Selon l’entrepreneur Karim Béguir, l'Afrique du 21ème siècle doit se saisir de la triple accélération technologique produite par l'IA, les énergies renouvelables et le Bitcoin. C'est à la fois une nécessité et une urgence.
Dans Le Saut Décisif, son dernier ouvrage édité par L'ADN, Karim Béguir propose un plan d'action pour l'Afrique. Cet expert en IA, cofondateur et PDG de la société africaine InstaDeep (un leader mondial en IA décisionnelle), vise à soutenir et accélérer la réussite sociale et économique du continent. Pour y parvenir, l'objectif est de permettre au continent de tirer partie de la révolution de l'IA, mais également de celles des énergies renouvelables et du Bitcoin. Explications.
Où en est l'Afrique en matière d'IA ?
Karim Beguir : Le continent regorge de talents et d'experts. Par ailleurs, nous sommes aujourd'hui en capacité d'acquérir de plus en plus de données, notamment grâce à des capteurs IOT ou des smartphones. Sur ces deux volets, l'Afrique est bien positionnée. En revanche, nous sommes très en retard au niveau des infrastructures de calcul. Alors que nous représentons entre 2 et 3 % du PIB de la planète, nous avons à peine 0,1 % des GPUs. En matière d'IA, la véritable fracture numérique se situe là.
Dans votre ouvrage, vous dites que nous sommes face à une triple accélération technologique. Qu'entendez-vous par là ?
K. B. : C'est en effet le cas. Tout d'abord, il y a l'IA, dont les progrès ont été largement sous-estimés, y compris par les meilleurs spécialistes. Depuis peu, des experts mondialement reconnus comme Geoffrey Hinton, Turing Award et prix Nobel de Physique, se déclarent surpris par l'étendue et la rapidité des avancées de cette technologie, avec des agents qui possèdent désormais le même niveau de compétence cognitive que celui des humains. Cela veut dire que l'IAG (Intelligence Artificielle Générale) va arriver extrêmement rapidement, potentiellement d'ici fin 2025.
La seconde accélération concerne les énergies renouvelables, car le solaire et l'éolien sont devenus moins chers, plus compétitifs et plus efficaces que le pétrole, le charbon et le gaz. Tout indique que leur développement à l'échelle mondiale, qui a constamment été sous-évalué par les experts de l'IEA (International Energy Agency) ces dernières années, va prendre de plus en plus d'ampleur.
Enfin, la troisième accélération se rapporte aux monnaies numériques, et plus spécifiquement au Bitcoin, qui a atteint le même niveau de croissance qu'internet en 1999. À cette époque-là, si un groupe d'ingénieurs avait voulu proposer un nouveau protocole de communication à la place du TCP/IP, cela aurait déjà été trop tard. Parce qu'une fois qu'un standard open source est adopté par une masse critique d'utilisateurs, le mouvement fait boule de neige, et il devient inarrêtable. Nous en sommes là avec le Bitcoin. Ce n'est plus un phénomène marginal, mais une monnaie à part entière qui est utilisée par des États et de grandes institutions financières comme Blackrock.
Nous vivons un moment historique car ces trois vagues technologiques ont toutes atteint leurs seuils critiques. Cela veut dire que les forces de marché vont les accélérer de façon exponentielle, toujours plus rapidement et intensément. Mon plan d'action pour l'Afrique consiste à tirer parti de cette triple accélération en nouant des interactions entre l'IA, les énergies renouvelables et le Bitcoin.
Comment cela ?
K. B. : Le développement économique du continent repose depuis toujours sur une main-d'œuvre bon marché et sur des ressources disponibles en grande quantité. Ces deux piliers sont aujourd'hui menacés car nous avançons vers un monde où l'intelligence et l'énergie vont devenir abondantes et peu coûteuses.
Or, la compétition entre la Chine et les Etats-Unis fait que certains modèles d'IA, qui ont nécessité des centaines de millions de dollars pour être mis au point, sont désormais disponibles gratuitement, comme par exemple DeepSeek R1. C'est une opportunité extraordinaire pour l'Afrique car les jeunes entrepreneurs du continent vont pouvoir créer des startups en bénéficiant d'une productivité démultipliée par un facteur 100.
D'un autre côté, l'Afrique a le potentiel de développement des énergies solaire et éolienne le plus important au monde, notamment au nord du continent. Concrètement, cela veut dire que le prix de l'électricité en Afrique du Nord pourrait bientôt ne pas dépasser 3 cents de dollar par kilowattheure, contre 7 en Europe.
