Portrait officiel de Donald Trump 2025 version "I AM BACK"
Julien Devaureix
Making sense of the challenges of our time : Podcast host @sismique | Published Author | Speaker
Ceci est la transcription d'un épisode du podcast Sismique Si vous préférez la version audio c'est donc ici : La nouvelle ère de la puissance brutale | #PAUSE
Il faut qu'on parle d'un changement fondamental de paradigme qui est train de se dérouler à une vitesse folle. Les règles du jeu géopolitique, politique et culturel sont en train d’être mises à jour sous nos yeux, ou plutôt on prend à nouveau conscience de la véritable nature de ces règles après quelques années peut-être d’illusion.
On vit la fin d'une parenthèse historique dans laquelle l'éthique, le droit, les accords et les institutions internationales semblaient jouer un rôle central, une période durant laquelle on se donnait au moins la peine de cacher la réalité de certains rapports de force sous un vernis de justice ou de moralité et où parfois on se donnait même vraiment la peine d’être éthique.
Une période où l’on ambitionnait une meilleure considération du droit des plus faibles, au moins dans certaines zones du monde, et où l’on pouvait se dire que les aspirations de justice sociales, de justice internationale, de prise en compte des enjeux liés à l’environnement, aux droits humains, à la protection des minorités, progressaient.
Cette parenthèse est en train de se refermer, au moins pour quelques temps.
Bienvenue dans une nouvelle ère, celle de la puissance décomplexée, de la brutalité assumée.
Trump, le président élu de la première puissance mondiale, n'exclut pas d'envahir un autre pays. Il parle de s’approprier le Groenland, de récupérer la canal de Panama qui selon lui n’aurait jamais dû être cédé par le président Carter, et même de transformer le Canada en un simple état des USA. Le pays qui se présente depuis des décennies comme le phare du monde libre qui depuis la seconde guerre mondiale établit de fait les règles du droit international et s’en porte garant, qui se voulait être le gendarme du monde, est en train de basculer, et ça change pas mal de choses.
Vous me direz, si l’on est critique et un brin lucide, les USA n’ont jamais vraiment été des modèles de vertu.
Ils ne sont pas signataires de nombreux accords internationaux, ont renversé secrètement plusieurs régimes démocratiquement élus, imposent leur loi partout dans le monde, et depuis l’invasion de l’Irak n’ont à peu près que faire des décisions de l’ONU, sauf si ça les arrange.
Mais quoi qu’on en dise, on ne se donnait pas la peine de justifier une intervention illégale par la morale. L’intervention en Irak était par exemple présentée comme une mission de libération comme une lutte du bien contre le mal.
Aujourd’hui on s’embarrasse plus de faux-semblants. Trump parle crûment d'intérêts stratégiques américains. Fini le vernis moral, point de soucis de justice ou de légalité.
Le message est limpide : 'nous n'avons que faire de vos règles, de vos institutions, de votre éthique, la seule chose qui compte c'est la force brute.' 'Si nous voulons prendre possession du Panama et du Groenland, nous pouvons le faire, soyez-en sûrs.' 'Si nous lâchons l'Europe, après avoir tout fait pour la rendre dépendante à notre parapluie défensif, nous pouvons le faire, et nous le ferons si vous ne payez pas.'
Et Trump évidemment n'est pas seul parmi les dirigeants actuels.
Netanyahu écrase Gaza, bombarde le Liban, s’empare de territoires syriens, sans égard pour le droit international.
Poutine qui envahit l'Ukraine.
Xi Jinping étend son emprise en mer de Chine.
Le nouveau jeu géopolitique n’a que faire des règles établies.
Et cette logique de puissance brute ne se limite plus aux États.
Elon Musk, l'homme le plus riche du monde, manipule l'information mondiale à travers son réseau social X, tout en se présentant comme le grand défenseur de la liberté d’expression.
Zuckerberg semble lui emboîter le pas (On va y revenir).
Face à ces acteurs qui ne cachent plus leur mépris du droit et de la morale, et qui précisément se réclament de la liberté, liberté de tout faire, de tout dire, et en creux d’exprimer leur propre puissance si bon leur semble, face à eux s'offusquer ne sert à rien.
Il est temps de comprendre ce qui se joue vraiment et c'est ce que je vous propose de faire, du moins de mon point de vue.
Ça vaut ce que ça vaut, ce sont des pistes de réflexion, et comme toujours, vous n’êtes pas obligés d’être d’accord, je ne détiens pas la vérité.
Prenons du recul.
Cette tension entre puissance et morale n'est pas nouvelle. D'autres bien avant nous ont analysé ce rapport de force. Et leurs leçons sont toujours d’actualité.
LES LEÇONS DE L'HISTOIRE
Pour comprendre ce qui se passe aujourd'hui, il faut d'abord admettre une vérité dérangeante pour certains : la force a toujours été le moteur de l'histoire. Le reste - le droit, la morale, les institutions - n'est souvent qu'une façade ou alors des annexes.
Et on peut citer ici Pascal qui l’avait bien compris : 'La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique.'
Prenons l'ONU : sans le soutien des grandes puissances, ses résolutions restent lettre morte. Et ça vaut évidemment pour l’ensemble du droit international. Il ne vaut que si une force est prête à le faire respecter.
C’est bien sûr aussi vrai au niveau d’un état, une loi sans décret d’application et sans force physique pour la faire respecter, ou au moins la possibilité de faire appel à la force si besoin, ça ne tient pas longtemps.
Au Ve siècle avant notre ère, Thucydide met en scène un dialogue afin d’illustrer ce qui pour lui est une réalité qui traverse l’histoire.
