Margo Boenig-Liptsin :
Croissance exponentielle1
p. 74-83
Plan
- Entre fable et prophétie auto-réalisatrice
- Singularité
- D’où la « croissance exponentielle » tire sa force
- Conclusion
Texte intégral
Quel est le point commun entre le scénario de la « gelée grise », inspiré par les nanotechnologies, le partage sur facebook et le séquençage génétique ? Tous ces phénomènes sont perçus comme l’expression d’une « croissance exponentielle ». Au sens strict, cette expression mathématique désigne une quantité donnée qui ne cesse d’augmenter suivant un taux de changement constant et présente donc une croissance cumulée.2 Mais depuis une quarantaine d’années, elle a été investie d’un sens nouveau jusqu’à devenir un buzzword doté d’un pouvoir extraordinaire. Il permet d’inscrire dans le présent un avenir fantasmé et ainsi de mobiliser les esprits pour façonner ce futur.
À titre d’exemple, le scénario de la gelée grise, imaginé par Eric K. Drexler dans Engins de création impose la vision cauchemardesque d’une masse incontrôlée d’organismes destructeurs indifférenciés qui prolifèrent de manière exponentielle en consommant toutes les ressources du monde.3 Sur facebook, le volume d’informations partagées par les internautes affiche, dit-on, une croissance exponentielle4 qui permet de justifier l’importance accrue acquise par le réseau social ainsi que sa quête permanente de financements. Dans le domaine du séquençage génétique, la croissance exponentielle sert à prouver que c’est inéluctable et à susciter l’adhésion du public aujourd’hui puisque, comme l’affirment certains, le séquençage génétique sera, dans un avenir proche, une technologie médicale indispensable. L’usage de l’expression « croissance exponentielle » peut donc inspirer la peur, alimenter le désir et créer un sens de l’inéluctable qui, loin d’éclairer la délibération éthique, rend celle-ci encore plus difficile, voire impossible.
Ce buzzword tire son pouvoir de l’usage qui en a été fait au cours de l’histoire et de la relation étroite qu’il entretient, depuis la fin du xxe siècle, avec la vision qu’ont les hommes de leur propre rapport à l’avenir. Au fil des ans, la croissance exponentielle acquiert une forte valeur prédictive et prospective qui s’impose par-delà les limites de sa définition mathématique. Plus encore qu’un moyen utilisé pour prédire l’avenir, cette expression, comme l’attestent les usages qui en sont faits, est un concept peu intuitif aux conséquences surprenantes, choquantes ou incompréhensibles. Ainsi, est-elle souvent employée dans les échanges entre non-spécialistes et inventeurs perspicaces ou visionnaires, pour être utilisée à leur avantage. L’expression ou le concept de croissance exponentielle provoque souvent chez le profane un effet de surprise ou lui paraît une stratégie ou une habileté langagière. En général, les connotations associées à la croissance exponentielle qui transparaissent derrière les usages répertoriés à travers l’histoire acquièrent un sens propre qui transcende les définitions et les circonstances particulières dans lesquelles cette expression est utilisée. Cet écheveau de connotations permet à toute personne d’utiliser l’expression croissance exponentielle pour en élargir le sens (délibérément ou non) en opérant, par là même, un geste de portée sociale qui élude la réflexion et éloigne les individus de leurs responsabilités vis-à-vis des conséquences futures de leurs actions socio-techniques.
Entre fable et prophétie auto-réalisatrice
Aux origines du buzzword on trouve au sujet de l’inventeur du jeu d’échecs une fable qui fonctionne comme un mythe fondateur. D’après l’histoire du « riz et de l’échiquier »,5 l’inventeur du jeu d’échecs présenta au roi sa création. Celui-ci fut si émerveillé qu’il décida de récompenser l’inventeur en lui demandant de faire un vœu. Rusé, l’inventeur exigea que lui soit distribuée une quantité de riz selon le principe suivant : les hommes du roi devaient placer un grain de riz sur la première case de l’échiquier, deux grains sur la deuxième case, quatre grains sur la troisième case et ainsi de suite… en doublant à chaque case la quantité de riz. Le roi accepta cette requête, persuadé que l’inventeur ne lui réclamait qu’une faible quantité de riz. Il ne tarda pas cependant à s’apercevoir que son royaume ne disposerait pas de réserves suffisantes pour satisfaire cette demande. Ce récit met en lumière l’effet de surprise et le caractère imprévisible de la croissance exponentielle, utilisés à dessein, à des fins entrepreunariales, par un génial inventeur.
