IA n’est donc pas véritablement un positionnement antifragile, mais plutôt une fuite en avant provisoire. Il est plus judicieux de se positionner en fonction de la nature profonde de l’IA, de ses conséquences sur le monde et les gens.
Vendre des pelles pendant la ruée vers l’or
Pour comprendre comment adopter une posture antifragile face à l’IA, la métaphore de la ruée vers l’or est éclairante. Pendant la ruée, ceux qui ont fait fortune ne sont pas toujours les chercheurs d’or, mais souvent ceux qui vendaient les outils nécessaires : pelles, pioches, tentes. Plus le nombre de prospecteurs augmentait, plus la demande en équipements croissait, et plus les marchands de pelles prospéraient.
Transposé à l’ère de l’IA, ce principe signifie se positionner en amont ou en parallèle de la tendance, plutôt qu’en concurrence directe. Par exemple, Nvidia ne crée pas de contenu IA, mais fournit les infrastructures (GPU) qui la propulsent. Plus l’IA se développe, plus la demande en puissance de calcul explose, et plus Nvidia s’enrichit. Ces chocs comme les besoins croissants en ressources, ou la complexité algorithmique transforment Nvidia en pivot indispensable, s’enrichissant symétriquement de l’expansion de l’IA. Cette logique transversale permet de tirer parti de la croissance de l’IA sans risquer d’être remplacé par elle.
Accompagner les comportements existants, corriger les erreurs, commenter les phénomènes que l’IA fait naître me semble être une piste de réflexion pertinente pour être antifragile face à elle.
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V. Rôles antifragiles dans l’écosystème tech : illustrations concrètes
Celui qui se base sur les dangers de l’IA : le Gardien
Comme toute technologie, plus l’IA s’intégrera dans la société, plus elle aura des effets secondaires négatifs sur la population et son mode de vie. Certains militent pour une pause dans le développement de l’IA, comme « Pause AI » ; d’autres, plus radicaux, sont des militants « anti-IA » à travers pétitions et campagnes publiques. Leur antifragilité réside dans l’exploitation des scandales éthiques générés par l’IA, qui renforcent leur légitimité et attirent des soutiens.
Celui qui se base sur la constitution des jeux de données : le Jardinier
Refik Anadol utilise l’IA pour créer des installations numériques à partir de datasets chaotiques. Les erreurs algorithmiques deviennent un engrais pour des œuvres évolutives, prospérant avec l’expansion de l’IA. Son antifragilité réside dans le fait que plus les datasets sont grands et variés, plus il dispose de matériel pour enrichir ses installations artistiques.
Celui qui relaie l’info : le Curateur
Nous voyons émerger des newsletters ou des comptes sur les réseaux sociaux, comme IA Breakfast ou NinonIA sur Instagram, qui se spécialisent dans le relais des actualités sur les effets de l’IA, parfois accompagnées de « trucs et astuces » pour leur utilisation. Leur antifragilité réside dans le fait que l’IA évolue à une vitesse fulgurante, rendant difficile pour le grand public de rester informé. Plus l’IA gagne du terrain, plus leur rôle de curateurs devient essentiel.
Celui qui se moque de l’IA : le Bouffon
Des créateurs satiriques, comme ceux du compte Shitty Future sur X ou du groupe Cursed AI (1,2 million de fans), utilisent l’IA comme matière première pour des moqueries acerbes. Hallucinations, créations « maudites » ou abominations visuelles : tout est bon pour railler l’IA. Leur antifragilité repose sur le fait que plus les IA se multiplient et progressent, plus elles génèrent des anomalies propices aux railleries.
Celui qui répare les dégâts de l’IA : le Mécanicien
Spécialisés dans la détection de biais, ces experts exploitent les dysfonctionnements éthiques inévitables de l’IA pour accroître leur expertise et leurs interventions. On voit également fleurir des agences spécialisées dans le fait de rendre un projet « vibe codé » ou un MVP exploitable en production. Leur antifragilité réside dans le fait que plus les IA occupent de place, plus il devient nécessaire de les corriger et de les adapter aux besoins du monde réel.