La scène se déroule sur l'île de Mélos, une petite cité qui veut rester neutre dans la guerre entre Athènes et Sparte. Les Athéniens, puissance dominante de l'époque, viennent leur poser un ultimatum : soumettez-vous ou disparaissez. Ce qui rend ce dialogue si glaçant, c'est sa franchise absolue. Les Méliens tentent d'invoquer la justice, le droit, la morale. Ils parlent de leur neutralité, de leur droit à l'indépendance, des dieux qui punissent l'injustice. La réponse des Athéniens est on ne peut plus claire :
Ils expliquent aux Méliens que la justice n'existe qu'entre égaux. Entre inégaux, c'est le plus fort qui dicte sa loi. Et ils concluent par cette phrase : “Vous le savez comme nous : dans le monde tel qu'il est, le droit n'est qu'une question entre égaux en puissance, tandis que les forts font ce qu'ils peuvent et que les faibles subissent ce qu'ils doivent.'
Ce dialogue n'est pas qu'une page d'histoire antique. Il éclaire de façon intéressante notre époque.
Quand Trump n’exclut pas d'annexer le Groenland, quand Poutine envahit l'Ukraine, l'Azerbaïdjan le Haut-Karabagh arménien, quand n’importe quel état en fait s’impose par la force de son armée, ils ne font que rejouer ce dialogue millénaire.
La seule différence par rapport à il y a quelques années (et c’est pour ça que nous feignons l’étonnement) ? Comme les Athéniens face aux Méliens, ils ne prennent même plus la peine de se justifier moralement.
Pour l’anecdote, les Méliens qui n’étaient pas d’accord avec cette philosophie athénienne, refusèrent de se soumettre. Athènes rasa leur cité, tua tous les hommes et vendit les femmes et les enfants comme esclaves.
Une leçon que l'Ukraine d'aujourd'hui comprend douloureusement : face à une puissance qui ne reconnaît que la force, les appels à la morale et au droit international ne suffisent pas.
Et pourtant cette déclaration de Trump nous choque. Et pourtant l’invasion de l’Ukraine nous insurge. Comment peut-on ne pas respecter l’ordre immuable, ne pas respecter la frontière d’un État souverain ? Il me semble que nous avons la mémoire très courte et nous faisons preuve d’une grande naïveté dont il va vite falloir nous défaire.
Ce week-end je regardais avec ma fille aînée un atlas historique.
Ce qui saute aux yeux évidemment c’est que les frontières sont mouvantes. Les empires naissent en conquérant des territoires et meurent en se faisant conquérir. C’est en fait ça l’Histoire. La carte de la plupart des pays n’a cessé d’évoluer et la plupart des nations sont très récentes dans leur configuration actuelle. Il a fallu des millions de morts et beaucoup de bonne volonté entre États pour renoncer à la guerre et accepter enfin de figer la carte de l’Europe. Mais ça n’a que quelques décennies, et encore, la chute du mur, la fin de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, tout ça est tellement récent.
Et c’est évidemment partout pareil. Les frontières bougent. Il est bon de rappeler que les européens si moralistes aujourd’hui ont envahi le monde entier et dessiné directement ou indirectement presque la totalité des frontières du monde actuel, le plus souvent de manière arbitraire d’ailleurs, ce qui continue d’être à l’origine de tensions à peu près partout.
La PAX Americana.
Si nous avons vécu depuis peu dans l’illusion que le droit pouvait primer sur la force c’est que nous sommes depuis la fin de la seconde guerre mondiale et en particulier depuis la chute de l’URSS dans une période que l’on peut définir comme la PAX Americana. C'est-à-dire un ordre mondial dominé par les Etats-Unis, dont les contours et le maintien sont définis et assurés par eux.
Dans l'histoire de l’ordre international, toute période de paix relative a toujours reposé sur l’existence d’une puissance dominante. La Pax Romana autour de la Méditerranée, la Pax Britannica, et aujourd’hui donc la Pax Americana... À chaque fois, c'est la force d'un empire qui garantit la stabilité du système.
Pour rappel j’avais diffusé un épisode sur la principes de la puissance tel que compris par Ray Dalio, je vous y renvoie pour aller plus loin mais je vous en rappelle ici les grandes lignes. Selon Dalio, la puissance d'une nation repose sur 8 facteurs principaux qui forment un cycle vertueux : l'éducation et le capital humain, qui nourrissent l'innovation ; la force technologique et commerciale, qui assure la prospérité ; la puissance militaire et financière, qui permet de projeter sa force ; et enfin l'influence culturelle et la résilience institutionnelle, qui garantissent la durée. Ces facteurs forment un cycle vertueux : l'éducation stimule l'innovation, qui renforce la compétitivité, qui génère la puissance financière, qui permet d'investir dans l'éducation et la défense... C'est ce cycle que les États-Unis ont parfaitement maîtrisé pendant des décennies et on peut même arguer que jamais une seule nation n’a été aussi puissante, hormis peut-être l’empire britannique à son apogée, mais je laisse ce débat aux spécialistes.
LES NOUVEAUX OUTILS DE LA PUISSANCE
La puissance américaine repose sur un arsenal d'outils sans équivalent dans l'histoire, qui lui permet d'exercer son influence de multiples façons et c’est intéressant de les avoir en tête parce qu’on en retrouve les différents aspects dans presque tous les enjeux géopolitiques.
Premier pilier : le dollar.
La monnaie américaine reste l'instrument de puissance le plus efficace. Le dollar représente environ 60% des réserves mondiales de change et domine les transactions internationales. Cette 'diplomatie du dollar' permet aux États-Unis d'étrangler économiquement n'importe quel adversaire en le coupant du système SWIFT ou en gelant ses avoirs. L'Iran, la Russie ou le Venezuela en ont fait l'expérience. Même la Chine, malgré sa puissance, reste vulnérable à cette arme financière. Et surtout détenir la principale monnaie d’échange et la seule monnaie qui permet encore d’acheter du pétrole, permet aux USA de s’endetter à peu près comme ils le veulent, contrairement aux autres pays pour qui l’endettement représente un risque majeur à terme.
Deuxième pilier : la tech.
Les États-Unis dominent l'économie numérique mondiale. Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft... Ces géants contrôlent nos données, nos communications, nos achats, nos opinions et bientôt, via l'IA, une part croissante de notre vie quotidienne. Quand les États-Unis veulent affaiblir un concurrent comme Huawei, ils n'ont qu'à lui couper l'accès aux semi-conducteurs avancés ou au système Android. Même si pour le coup les chinois ont les reins solides, c’est une arme non négligeable
Troisième pilier : la force militaire classique.