Dans son Essay on the Principle of Population, 1798, Robert Thomas Malthus explique comment la croissance géométrique (exponentielle) de la population menace de dépasser et d’infléchir la courbe de la croissance arithmétique (linéaire) des ressources alimentaires. Malthus n’utilisait pas encore les mots « exponentiel » ou « linéaire ». Mais son principe de population a été repris par Meadows et al. dans les années 1970. Ils revendiquent l’héritage malthusien pour faire valoir leur propre préoccupation d’imposer des limites à la croissance (démographique et économique) dans un contexte de rareté des ressources mondiales.6 Ils utilisent le mot « exponentiel » pour désigner le phénomène, en remplacement du terme malthusien « géométrique ». Ce changement majeur n’est pas motivé uniquement par des raisons techniques : le cumul continu plutôt que le cumul à intervalles rapprochés appellerait un nouveau modèle de croissance démographique. Il s’agit également d’un choix lié au contexte. La première utilisation significative de cette expression apparaît dans un climat de peur généralisée, de non-maîtrise, et participe à la formulation d’une hypothèse dystopique relative à une tendance qui dépasse notre entendement.
L’emploi stratégique de l’expression « croissance exponentielle » par Meadows et al. (contrairement à la croissance géométrique) s’explique par sa libre circulation au sein d’autres disciplines que la démographie dans la seconde moitié du xxe siècle. En vérité, l’usage de l’expression « croissance exponentielle » se fait sentir dès la première moitié du XX e siècle. Sa fréquence d’emploi augmente géométriquement entre les années trente et le milieu des années soixante-dix.7
Fig. 1. Fréquence des occurrences de l’expression « croissance exponentielle »
figurant dans des ouvrages numérisés, parus entre 1920 et 1995
Une contribution majeure au renforcement de cette tendance est sans doute l’hypothèse formulée par Gordon E. Moore, rebaptisée et propagée comme « loi de Moore ».8 En 1965, Moore remarque que le nombre de composants des circuits intégrés a été approximativement multiplié par deux chaque année depuis l’invention des dits circuits en 1958. Il annonce que cette tendance se maintiendra au moins jusqu’en 1975. Même si ses prévisions laissent entendre que les composants de ces circuits connaîtront une croissance géométrique, lui-même n’emploie jamais l’expression de croissance « géométrique » ou de croissance « exponentielle » dans son article original. L’observation faite par Moore connaît rapidement un vif succès. Son analyse et ses prévisions sont appliquées à d’autres paramètres informatiques : la vitesse de calcul des ordinateurs, leur capacité de traitement, le coût de la mémoire, etc. Et tout le monde se met à parler de la loi de Moore comme d’une loi sur la croissance exponentielle de la puissance de calcul des ordinateurs, en général.
L’alliance entre la loi de Moore et la « croissance exponentielle » éclaire d’un jour nouveau le sens de cette expression. Dans leurs ouvrages respectifs, Malthus et Meadows l’emploient déjà pour décrire une tendance de la croissance historiquement observée, et tracer des perspectives de croissance pour l’avenir. L’usage de cette expression à des fins prospectivistes est cohérent avec son étymologie, puisque le préfixe « ex » (hors de), associé au verbe « ponere » (placer) indique un « déplacement vers l’avant » ou un « déplacement hors de » ; autrement dit, une avancée et une sortie du présent vers l’avenir.