Or, en utilisant les surplus de production électrique des énergies renouvelables, il est possible pour un pays de lancer des opérations de bitcoin mining afin de se constituer une trésorerie, dont la valeur en termes d'appréciation peut être très élevée. C'est ce que fait déjà le Bhoutan. Ce petit pays d'Asie a créé une réserve stratégique en Bitcoin qui représente aujourd'hui plus de 30% de son PIB. C'est ce que fait également l'Éthiopie avec le Grand barrage de la Renaissance. Et c'est le chemin que suivent les États-Unis depuis la réélection de Donald Trump, puisqu'une réserve stratégique nationale de Bitcoin va être créée, et que les opérations d'achat vont commencer cette année.
En finançant de la sorte des infrastructures de calcul, des centres de données, des pôles de recherche, des startups, l'Afrique peut avoir les bonnes cartes en main pour tirer parti de l'IA, et créer ainsi de la valeur et de la croissance.
Pour autant, l'Afrique est durement touchée par les droits de douane imposés par l'administration Trump, avec certains pays taxés à 50%.Est-ce que ces tarifs pourraient contrarier le développement économique du continent ?
K. B. : Nous sommes en train d'assister à un changement de phase dans l'économie mondiale. Le système qui était en place depuis des décennies, et qui donnait la priorité au dollar sur les autres monnaies, touche à sa fin. Ce mouvement de bascule va accélérer l'avènement du Bitcoin en tant que nouvel étalon-or, et va en faire un standard monétaire neutre et multipolaire, adopté par tous sans être possédé par personne.
En tirant partie du Bitcoin mais aussi des autres monnaies numériques, comme les stablecoins, l'Afrique peut développer le commerce sur le continent, mais aussi à l'extérieur, sans dépendre de la domination monétaire d'une grande puissance.
Est-ce que le plan d'action que vous préconisez est reproductible en Europe ?
K. B. : En Europe, l'écosystème de l'IA est beaucoup plus développé qu'en Afrique mais il souffre des mêmes carences en infrastructures de calcul. D'une certaine manière, nous nous trouvons dans la même situation sur ce point.
En ce qui concerne les énergies renouvelables, l'Allemagne et la France ont été précurseurs dans le développement du solaire et de l'éolien mais l'Afrique est dans une meilleure posture géostratégique, car elle bénéficie d'un ensoleillement nettement plus important.
De ce fait, on pourrait imaginer un échange gagnant-gagnant entre les deux continents. Par exemple, des centres de données alimentés par des énergies renouvelables en Afrique pourraient desservir l'Europe du Sud. Il est possible de créer des convergences.
Au niveau des monnaies numériques, le constat est à peu près le même. Les deux continents doivent adopter ces nouveaux standards, mais l'enjeu est encore plus important pour l'Afrique car nous avons des économies fermées, ou les effets d'inflation de monnaie locale sont absolument dévastateurs. Mon plan d'action est reproductible ailleurs, mais avec des variations, et en tenant compte de situations de départ qui ne sont pas les mêmes.
Est-ce que vous êtes en contact avec des dirigeants de pays africains pour qu'ils adoptent votre plan d'action ?
K. B. : Tout d'abord, Le Saut Décisif a été très bien accueilli lors du sommet de l'IA à Paris en février dernier. Beaucoup de participants ont montré un vif intérêt pour les réflexions que je développe dans cet ouvrage. Je suis d'ailleurs en train de conseiller plusieurs sociétés africaines pour qu'elles puissent appliquer sur le terrain les idées et les stratégies contenues dans mon plan d'action. En Afrique, il y a désormais une réelle volonté d'avancer. Pour autant, certains ajustements doivent être opérés.
Aujourd'hui, si vous parlez d'un projet de développement avec les grandes institutions financières qui soutiennent l'économie du continent, les initiatives en termes d'IA ne sont pas faites par les mêmes équipes que celles qui s'occupent des énergies renouvelables ou des monnaies numériques. Il nous faut une stratégie globale, concertée et cohérente, pour développer pleinement le potentiel de ces trois vagues technologiques et créer des interactions entre elles.
Pour commander votre exemplaire, cliquez ici : Karim Beguir, Le Saut Décisif - Construire l'avenir de l'Afrique à l'ère de l'IA, L'ADN, 2025