Avec un budget de défense annuel de plus d’environ 900 milliards de dollars, supérieur à celui des dix pays suivants combinés, l'Amérique maintient une supériorité militaire écrasante. Sa marine contrôle les océans, ses 800 bases à l'étranger lui permettent de projeter sa force partout, et son arsenal nucléaire reste le plus sophistiqué.
Quatrième pilier : le soft power.
Hollywood, Netflix, la musique pop, les réseaux sociaux, les universités d'élite... La culture américaine continue de façonner les imaginaires dans le monde entier et l’anglais est de fait la langue internationale.
Cinquième pilier : l'innovation.
Les États-Unis restent leaders dans la plupart des technologies d'avenir : IA, biotechnologies, spatial, quantique... Silicon Valley attire toujours les meilleurs talents mondiaux. Cette avance technologique nourrit tant leur puissance économique que militaire.
Sixième pilier : les alliances.
Malgré les tensions, les États-Unis maintiennent le plus vaste réseau d'alliances de l'histoire : OTAN, accords bilatéraux en Asie, Five Eyes pour le renseignement... Ces alliances démultiplient leur influence et contraignent leurs rivaux.
On peut aussi parler de l'extraterritorialité du droit américain qui étend le code américain au monde entier. C’est pour ça que l’on doit signer un papier partout dans le monde quand on ouvre un compte en banque pour préciser que l’on n’est pas citoyen etat-uniens par exemple. Mais surtout c’est un outil de pression immense sur l’ensemble des entreprises de la planète ou presque.
L’Amérique continue donc de dominer. Rien de nouveau donc à priori.
Et pourtant, Trump s’est fait élire deux fois sur un slogan “make america great again”. Refaire de l'Amérique un grand pays. Sous entendu, “nous avons décliné, il faut nous reprendre. Nous nous sommes laissés aller, nous avons été faibles, nous devons redevenir forts. “ LA PSYCHOLOGIE DU POUVOIR
Pour comprendre ce désir de force sans contrainte que symbolise de plus en plus de personnalités clés sur la scène mondiale, il faut qu’on s’attarde sur cette idée de déclin, sur cette peur de la faiblesse. Ça me semble essentiel et ça dépasse la géopolitique comme on va le voir.
Pourquoi ce retour de la force brute ?
On va d’abord poursuivre avec la dimension géopolitique.
Dans les années 90 les USA ont gagné la guerre froide. L’URSS n’existe plus, il n’y a plus qu’une seule superpuissance. C’est la fin de l’histoire selon Francis Fukyama. Il n’y a plus aucune menace. La Pax americana.
La force américaine est si écrasante qu'elle peut se permettre de s'habiller de principes moraux et juridiques et toujours du même titre auto-attribué de “leader du monde libre”. Évidemment tout le monde n’est pas dupe et des personnalités comme Noam Chomsky pour ne citer que lui dénoncent l’hypocrisie du discours étasunien qui ne voudrait que le bien du monde. Mais soit, l’empire est bien en place et le monde est stable, même aux marges, ça bouillonne déjà.
Et puis les années 2000 ouvrent un nouveau cycle : Les USA se perdent dans des guerres sans fin suite au 11 septembre, et surtout la Chine connaît une croissance économique fulgurante et parvient à se développer en étant suffisamment habile pour ne pas totalement dépendre des règles américaines, au moins chez elle.
L’amérique maintient sa puissance malgré les crises, continue comme on l’a vu de dominer, mais elle doute, parce qu’elle est très endettée, parce qu’elle craint le rival chinois, parce qu’elle n’est plus autant respectée et aussi parce que nombre de ses citoyens se sentent lésés. Le rêve américain est cassé, la misère sociale augmente, les inégalités aussi et un sentiment de déclin se propage, alimenté par les réseaux sociaux et les chaînes d’info en continue. L’inquiétude de beaucoup de citoyens augmente, la défiance envers l’establishment, envers les médias, les scientifiques, les étrangers augmente et arrive Trump avec America First 'L'Amérique d'abord, peu importe le prix.'
Et cette peur du déclassement, cette rage des puissants ou dans les anciens dominants qui se sentent menacés, on la retrouve partout.
La Russie de Poutine est hantée par l'obsession de l'encerclement, par la nostalgie de sa grandeur perdue. Son invasion de l'Ukraine traduit ce mélange de peur et de revanche et aussi cette méfiance envers l’occident qu’il juge impérialiste.
La Chine, elle, n'a jamais digéré ce qu'elle appelle son 'siècle d'humiliation' comme le montre l’extrait du discours de Xi Jinping. Sa montée en puissance s'accompagne d'un nationalisme décomplexé qui inquiète ses voisins.
La volonté actuelle du gouvernement israelien d’écraser toute menace potentielle provient du même type de substrat : la peur de disparaître, de devenir insignifiant d’être un perdant de l’histoire pour paraphraser le discours binaire de Trump. Il y a les losers, les faibles qui se cachent derrière la loi, l’éthique, le droit, et les winners qui prennent ce qui leur revient. “The winner takes it all”, comme une mauvaise interprétation de la puissance selon Nietzsche
Cette mécanique dépasse largement le cadre des États et il faut en dire deux mots.
On peut constater qu’en ce moment partout, les dominants historiques, face à la peur de perdre leurs privilèges, réagissent par une affirmation brutale de leur pouvoir.
Les mouvements féministes provoquent un retour de flamme masculiniste.
L'anti-racisme suscite la montée du suprémacisme blanc.
Les avancées des minorités déclenchent un réflexe identitaire violent des majorités. Partout c'est la même chose : la majorité, qui détient encore le pouvoir, l'utilise brutalement par peur de le perdre et elle ne tolère plus les revendications de minorités. Le retour de baton est violent et assez soudain.