Le recours à la loi de Moore permet cependant d’appréhender, à nouveaux frais, la puissance prédictive de la croissance exponentielle. La loi de Moore est appliquée à divers domaines du secteur informatique au moment même où celui-ci se met à faire un usage de plus en plus fréquent du mot loi (simple prévision à l’origine) au sens de « mesure de référence » (benchmark) : c’est-à-dire comme un moyen de mesurer les performances d’une entreprise par rapport à la concurrence en regard des attentes du secteur. Dès lors, la loi de Moore ne tarde pas à se transformer en une sorte de prophétie auto-réalisatrice pour le secteur informatique9 : plus les dirigeants d’entreprises la considèrent et la traitent comme une loi objective, plus ils incitent leurs ingénieurs à répondre aux attentes conformes à cette loi et plus celle-ci est perçue comme une vérité objective. Depuis son alliance avec la loi de Moore, l’expression « croissance exponentielle » a pour principale caractéristique de conférer à un événement ou à un résultat futur un caractère d’inéluctabilité (même si, chaque fois, les éléments moteurs de cet accomplissement sont des actions humaines délibérées). C’est en ce sens qu’on emploie encore l’expression aujourd’hui.
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Singularité
Cette inflexion vers un avenir inéluctable a été renforcée par Raymond Kurzweil. Cet ingénieur et futurologue américain propose une « loi des retours accélérés » dans The Age of Spiritual Machines,1999, pour désigner la croissance exponentielle du rythme des changements technologiques. L’expression « croissance exponentielle » appliquée à l’ensemble des technologies s’enrichit alors d’un élément radicalement nouveau. Employée jusqu’alors pour décrire la tendance de la croissance démographique dans un environnement aux ressources limitées (par exemple, chez Malthus, Meadows ou Moore), la croissance exponentielle est décrite par Kurzweil comme un élément moteur du changement vers un futur indéfini et non limité. Même si Kurzweil accepte les prévisions de Moore sur le calcul informatique, il refuse l’existence de limites (sociales ou physiques) susceptibles de « contrevenir » à la loi de Moore. D’après la « loi des retours accélérés » édictée par Kurzweil, si les limites d’un secteur industriel (par exemple, celui des circuits intégrés) devaient être atteintes, il existerait toujours des gens pour inventer une nouvelle technologie capable de poursuivre une croissance à un rythme exponentiel identique. D’où la vision d’un monde où la croissance exponentielle (dans des environnements technologiques divers) a force de « loi » ; ce qui nous conduit de manière aussi prévisible qu’inéluctable vers un futur indéterminé.
La « loi des retours accélérés », fondée sur le principe d’exponentialité, introduit un deuxième élément nouveau : un point culminant de « singularité technologique ». Il s’agit d’un moment dans l’histoire où l’intelligence artificielle prendra le pas sur l’intelligence humaine. Kurzweil reconnaît qu’il a emprunté cette idée à John von Neumann. À travers une série de renvois à de multiples références, qui entourent d’un voile mystificateur l’événement original ayant fait l’objet de citations répétées au fil des ans, Kurzweil explique comment lui est venu son concept lors d’une conversation avec John von Neumann et le mathématicien américain d’origine polonaise Stanislaw Ulam, en 1958. Selon Ulam, Von Neumann aurait évoqué le fait que
« l’accélération constante du progrès technologique et des bouleversements de nos modes de vie donne l’impression que l’espèce humaine se rapproche d’une singularité unique dans l’histoire au-delà de laquelle les activités humaines, telles que nous les connaissons, pourraient ne pas être maintenues. »10
Kurzweil développe l’intuition de von Neumann selon qui les activités de l’homme pourraient être différentes, à l’ère de la singularité, de celles que nous connaissons aujourd’hui. Entendue comme le moment où l’intelligence des machines supplantera l’intelligence des hommes, la singularité se tient, par définition, hors du champ de compréhension ou de prévision des humains : elle est donc radicalement indéterminée.
Fig.2. Graphique indiquant la « croissance exponentielle de la puissance de calcul ». Source : Ray Kurzweil, The Age of Spiritual Machines, 1999
On remarque que la courbe exponentielle est ici en forme de « virgule inversée », swoosh.11 D’après ce graphique, la singularité technologique est censée se produire aux alentours de l’année 2045, c’est-à-dire au moment où la puissance de calcul des ordinateurs supplantera, d’après les estimations, la puissance de calcul de « tous les cerveaux humains » réunis.