Celui qui interface l’IA : le Serveur
L’IA a besoin d’être interfacée, mise en interaction avec notre quotidien. Il y a de fortes chances que les moyens d’input et d’output de demain ne se limitent pas aux smartphones. On peut penser à la réalité augmentée, qui superposera l’IA à notre vision, notamment via des lunettes intelligentes, ou encore à des implants qui viendront nourrir ou récupérer les données des IA. Leur antifragilité réside dans le fait que plus l’IA progressera, plus le besoin de la rendre accessible au plus près de l’humain deviendra crucial.
Celui qui enseigne l’IA : le Professeur
Ces experts conçoivent des workflows pour intégrer l’IA à des besoins spécifiques et transmettent la science derrière la rédaction des prompts. Les IA étant des boîtes noires sans documentation, le savoir empirique a une immense valeur. Chaque mise à jour algorithmique crée un besoin renouvelé, transformant les frustrations en opportunités récurrentes, ce qui les rend antifragiles.
Celui qui fournit les outils physiques : le Vendeur de pelles
Plutôt que de produire du contenu IA, Nvidia fournit les infrastructures nécessaires (GPU). Plus l’IA consomme de ressources, plus leur rôle s’accroît, comme les marchands de pelles pendant la ruée vers l’or : une logique transversale où la demande croît avec le nombre de prospecteurs.
Celui qui fait ce que les autres ne font pas : le Ninja
À chaque mise à jour des IA grand public (ChatGPT, Gemini, Mistral, Grok), des fonctions intégrées mettent en péril ou ridiculisent le modèle économique de nombreuses startups. Par exemple, les applications de « virtual try-on », permettant d’essayer virtuellement des vêtements, ont été rapidement intégrées nativement par Gemini dans Nano Banana, quelques mois après l’émergence d’acteurs indépendants. Mais ceux qui se positionnent sur des niches si spécifiques que les grands acteurs, dans leur course à l’adoption grand public , ne s’y aventureraient pas, peuvent à la fois profiter des avancées technologiques et jouir d’un espace sécurisé.
Celui qui régule l’IA : le Législateur
Les juristes spécialisés dans l’IA, la protection des données et le droit d’auteur façonnent le cadre légal qui encadre l’expansion fulgurante de l’intelligence artificielle. À mesure que l’IA s’intègre dans tous les aspects de la société, elle soulève des questions éthiques, des conflits de propriété intellectuelle et des préoccupations liées à la vie privée.L’antifragilité des juristes spécialisés réside dans le fait que plus l’IA génère de complexités juridiques, plus leur rôle devient indispensable, transformant chaque scandale ou ambiguïté en une opportunité de clarifier et de structurer le paysage légal.
VI. Conclusion : Vers une symbiose antifragile avec l’IA
Bien sûr, certains construiront avec l’IA et prospéreront, intégrant ses capacités dans leurs entreprises et leurs pratiques avec agilité. Cependant, adopter une posture antifragile, c’est aller au-delà de l’utilisation opportuniste de l’IA : c’est transformer ses disruptions, ses ambiguïtés et même ses échecs en leviers de croissance personnelle et collective. Ce paradigme, inspiré par Nassim Nicholas Taleb, offre une boussole pour naviguer dans un monde où l’IA redessine les contours du travail, de la créativité et des relations humaines. Il ne s’agit pas d’être défaitiste face à son adoption, mais de l’apprivoiser stratégiquement, en se positionnant non pas en concurrent, mais en partenaire du chaos qu’elle engendre.
Dans un monde en mutation rapide, l’antifragilité nous invite à embrasser l’incertitude, à transformer les chocs en tremplins et à bâtir un avenir où l’IA amplifie notre créativité et notre résilience, plutôt que de les menacer. À nous de saisir cette chance, non pas en spectateurs passifs, mais en acteurs audacieux d’une révolution qui ne demande qu’à être sculptée.