Les déclarations récentes de Zuckerberg chez Joe Rogan, le podcaster phare outre-Atlantique qui a contribué à faire élire Trump sont révélatrices :
« Je pense que l'énergie masculine est une bonne chose. La société en regorge, mais je pense que la culture d'entreprise essaie vraiment de s'en éloigner. Toutes ces formes d'énergie sont bonnes, et je pense qu'une culture qui célèbre un peu plus l'agressivité a ses propres mérites, qui sont vraiment positifs ».
Après avoir annoncé qu’il arrêtait le fact checking sous prétexte de souscrire à la liberté d’expression façon Twitter/x, il explique qu’il met fin aux politiques d’inclusion de Méta. Fini donc toutes ces limitations éthiques, morales, on labélisées comme “woke” si on lit entre les lignes.
Zuckerberg suit les traces de Peter Thiel, de Rogan, de Trump, des masculinistes, et bien-sûr de Musk.
Musk qui répond par Tweet à Justin Trudeau, premier ministre canadien démissionnaire tentant d’expliquer que le Canada n’est pas à vendre : "Girl, you're not the governor of Canada anymore, so it doesn't matter what you say.” « Ma fille, tu n'es plus gouverneur du Canada, alors ce que tu dis n'a pas d'importance.”
Musk donc qui méprise, qui troll, qui fait de l’ingérence partout où il peut, notamment en Europe en soutenant ouvertement les partis d'extrême droite un peu partout.
Alors que Trump est de retour, ça se lâche totalement.
Certes, pour beaucoup le balancier progressiste est allé trop loin, notamment aux USA.
Les dérives de la théorie des genres, de la cancel culture, ont traumatisé les enseignants dans les universités américaines qui risquaient de se faire licencier pour un mot maladroit ou simplement mal interprété, certaines politiques de discrimination positive posaient problème, les politiques environnementales sont perçues comme des contraintes, et par ailleurs tout ceci a bien sûr été instrumentalisé pour nier la complexité et utiliser les situations les plus caricaturales pour présenter le tout comme une soupe “woke” uniforme menaçant la liberté et le droit à la puissance. Désormais, il faut tout jeter avec l’eau du bain.
Poutine s’appuie sur un discours de dérive culturelle de l’occident pour justifier sa politique, les extrêmes droites jouent sur les peurs en simplifiant le réel, etc, etc… et les gauches se perdent dans une complexité et dans la volonté de satisfaire toutes les sensibilités, parfois de manière absurde ou au détriment de la majorité qui se sent délaissée, incomprise, voire méprisée ou menacée donc.
Partout, il suffit de dire que l’on propose l’ordre, le retour aux traditions, la liberté de jouir, de consommer, n’en déplaise aux écolos peine à jouir comme pourrait dire Laurent Alexandre, l’affirmation de sa puissance, le droit de se lâcher.
Si Trump est intouchable, malgré les procès, les excès, c’est peut-être qu’il symbolise ce droit à en avoir rien faire de la morale et le bienséance. On peut mentir, tricher, être un gros lourd, harceler, être raciste, être un bully, dire tout haut ce qu’on veut sans retenue, même si c’est du grand n’importe quoi. Et si le président le fait, alors nous aussi on peut le faire. Au diable la restreinte, le climat, les frontières, les fragiles, on veut de la force ! Quel soulagement !
Trump idolâtre le leadership façon parrain mafieux. Il admire les autocrates, les envie, eux qui n’ont pas à s’embarrasser des losers, des faibles, du p'tit peuple. Il voit le monde comme un mafieux voit une ville, avec des quartiers à se répartir, des zones d’influence à contrôler. Il faut prêter allégeance, l’infidélité est punie. Il ne lui paraît pas anormal que Poutine pousse ses pions dans sa propre zone d’influence et il n’a que faire de l’Europe qui n’est finalement pas son territoire. Les européens doivent payer plus s'ils veulent sa protection, sinon tant pis pour eux. En février 2024, lors d'un meeting en Caroline du Sud, il déclare qu'il 'encouragerait la Russie à faire ce qu'elle veut' avec les pays de l'OTAN qui ne paient pas assez pour leur défense.
A mon sens, il ne bougera pas le petit doigt si la Chine envahit Taiwan, ce serait logique puisque lui-même souhaite agrandir son territoire. Je l’imagine se disant que c’est tout de même plus simple quand le plus fort écrase les autres. C’est d’ailleurs l’attitude qu’il a toujours eu sans jamais sans cacher. “You are fired” disait-il simplement dans The Apprentice pour se débarrasser d’un candidat. Tout comme Musk, son nouveau meilleur ami, s’amusait à virer les gens en direct lors d’une vidéo conférence en arrivant chez Twitter. Dans leur monde les choses sont binaires, il y a les winners et les losers. C’est tellement plus simple comme ça.
C’est intéressant d'essayer de comprendre la dimension psychologique de cette vision du monde.
Au cœur de cette réaction presque cathartique qu’on observe en ce moment, il me semble qu’il y a souvent la notion d’humiliation.
Trump, humilié par Obama lors d'un dîner de presse en 2011, humilié par sa défaite en 2020, bien qu’il ne l’ait jamais reconnue, humilié par un establishment qui le méprise.
Poutine, humilié par l'effondrement de l'URSS et l'expansion de l'OTAN.
Zuckerberg humilié devant le Sénat américain, traité comme un enfant qui aurait fait une bétise. Musk humilié dans son enfance et défié par les régulateurs. Dépité par la changement de sexe de son fils devenu fille, qu’il vit comme une humiliation pour laquelle il blame , je cite, “ le virus woke”. Les musulmans, humiliés par des siècles de colonisation et de déclin. Les chinois humiliés par la colonisation Par ailleurs, certains hommes se sentent affaiblis ou perdus, face aux discours et revendications féministes ou de genre. Certains blancs ont peur d’être déclassés par des minorités ethniques dans leur pays, ou n’acceptent pas le déclassement de l’occident en général.