La croissance exponentielle joue un rôle majeur dans cette coexistence paradoxale de l’incertitude liée à la singularité et de la certitude de son avènement, revendiquée par Kurzweil. La croissance exponentielle est à la fois le mécanisme qui permet d’effectuer des prévisions avec certitude et, simultanément, un processus non-intuitif qui transcende les capacités humaines à apprendre, comprendre et même imaginer. Grâce à ses célèbres graphiques en forme de « virgules inversées », dont on trouve des centaines d’exemples dans ses publications (voir l’image ci-dessus), Kurzweil fait de la croissance exponentielle un instrument de prédiction et d’extrapolation visant à montrer comment, étape par étape, l’histoire du progrès technologique nous entraîne inéluctablement vers la singularité. Tout en illustrant avec autant de clarté comment la courbe exponentielle s’élève vers la singularité, Kurzweil ne se prive pas de déclarer à l’envi que la pensée humaine « linéaire » ne nous permet pas d’appréhender les conséquences radicales de la croissance exponentielle.
Cette incapacité apparaît au grand jour quand on compare l’idée de croissance exponentielle et son contraire mathématique : la décroissance exponentielle. Cette expression désigne la diminution d’une quantité proportionnelle à sa valeur. Elle s’emploie fréquemment pour décrire la désintégration, également appelée « demi-vie », d’éléments radioactifs. Comme l’écrit Sophie Poirot-Delpech,12 la longévité accrue des éléments radioactifs pose un problème conceptuel qui doit être pensé pour gérer les déchets radiocatifs. La décroissance exponentielle de ces éléments facilite leur traitement, car leur dangerosité décroît d’année en année, ramenant ainsi leur durée de vie à hauteur de l’entendement humain. Si donc la décroissance exponentielle permet de ramener la représentation de ces quantités dans les limites de l’entendement humain, la croissance exponentielle produit au contraire un effet inverse sur la capacité humaine à apprécier certains volumes.
La « croissance exponentielle », au sens où l’entend Kurzweil, met ainsi en relief la tension entre certitude mathématique et incontrôlabilité ou incompréhensibilité. Tension déjà inscrite dans le mythe fondateur du roi et de l’inventeur du jeu d’échecs. Comme on l’a vu, dans ce récit, la croissance exponentielle apparaît d’abord comme un moyen de produire des résultats incompréhensibles (le roi n’avait pas prévu qu’il lui faudrait donner autant de riz à l’inventeur) à partir d’un nombre défini d’opérations mathématiques logiques. L’étude des usages de l’expression « croissance exponentielle », à travers les âges, met donc en lumière un caractère essentiel : une tension entre prédictabilité mathématique et incompréhensibilité. Pour mieux cerner la manière dont cette tension métamorphose cette expression en un buzzword efficace, il faut cependant élargir notre cadre historique.
D’où la « croissance exponentielle » tire sa force
L’expression « croissance exponentielle » tire son pouvoir d’évocation de la tension entre prévisibilité et indétermination, ou encore entre contrôle et incontrôlabilité. On la retrouve dans tout phénomène pouvant se décrire par le biais de la croissance exponentielle. À titre d’exemple, la singularité est inévitable mais nous ne savons pas à quoi elle ressemble ; nous pouvons être certains que les nanobots capables de se reproduire transformeront les organismes vivants en « gelée grise » précisément parce qu’ils échapperont à notre contrôle. Dire d’une chose qu’elle affiche une « croissance exponentielle » fait naître un nouveau type de savoir : une connaissance qui est à la fois totalement certaine et complètement indéterminée. Quand on est confronté à ce savoir, on se fige. On ne peut qu’attendre, impuissant, un choc du futur (tel celui éprouvé par le roi en découvrant la quantité de riz qu’il est censé concéder à l’inventeur du jeu d’échecs). On se prépare, en connaissance de cause, au choc, à l’impact à venir, mais sans avoir la capacité de les comprendre ni de les empêcher. Face à un phénomène de croissance exponentielle, l’éthique devient vaine, puisque le futur événement s’annonce inéluctable et dépasse notre entendement.