Etc…
L’humiliation peut être réelle, ou simplement ressentie, peu importe, ça ne fait pas vraiment de différence, même si cela peut paraître paradoxale que certains des puissants, des dominants historiques ou présents se voient en victimes et utilisent leur pouvoir, ou ce qu’il leur en reste, comme une revanche. Humiliation, peurs, pulsion, émotions, passions, intérêts propres. On peut citer ici Hegel : "Les passions sont le levier des grandes actions. [...] Ce sont les fins particulières, les intérêts spéciaux, la satisfaction des besoins qui trouvent leur force motrice dans les passions.”
Ça se saurait si c’était la raison qui dirigeait le monde.
Mais revenons à la puissance et au droit. Je vais vous citer quelques phrases qui illustrent la perception qu’en ont quelques personnages historiques qui ont compté.
"En politique, la force est le droit. On n'est jamais coupable contre les partis vaincus.” - Napoléon Bonaparte
"Le plus grand bonheur est de vaincre ses ennemis, de les pourchasser, de les dépouiller de leurs richesses, de voir leurs proches en larmes, de monter leurs chevaux et d'embrasser leurs femmes et leurs filles." - Gengis Khan (un bon taré qd meme le Gengis)
"Les négociations sans les armes sont comme la musique sans les instruments." - Friedrich II de Prusse
"Les grandes questions de notre temps ne seront pas résolues par des discours et des votes majoritaires mais par le fer et par le sang." - Otto von Bismarck
"Le pouvoir politique découle du canon d'un fusil [...]" - Mao Zedong
"Dans le monde d'aujourd'hui, si vous n'êtes pas souverain, vous n'êtes rien. Et seuls les forts peuvent être souverains." - Vladimir Poutine
"La force est le facteur décisif des relations humaines. Elle a toujours été ainsi et elle le sera toujours. [...] Le fascisme ne croit pas à la possibilité ni à l'utilité de la paix perpétuelle. Il repousse donc le pacifisme qui cache une renonciation à la lutte et une lâcheté face au sacrifice.” - Mussolini
"Le monde n'est pas fait pour les peuples lâches [...] Le droit réside dans la force. La force crée le droit." - Adolf Hitler (Mein Kampf, 1925)
Et plus léger pour finir :
"Dans les affaires internationales, être moral aux dépens de la puissance peut s'avérer fatal." - Henry Kissinger
Voilà. Tout parallèle avec les discours actuels sur l’affirmation de la puissance seraient fortuites évidemment.
Tout est rapport de force lorsqu’il s’agit des grands événements du monde. Pour imposer des lois qui nous paraissent justes, c’est un rapport de force, puisque ma définition de la justice n’est pas la même que tout le monde. La démocratie c’est un rapport de force cadré, organisé, avec des règles qui d’ailleurs ne sont pas immuables, puisque parfois les démocratie tombent, lorsqu’une plus grande force les renverse.
Imposer une morale, des idées, une vision du monde, c’est un rapport de force. Si en occident par exemple, nous avons une certaine conception des droits de l’homme, de l’égalité entre les hommes et les femmes, du respect de l’état de droit, de la liberté d’expression, etc… c’est parce que ces idées se sont à un moment données imposées. Et souvent par la force. La morale qui s’installe, celle qui nous paraît normale, est celle des vainqueurs.
Alors quel est ce nouveau contexte dans lequel nous naviguons désormais ?
Aujourd’hui comme hier, ceux qui dominent le rapport de force, ce sont ceux qui détiennent les outils de la puissance. A l’intérieur des états, ce sont ceux qui détiennent la force physique, mais aussi ceux qui détiennent les canaux d’information, les médias, qui décident des conversations, et façonnent les opinions. Là encore je vous renvoie à Chomsky et à sa fabrique du consentement.
Et ce qui nous inquiète, c’est que non seulement les puissants semblent avoir décidé de ne plus y aller par quatre chemins pour s’affirmer, mais aussi qu’ils disposent d’outils et d’une concentration de pouvoir inédits. Jamais dans l'histoire autant d'outils de domination n'ont été concentrés entre si peu de mains. Les empereurs romains eux-mêmes n'auraient pu rêver d'une telle puissance.
Prenons les seigneurs de la tech. Elon Musk n'est pas seulement l'homme le plus riche du monde. Il contrôle l'accès à l'espace avec SpaceX, mène la révolution électrique avec Tesla, oriente l'information mondiale avec X/Twitter, est en train de créer son propre réseau internet mondial avec Starlink et développe sa propre IA nommée Grok qui se veut “décomplexée” c’est à dire libre de toute contrainte morale.
Et Musk n'est pas seul. Zuckerberg qui désormais est aligné sur lui, contrôle les conversations de milliards d'humains.
Bezos sait ce que nous achetons, héberge les données de la CIA et de plusieurs agences européennes, lance lui aussi sa propre constellation de satellites.
Google connaît nos questions les plus intimes, nos déplacements, possède nos photos, nos emails, etc... Et les chinois ont les mêmes acteurs de leur côté. Ces nouveaux maîtres du monde peuvent orienter le débat public, influencer les élections, "cancel" des individus ou des entreprises d'un clic et ils ne s’en privent pas.
Les ultra-riches d'aujourd'hui ne cherchent plus à donner une dimension morale à leur fortune par un discours philanthropique.
La figure du gentil riche à la Bill Gates (quoi qu’on pense de lui, je ne suis pas naïf), cette figure est remplacée par le 'tech bro' arrogant qui célèbre la loi du plus fort, cet archétype qui fait de la muscu et du MMA, que Zuckerberg incarne désormais. Sur les réseaux sociaux, la richesse et le pouvoir ne sont pas des tabous mais des vertus. C'est le triomphe d'une nouvelle aristocratie qui ne cherche même plus à justifier ses privilèges. L’avènement de la ploutocratie alors que toute une partie des peuples demande un retour des figures autoritaires. On réclame de l’ordre, de la sécurité, des certitudes, la fin de certaines dérives aussi, et pour y arriver on est prêts à sacrifier la finesse et la complexité d’un diagnostic, les plus démunis, parce qu’on ne fait pas d'omelettes sans casser des oeufs Et pourquoi pas sacrifier la démocratie aussi puisqu’elle est désormais perçu de plus en plus comme dysfonctionnelle, faible, voire tout simplement ineffective.