On comprend les usages de l’expression « croissance exponentielle » pour manipuler et faire peur. Mais la manipulation des esprits est grandement facilitée par les accueils favorables que cette idée trouve auprès du public. Cela tient à la représentation des rapports entre le présent et l’avenir qui domine la seconde moitié du xxe siècle. Le thème du changement accéléré à l’échelle de la planète propagé aux États-Unis et en Europe occidentale par des livres comme Future Shock, 1970, du futurologue Alvin Toffler et Culture and Commitment, 1970, de l’anthropologue Margaret Mead, ou encore les œuvres du philosophe français Jean-François Lyotard, fin observateur des phénomènes culturels.13 D’après ces penseurs, la fin du xxe siècle correspond au moment où l’homme se met à évoluer dans un environnement profondément déstabilisé, qui se dérobe sans cesse sous ses pieds ; où chacun de ses pas l’entraîne vers de nouveaux territoires inconnus qui l’obligent à ré-apprendre ce qu’il sait et à s’adapter en permanence.14 Toffler et Mead décrivent cette expérience de vie instable qui découle d’un nouveau rapport avec l’avenir. Le « rythme fortement accéléré du changement dans la société », écrit Toffler, aboutira à un « choc du futur » : une expression inventée par Toffler en 1965 par analogie avec le « choc des cultures ».
L’avenir selon Toffler ressemble à un monde différent, à un espace peuplé d’individus partageant une « nouvelle culture ».15 Cette « nouvelle culture », faite de tensions, verra sans doute le jour en raison du décalage « entre le rythme des bouleversements environnementaux et la vitesse d’adaptation limitée des êtres humains. »16
Pour Toffler, les hommes ne sont pas uniquement placés dans l’incapacité de s’adapter aux changements qui surviennent autour d’eux : il leur est également impossible de se représenter l’avenir. Notre capacité habituelle à nous projeter du présent vers l’avenir, d’aujourd’hui à demain ou à la fin d’une décennie à partir de l’instant ne nous est d’aucun secours pour imaginer l’avenir tel qu’il sera. Cet avenir qui échappe à l’intuition et à l’imagination, selon Toffler, n’est pas sans rappeler l’affirmation de Kurweil selon laquelle le mode de pensée linéaire des hommes les empêche d’imaginer tout changement radical (indéterminé !) susceptible de survenir sous l’effet de la croissance exponentielle.
Dans le droit fil de la pensée de Toffler, Margaret Mead décrit un « Fossé » (avec un grand F) entre deux cultures — « ancienne » et « moderne » — incarnées par le fossé entre la génération ayant grandi au milieu des années 1940 et celle de leurs enfants parvenus à l’âge adulte dans les années 1960.17 Selon Mead, même si les nouvelles générations — celles des enfants — descendent en ligne directe des anciennes, les liens qui les unissent ont été profondément modifiés par l’environnement du xxe siècle (en particulier par la technologie) au point que l’avenir des enfants demeure une chose incompréhensible aux yeux de leurs parents. La relation que les hommes entretiennent avec l’avenir, si l’on en croit la description faite par Mead, est habitée par le même type de tension existant au sein de la croissance exponentielle : l’avenir y est à la fois la conséquence directe de nos activités — ce sont nos enfants et nos technologies — et, simultanément, étranger à notre entendement.
En bref, à l’aube du xxie siècle, si l’on en croit ces penseurs, les hommes vivent déjà le futur comme un phénomène incompréhensible auquel ils ne peuvent pas se préparer ni préparer, de manière adéquate, leurs enfants, car ils savent par avance qu’il sera radicalement différent de ce qu’ils connaissent (sorte de singularité). De surcroît, cet avenir se présentera à eux en vertu d’une loi d’accélération induite par un changement technologique graduel et prévisible. C’est donc dans ce contexte décrit par Toffler et Mead, dans ce monde où les liens unissant le présent au futur sont soumis à l’angoisse et à un sentiment d’impréparation lié à son avènement et à l’absence d’un modèle précis permettant de s’y préparer, que l’expression « croissance exponentielle », tiraillée entre prévision mathématique et incompréhensibilité ou indétermination, prend tout son sens et devient une figure dominante de la temporalité des techniques.