Mais la puissance aujourd'hui, c'est aussi évidemment le contrôle des ressources critiques. Les terres rares indispensables à nos technologies, l'eau douce qui se raréfie, les métaux nécessaires aux batteries, l’énergie évidemment... La Chine l'a parfaitement compris, elle qui a méthodiquement construit son monopole sur ces ressources stratégiques.
C’est aussi la course à l’espace, la course à l’IA, aux terres agricoles, aux armes, etc…
Cette nouvelle géographie de la puissance dessine un monde plus complexe et plus dangereux que ce à quoi en tant qu’européens nous nous étions habitués depuis quelques temps. Ce n'est plus un simple affrontement Est-Ouest, mais une partie d'échecs multidimensionnelle où États et oligarques de la tech se disputent le contrôle de nos vies. Les États-Unis tentent de maintenir leur hégémonie technologique pendant que la Chine déploie sa toile d'influence économique. La Russie joue la carte de la déstabilisation tandis que les géants de la tech construisent leurs propres empires transnationaux.
L'EUROPE À LA CROISÉE DES CHEMINS
Et l’Europe dans tout ça ?
Alors que les autres puissances affirment brutalement leur force et se délestent même des faux-semblants moraux, l'Europe, elle, semble accepter passivement son propre déclin.
Après deux guerres mondiales dévastatrices, l'Europe a cru inventer un nouveau modèle de relations internationales fondé sur le droit, la négociation et la coopération. Un modèle qui devait dépasser la logique brutale de la puissance. Belle ambition, noble ambition que l’on ne devrait d’ailleurs pas abandonner et j’y reviendrai. Mais ce faisant, l'Europe a commis une erreur historique : elle a confondu la fin de ses guerres intestines avec la fin de l'Histoire. Elle a oublié que sa paix était garantie par la puissance américaine s’est laissé aller à une dépendance. Elle s'est comportée comme ces aristocrates qui, vivant dans leur bulle dorée, oublient les gardiens qui protègent leurs grilles.
Regardons la réalité en face : l'Europe d'aujourd'hui cumule toutes les faiblesses.
Politiquement divisée, incapable de parler d'une seule voix face à la Russie, aux USA ou à la Chine. Économiquement fragile, avec une dette qui explose et une désindustrialisation qui s'accélère. Technologiquement dépassée, absente de la course à l'IA, dépendante des plateformes américaines, des usines chinoises, des capitaux . Son modèle social, jadis envié, s'érode, faute de moyen ou d’une bonne gouvernance. Son système éducatif, autrefois excellent, décline. Son industrie disparaît. Même son agriculture, pourtant stratégique, devient vulnérable. L'Europe est devenue petit à petit ce que Kissinger redoutait : un musée à ciel ouvert, admiré pour son passé mais ignoré pour son présent.
Les autres puissances ne s'y trompent pas. Trump la traite comme un vassal qui doit payer pour sa protection. La Chine la voit comme un marché à conquérir. La Russie la considère comme une proie, testant ses faiblesses en Ukraine. Quant aux géants de la tech, ils ignorent superbement ses tentatives de régulation et profitent de l’absence de coordination fiscale pour ne pas payer d’impôts.
Le réveil est brutal. La guerre en Ukraine vient rappeler que les frontières peuvent encore être modifiées par la force. La dépendance au gaz russe révèle la naïveté d'avoir confié son approvisionnement énergétique à un régime hostile. Le retard technologique face aux États-Unis et à la Chine montre les limites d'une politique de régulation sans stratégie de puissance.
Il faudrait faire front commun, se penser en puissance bloc encore plein de talents, de savoir faire et de richesses, mais déjà les divisions apparaissent, instrumentalisées par les autres puissances.
Meloni en italie est devenue une proche de Trump et de Musk, Viktor Orban,le président hongrois, prend ses libertés avec Moscou, même Christine Lagarde s’est empressé après les menace douanière de Trump de dire qu’il fallait acheter américain. Et je ne détaille pas les influences Qataris, saoudiennes, chinoises, et autres.
L’Europe a de moins en moins les moyens de ses ambitions et semble à la dérive dans ce jeu de rapport de force où l’arme de la réglementation ne suffit plus.
Et donc ?
Nous voici donc face à une contradiction fondamentale : le moment où nous aurions le plus besoin de retenue, de morale et de coopération est précisément celui où la puissance se déchaîne à nouveau sans limite. Plus nous aurions besoin d'unir nos forces face aux défis globaux, plus la logique de la puissance nous pousse à la confrontation.
L'Europe est au cœur de ce paradoxe : elle doit développer sa puissance pour ne pas disparaître, tout en sachant que la course à la puissance pure mène à l'autodestruction collective.
Comment naviguer dans ce piège ? La voie européenne actuelle, celle du tout-droit et de la coopération naïve, montre ses limites.
Mais la voie de la puissance pure, celle que choisissent d'autres acteurs, mène droit au chaos.
Une troisième voie est-elle possible ?
Je veux croire que oui, mais elle exige de repenser fondamentalement notre rapport à la puissance comme me l’avait si bien expliqué Richard Heinberg dans l’épisode 75 que je vous proposerai bientôt en VF.
Car le défi le plus fondamental est là : nous entrons dans une époque où la course à la puissance menace directement notre survie collective.
Le changement climatique en est l'illustration parfaite : nous savons que la compétition effrénée pour les ressources et la croissance nous mène au désastre. Pourtant, aucune puissance ne peut renoncer unilatéralement à cette course sans risquer de s’affaiblir au point de devenir insignifiante, de ne plus peser sur la trajectoire collective, voire de de perdre sa souveraineté.
Il faudrait en théorie aller vers une décroissance choisie, mais dans ce jeu global, qui prendra le risque de cet affaiblissement économique ?
C'est le piège ultime. Chaque acteur est poussé à maximiser sa force immédiate, même si la somme de ces comportements nous conduit à l'effondrement. La Chine le sait, elle qui devient simultanément le premier investisseur mondial dans les énergies renouvelables et le premier émetteur de CO2.