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Conclusion
Quand facebook atteint le milliard d’utilisateurs, au mois d’octobre 2012, Mark Zuckerberg, son fondateur, déclare que le volume des informations que partagent les internautes sur facebook s’accroît de manière exponentielle :
« Le volume de données partagées par chaque internaute augmente, d’une année sur l’autre, à un rythme exponentiel. Et cela nous permet de nous projeter dans le futur en nous disant : ok ! D’ici deux ans, les internautes se partageront deux fois plus d’informations, [dans] trois ans quatre fois [plus], dans quatre ans huit fois plus. »18
Dans cette déclaration, l’expression « croissance exponentielle » est certes utilisée à des fins de marketing en vue d’assurer la promotion d’un produit technologique et de contribuer à l’émergence d’une vision particulière de l’avenir. Mais il est tout aussi important de découvrir la part de vérité sur nous-mêmes qui se cache derrière le succès rencontré par cette expression et d’apprécier par quels moyens il nous détourne de notre propre avenir en ôtant tout pertinence à l’action éthique.
Si le concept mathématique de croissance exponentielle a pu devenir un buzzword entre les mots des promoteurs d’innovations techniques et jusque dans le grand public, c’est qu’il a servi de support pour exhiber en quelque sorte un problème métaphysique angoissant, celui de notre rapport à l’avenir. On voit sur cet exemple comment les buzzwords déployés à des fins commerciales ou de promotion économique jouent avec des composantes profondes de notre culture. De sorte que la courbe déployée en guise de prospective en dit davantage sur notre présent que sur l’avenir qu’elle annonce.
La solution proposée par Toffler pour penser l’avenir ou en faire un scénario de science-fiction est-elle satisfaisante aujourd’hui ? Il semble que la pensée contemporaine sur l’avenir se moule dans le modèle de la croissance exponentielle. Elle s’emploie à en cerner les contours, en anticipant les prochaines étapes, afin de mieux le contrôler depuis le présent. Il s’agit d’en tirer le meilleur bénéfice, et de faire émerger un avenir désirable ou profitable. Autrement dit, de le manipuler à son profit. De fait, dans ses conférences, Kurzweil parle de « réflexion exponentielle » pour désigner la stratégie de Toffler. L’objectif de la « réflexion exponentielle » est d’éviter aux individus de recourir à l’intuition pour appréhender les changements technologiques en les incitant à développer une vision plus radicale d’un avenir probable. De telles visions nous donnent à voir en point de mire un futur totalement incompréhensible, inéluctable et hors de notre champ d’action. Comment interpréter tel ou tel pourcentage de chance de survie au changement climatique annoncé par les sciences de l’environnement ? Quand bien même serions-nous capables d’imaginer une quantité exponentielle ou de nous représenter la vitesse de calcul d’un ordinateur soumis à la loi de Moore pendant une dizaine d’années, comment pourrions-nous nous représenter la société — un monde entier dans l’avenir – totalement transformée par des changements exponentiels ?
Fig.3. Exercice de « réflexion exponentielle »
29mené à la Singularity University de Ray Kurzweil
30Il nous faut commencer à imaginer l’avenir différemment. Pas de manière linéaire ni de manière exponentielle. Peut-être de manière cyclique ?
31Difficile à dire. Un bon point de départ consiste à nous interroger sur la fonction remplie par certains buzzwords récurrents qui émaillent nos discours afin d’apprendre à mieux nous connaître et mieux appréhender nos angoisses de l’avenir ainsi que notre rapport à celui-ci par-delà le succès que rencontrent ces mots-étendards.
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Notes de bas de page numériques
1 Cet article a été traduit de l’anglais (US) par Philippe Bardy.
2 La croissance exponentielle est donc le principe généralisé de la croissance géométrique. En mode de croissance exponentielle, le cumul est continu, tandis qu’en mode de croissance géométrique le cumul s’effectue à intervalles constants et rapprochés.
3 , Eric K. Drexler, Engines of Creation, Anchor Book New York, trad française Engins de création, Vuibert, Paris, 2006.