Mais je me dis que l'Europe a peut-être ici une carte à jouer : inventer une nouvelle forme de puissance, plus robuste sur le long terme quitte à sacrifier la performance à court terme pour paraphraser Olivier Hamant, une puissance qui ne serait plus fondée sur la domination pure mais sur la capacité à résoudre les défis globaux tout en se protégeant des ingérences extérieures. Une puissance qui combine force militaire et leadership écologique, autonomie technologique et innovation sociale. Une puissance qui ne sacrifie pas son ambition de moralité.
Mais pour cela, il faut d'abord regarder notre faiblesse en face. Le temps des illusions est terminé.
VERS UNE NOUVELLE CONCEPTION DE LA PUISSANCE
Je voudrais terminer par une note philosophique.
Au terme de cette petite analyse, une chose est claire : la puissance reste le moteur de l'histoire. La parenthèse où l'on prétendait la soumettre au droit et à la morale se referme sous nos yeux.
Mais ce retour de la force brute prend des formes inédites, plus sophistiquées et peut-être plus dangereuses que jamais. L'enjeu n'est plus seulement géopolitique. Nous assistons à l'émergence d'une nouvelle forme de pouvoir, où États et acteurs privés se disputent le contrôle de technologies qui peuvent remodeler la société elle-même. La question n'est plus seulement de savoir qui sera la prochaine superpuissance, mais quelle forme de puissance façonnera notre avenir. Et c'est d'autant plus crucial qu'il n'y a plus de phare pouvant nous éclairer de manière évidente, plus vraiment de vision concurrente suffisamment crédible, sexy et solide à opposer aux libertariens, aux autoritaires, aux transhumanistes (qui sont trois choses différentes, j'en conviens). Pour le moment du moins.
Comment ne pas tomber dans ce piège de la dévalorisation des belles idées de progrès humains, d’équité, de respect du vivant, de mesure, de sagesse, aujourd’hui rayés par cette nouvelle caste hégémonique qui parvient à convaincre une masse critique de citoyens parce qu’elle en a les moyens et parce que l’heure est à la confusion et au doute ?
C'est ici que la pensée de Nietzsche devient particulièrement éclairante. Car le philosophe a précisément analysé ce moment où la puissance se libère de toute contrainte morale, mais sa réflexion est bien plus subtile que ce qu'en retiennent nos nouveaux maîtres du monde
L'interprétation erronée de Nietzsche repose sur une lecture superficielle de certains passages provocateurs. Les partisans de la force brute citent volontiers des extraits comme "rien n'est vrai, tout est permis" ou "vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger". Dans 'Par-delà le bien et le mal', ils piochent des phrases qui semblent justifier leur vision : "Le monde vu du dedans, le monde déterminé et désigné par son caractère intelligible, serait justement une volonté de puissance et rien d'autre." Mais cette lecture est une caricature qui trahit profondément la pensée nietzschéenne. Pourquoi ? Parce qu'elle confond la critique de la morale traditionnelle avec une apologie de la force brute. Quand Nietzsche critique la morale, ce n'est pas pour justifier la domination des forts sur les faibles. Il dénonce ce qu'il appelle la 'morale des esclaves', qui naît du ressentiment : ceux qui se sentent faibles inventent des règles morales pour contraindre ceux qu'ils perçoivent comme forts. Mais - et c'est là le point crucial - pour Nietzsche, les véritables 'forts' ne sont pas ceux qui dominent par la violence ou la contrainte.
Dans 'Ainsi parlait Zarathoustra', il écrit : "Ce qui est fait par amour se fait toujours par-delà le bien et le mal." La vraie force, pour lui, est la créatrice. La volonté de puissance authentique n'est pas une pulsion de domination, mais une force vitale qui pousse au dépassement de soi. 'Qu'est-ce qui est bon ?' demande-t-il, "Tout ce qui élève chez l'homme le sentiment de puissance, la volonté de puissance, la puissance elle-même."
Notez bien : il parle d'élévation, pas d'écrasement. Les "forts" qu'il célèbre ne sont pas ceux qui accumulent pouvoir et richesses par peur du déclassement, ni ceux qui dominent les autres par anxiété. Ce sont ceux qui ont la force d'inventer de nouvelles valeurs, de nouvelles façons d'être. “Créer - c'est la grande délivrance de la souffrance, et ce qui rend la vie légère.” En d'autres termes, la vraie puissance selon Nietzsche n'est pas celle qui domine par peur de sa propre faiblesse, mais celle qui crée par amour de la vie et confiance en sa force.
L'ironie est donc totale : nos nouveaux maîtres du monde qui se réclament de Nietzsche - qu'ils soient oligarques tech ou autocrates - incarnent exactement ce qu'il critiquait : une volonté de puissance née de la peur et du ressentiment. Leur accumulation frénétique de pouvoir, leur besoin de dominer, leur mépris affiché des 'faibles' - tout cela trahit non pas la force véritable, mais une forme de faiblesse compensatoire.
Cette clarification est cruciale pour nous, Européens, ou même Québécois ou Africains francophones si vous écoutez, à l'heure où notre capacité à peser sur la trajectoire du monde s'érode dangereusement. Car elle nous montre que la vraie puissance n'est pas dans la domination brutale ni dans l'accumulation anxieuse, mais dans la capacité à créer du nouveau. Notre faiblesse actuelle pourrait devenir notre force si nous savons la transformer en élan créateur : inventer un nouveau modèle de développement, écologique et solidaire, qui réponde aux défis du XXIe siècle.
Mais comment, me direz-vous ?
La question est brutale Comment lutter quand les outils même de l'influence - plateformes numériques, algorithmes, réseaux sociaux - sont aux mains d'autres puissances ?
Comment se ressouder quand nos sociétés sont travaillées par des forces de division souvent alimentées de l'extérieur ?
Comment protéger notre modèle quand nous dépendons des autres pour notre défense, notre énergie, nos technologies ?
L'histoire nous enseigne que face aux puissants, la résistance frontale est souvent vouée à l'échec. Mais d'autres voies existent : la résilience qui épuise l'adversaire, l'innovation qui change les règles du jeu, les alliances qui rééquilibrent les forces.
Hannah Arendt nous rappelle que le vrai pouvoir n'est pas la domination mais la capacité d'agir ensemble. Foucault nous montre que la puissance la plus efficace est celle qui transforme les structures mêmes du réel.
Cela exige un double mouvement. D'abord, retrouver les moyens concrets de notre autonomie : capacité militaire, souveraineté technologique, résilience économique. Sans cela, tout le reste n'est que vœux pieux.
Mais ensuite, et c'est là que Nietzsche redevient crucial, utiliser cette force retrouvée non pas pour dominer, mais pour créer. Pour inventer de nouvelles façons de faire face aux défis existentiels qui menacent à terme tous les empires, même les plus puissants. Et en ce sens d’ailleurs, les incendies qui dévastent les beaux quartiers de Los Angeles en sont une belle illustration : personne n’est vraiment à l'abri lorsque la société ne tient plus et que les éléments se déchainent.
La question n'est donc plus de savoir si nous pouvons résister à la puissance brute - nous ne le pouvons pas dans son propre registre. La vraie question est : pouvons-nous inventer une forme de puissance différente, qui ne soit pas prisonnière du piège de la domination ? L'Europe, si elle retrouve sa force, pourrait montrer qu'il existe une alternative : non pas la puissance qui détruit pour dominer, mais celle qui crée pour survivre ensemble.
Il serait bon de trouver les ressources pour être lucide, mais aussi pour cesser d’avoir peur. Les ressources pour nous permettre de créer de nouveaux liens face à tout ce qui se défait. Il y a des solutions pour ne pas dépendre des plateformes, pour ne pas vendre nos terres, nos savoir-faire, pour créer des monnaies alternatives, pour retrouver de l’autonomie, pour ne pas céder. C’est qui me rend malgré tout confiant.
Tout ça ne dépend de moi évidemment, ni de vous, mais on peut toujours faire quelque chose à son petit niveau pour pousser dans le sens de la puissance du lien et pourquoi pas de la sagesse, pour refuser aussi de tomber dans une forme de cynisme qui nous ferait dire qu’il n’y a pas d’alternative, qu’il nous faut prêter allégeance à ces néo-seigneurs.
Je parviens à comprendre pourquoi certains ont peur ou sont en colère. De mon point de vue il y a eu des excès dans ce qu’on pourrait appeler la “bien-pensance” même si je n’aime pas ce terme caricatural, des excès au nom de l’inclusion, de la morale, etc, parfois instrumentalisée pour des intérêts peu glorieux d’ailleurs, pour gagner des voix, par peur de déplaire ou de se faire soi-même "cancellé"… Quelques excès dans la radicalité, une forme de censure parfois même donc, qui ont irrité nombre de gens et offert une opportunité aux conservateurs de parler d’une perte totale de repères et d’un besoin d’en revenir aux anciennes valeurs, celles des anciens groupes dominants. Est-ce qu’on était pas mieux quand chacun était à sa place, n'est-ce pas, les femmes à la cuisine et les hommes à la mine ou au bureau, ou au bistrot ? On ne peut plus rien dire, c’était mieux avant n’est-ce pas.
Mon analyse est que ces excès, aussi déplorables soient-ils parfois (je pense notamment à ce qu’a subi JK. Rowling, l'auteure d’Harry Potter, pour un tweet maladroit), ces excès sont inévitables dans les luttes. On peut aussi les voir comme nécessaires pour élargir la fenêtre d’Overton, c'est -à -dire ce qui est acceptable dans le débat public, et faire avancer des causes in fine justes, si tant est que l’on sache s’accorder sur ce qui est juste évidemment. Si nos sociétés sont globalement moins racistes, moins misogynes, plus écolos, plus ouvertes et tolérantes qu’il y a simplement 30 ou 40 ans (enfin, je crois) c’est parce que certains en poussant très loin ont rendu acceptables ce qui ne l’était pas. Si Martin Luther King , a été écouté et que ses demandes ont paru être finalement raisonnables, c’est aussi parce qu’à côté de lui il y avait un Malcom X et des Black Panthers aux revendications bien plus radicales.
Mais un retour de balancier était à attendre, et personnellement ça fait quelque temps que je le vois venir, depuis Trump, depuis Peter Thiel, Steve Bannon, Bolsonaro, Modi, Erdogan, depuis la montée des pulsions autoritaristes en même temps que la faiblesse, la paresse et l’inconséquence des progressistes.
Maintenant il ne tient qu’à nous de faire en sorte que ce balancier ne reparte pas totalement dans l’autre direction.
CONCLUSION : LA NOBLESSE CONTRE LA BRUTALITÉ
Voilà pour mes vœux de début d’année et désolé de ne pas vous proposer encore un plan d’action précis. Tenir ses principes, résister à nos pulsions d’écrasement de l’autre me paraît être un bon début. Être soi-même une personne à l’écoute, ouverte, vertueuse même pourquoi pas, ne cédant pas à ses peurs, à la quête de puissance pour la puissance. Je me dis qu’il y a une voie à défendre autour d’un idéal de noblesse de coeur, d'honnêteté intellectuelle, de mesure, d'empathie, et ça ne veut pas dire être naïf ou faible c’est tout le contraire me semble-t-il, notamment parce que tendre vers ça est difficile. La facilité c’est la brutalité, l’intolérance, le statu-quo, le laisser aller.
Je m’arrête là. Je ne fais que partager un instantané de ma grille de lecture, comme toujours faites-en ce que vous voulez. Ceci n’est pas la vérité.
Allez, je repars manger du pop corn en regardant ce monde fou, absurde et, malgré tout, magique si l’on sait où porter son regard.
Et je vous laisse avec deux citations à méditer:
La première de Nietzsche, encore lui :
"Celui qui lutte contre les monstres doit veiller à ne pas devenir monstre lui-même.”
Et la seconde de Marc-Aurèle
"La meilleure façon de se venger d'un ennemi est de ne pas lui ressembler.”