4 Brad Stone and Ashley Vance, « Facebook’s ’Next Billion, A Q&A with Mark Zuckerberg, » Businessweek, October 4, 2012.http://www.businessweek.com/articles/2012-10-04/facebooks-next-billion-a-q-and-a-with-mark-zuckerberg
5 Meadows et al., The Limits to Growth: A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York, Universe Books, 1972.
6 Cf. Meadows et al.
7 La fréquence des occurrences de cette expression, et le graphique présenté ci-dessus, ont été obtenus grâce au logiciel Ngram de Google, qui permet de définir le degré de popularité d’un mot extrait de textes numérisés dans une langue donnée. Les limites techniques liées à la base de données et au logiciel, parmi lesquelles la disparité entre le nombre de livres publiés et numérisés au cours de deux périodes distinctes ou encore les recherches sensibles à la casse, donnent à voir la dite fréquence et le dit graphique comme des approximations permettant uniquement de dégager une tendance dans l’emploi de cette expression.
8 Moore décrivit ce qui devint rétrospectivement la « loi de Moore » dans l’article suivant : « Cramming More Components into Integrated Circuits, » Electronic Magazine 38 (8), April 19, 1965.
9 Kevin Kelly, « Was Moore’s Law Inevitable? », The Technium, July 17, 2009.
10 Stanislaw Ulam, « Tribute to John von Neumann », Bulletin of the American Mathematical Society 64 (3, part 2): 1-49. Traduction libre.
11 Note de traduction : le terme swoosh désigne le célèbre logo de la marque Nike en forme de virgule inversée.
12 Cf. Sophie Poirot-Delpech, « Pour une ontologie des déchets nucléaires », 2012 (à paraître).
13 Lyotard s’interroge notamment sur ce phénomène dans un entretien accordé à l’occasion de l’exposition « Les immatériaux » qu’il organise au Centre Pompidou en 1985 : « Comment faire le point en une seule manifestation sur l’état actuel des savoirs, des savoirs-faire, des modes de vie, alors que la longévité des objets techniques ne cesse de s’abréger, que la technoscience se développe de façon exponentielle, que les mentalités ont peine à s’accomoder aux nouveaux contextes ? ». Album « Les immatériaux », 1985, p.5.
14 La vie dans ce genre de monde s’apparente à l’existence décrite par Andréi Tarkovsky dans le film Stalker (1979). La zone y est toujours différente. Même s’il semble qu’un chemin tracé à travers la zone demeure inchangé, celui-ci se modifie dès qu'on l'emprunte en créant de nouveaux obstacles mais aussi de nouveaux plaisirs. Pour survivre dans cet environnement en perpétuel changement, les humains doivent inventer des stratégies et des méthodes d’adaptation. Dans Stalker les personnages savent, par exemple, que le chemin le plus direct en apparence n’est jamais le plus court. Ils se mettent donc à jeter des mouchoirs noués à des boulons pour découvrir ce qui les attend à chaque pas.
15 Alvin Toffler, Future Shock, New York: Random House, 1970, p.11.
16 Cf. Alvin Toffler, Horizon, 1965, traduction libre.
17 Margaret Mead, Culture and Commitment, New York: Columbia University Press, 1978 [1970], traduction libre.
18 Brad Stone and Ashley Vance, op.cit., p.2, traduction libre.
Pour citer cet article
Margo Boenig-Liptsin, « Croissance exponentielle1 », paru dans Alliage, n°72 - Novembre 2013, Croissance exponentielle1, mis en ligne le 19 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4166.
Auteurs
Historienne et sociologue des techniques, doctorante en co-tutelle en philosophie à l’université Paris-1 et en histoire des sciences / sts à Harvard University. Sa thèse porte sur l'invention du concept de computer literacy, qu’elle étudie à travers les États-Unis, la France, et La Russie. Elle s'intéresse à l’articulation entre les visions de l’humain et de la société et les objets techniques les plus ordinaires, comme l'ordinateur personnel. Sa réflexion sur la croissance exponentielle s'appuie sur un travail de terrain à la Singularity University.