©Crédit Photographie : Cameron Strandberg from Rocky Mountain House, Alberta, Canada
“Un effondrement des puits de carbone terrestres en 2023”.
Je ne dis pas cela méchamment, mais j’espère vraiment que ce document est tout simplement erroné. Une détérioration rapide du puits de carbone terrestre dans un avenir proche pourrait avoir des conséquences vraiment terribles. Voici ce qu’a déclaré Robert Rohde, directeur scientifique au Berkeley Earth, le jour de la sortie de l’étude.
En effet, il y a de quoi être inquiet. Si cela se confirmait, ce serait de très loin la pire nouvelle climatique depuis plusieurs années. C’est l’été, il y existe semble-t-il une “trêve politique” pendant les Jeux Olympiques 2024, mais s’il y a une chose qui ne prend pas de vacances, c’est bien le changement climatique.
Incendies, sécheresses… et un possible emballement du climat si un tel déclin persistait. Rien que ça. Dans cet article, nous reviendrons sur ce que sont les puits de carbone, ce que nous dit l’étude et les conséquences que cela pourrait avoir.
A quoi servent les puits de carbone terrestres ?
Pourquoi devrions-nous nous inquiéter d’un effondrement des puits de carbone terrestres ? Il faut avant tout expliquer leur utilité. Les puits de carbone, terrestres ou marins, sont indispensables pour atteindre la neutralité carbone : “un état d’équilibre entre les émissions de gaz à effet de serre d’origine humaine et leur retrait de l’atmosphère par l’homme ou de son fait“.
C’est un objectif planétaire inscrit dans l’Accord de Paris. C’est également un objectif à l’échelle nationale : la France doit être neutre en carbone d’ici 2050.
Illustration très simplifiée de la neutralité carbone. Les émissions d’un côté, la compensation de l’autre pour trouver un équilibre.
Dans le cycle du carbone représenté ci-dessous, nous pouvons observer qu’il existe des sources d’émissions de carbone, en très grande majorité les émissions qui proviennent des énergies fossiles, et des puits de carbone, qui permettent de contrebalancer ces émissions.
Dans le tableau ci-dessous, c’est encore plus simplement représenté. A gauche, les sources des émissions anthropiques de CO2, avec les émissions de CO2 comptant pour 88% lors de la décennie 2013-2022. Où finissent ces émissions ?
Nous savons qu’environ 50% du CO2 finit dans les puits de carbone, chaque année environ 25% dans les puits océaniques et 25% pour les puits terrestres (31% pour les puits terrestres sur la décennie 2013-2022).
Source : Global Carbon Project, traduction Bon Pote
Silence dans les forêts
Si on vous dit que les forêts vont mal, vous pensez probablement à la déforestation en premier. Mais ce n’est pas le seul problème. Voici ce que déclarait Philippe Ciais il y a deux ans :
“On se rend compte que même si la forêt n’est pas coupée, elle peut perdre beaucoup de carbone en étant dégradée. Soit par des incendies de sous-bois, qui ne tuent pas les grands arbres mais appauvrissent les étages inférieurs, soit par des prélèvements sélectifs d’arbres de valeur. Nous avons montré qu’aujourd’hui les trois quarts des pertes de carbone proviennent de ces dégradations, et pas de la déforestation“.
Dans le dernier rapport du GIEC, il est écrit que plus les émissions de CO2 se poursuivront à l’avenir, moins le système naturel sera en capacité d’absorber du carbone pour compenser une partie de nos émissions, créant ainsi une rétroaction positive.
“Dans les scénarios d’augmentation des émissions de CO2, les puits de carbone océaniques et terrestres seront moins efficaces pour ralentir l’accumulation de CO2 dans l’atmosphère.
Les contributions cumulées au budget mondial du carbone depuis 1850. Le déséquilibre du carbone représente l’écart dans notre compréhension actuelle des sources et des puits.
Maintenant que nous savons comment marche le cycle du carbone et pourquoi les puits sont si importants, regardons de plus près ce que nous dit cette nouvelle étude.
Quelle méthode a été utilisée pour observer l’effondrement des puits terrestres ?
Cette nouvelle étude a été publiée le 17 juillet en preprint, ce qui signifie qu’elle n’a pas encore été validée par les pairs.
Cependant, “elle a été présentée à l’oral lors d’une conférence internationale au Brésil fin juillet et trois des modèles sont des modèles utilisés par le Global Carbon Project, donc c’est tout à fait légitime d’en parler“, déclare Philippe Ciais pour Bon Pote.
Pour observer ces résultats, les chercheurs sont partis d’un constat. En 2023, le taux de croissance du CO2 était de 3,37ppm (± 0,11 ppm) à Mauna Loa, soit 86 % de plus que l’année précédente et un record depuis le début des observations en 1958.
Pendant ce temps-là, les émissions mondiales de CO2 issues des combustibles fossiles n’ont augmenté que de 0,6% (± 0,5 %). “Cela implique un affaiblissement sans précédent des puits terrestres et océaniques, et soulève la question de savoir où et pourquoi cette réduction s’est produite”.
Précision sur la méthodologie
L’équipe de chercheurs a utilisé des modèles dynamiques de végétation globale, des émissions de feu par satellite, une inversion atmosphérique basée sur les mesures OCO-2 et des émulateurs de modèles biogéochimiques océaniques basés sur des données pour établir un budget carbone accéléré en 2023.
Ils ont ensuite mis en place une analyse à “faible latence” du bilan carbone et constaté que les plantes et les sols n’ont pratiquement pas absorbé de CO2 l’année dernière.
Attention : pour la compréhension de l’étude, vous devrez faire la conversion des chiffres des gigatonnes de dioxyde de carbone ( Gt CO2) en des gigatonnes de carbone ( Gt C) avec le taux de conversion 3,664.
Que dit l’étude sur l’effondrement des puits terrestres ?
L’étude révèle un puits de CO2 terrestre net d’environ 1,6 milliard de tonnes de CO2 (0,44 GtC, ± 0,21 GtC), bien plus faible que le niveau de 2022 et la moyenne sur la dernière décennie, et surtout le plus faible niveau depuis 2003 (figure B ci-dessous).
Il est ensuite nécessaire de regarder les variations des puits de carbone terrestres par régions et prendre en compte les phénomènes naturels.
L’effondrement des puits terrestres s’explique notamment par des mégafeux qui ont ravagé les forêts canadiennes tout l’été 2023, et des sécheresses importantes en Amazonie au 2e semestre 2023. Notons par ailleurs que l’océan a lui été un puits de carbone plus important qu’en 2022.
Mais comment s’assurer que cette chute extraordinaire n’est pas due à la variabilité naturelle du climat, au phénomène El Niño par exemple ?
Distinguer le normal de l’extraordinaire
Nous savons qu’El Niño entraîne un réchauffement de la planète. “L’année 2015 était une année de très fort Niño, vs l’année 2023 où El Nino est plus modéré, avec une perte d’absorption des puits de CO2 dans l’hémisphère Nord“, déclare Philippe Ciais pour Bon Pote.
Le El Nino 2023 “modéré” a en effet joué sur la sécheresse en Amazonie et donc sur les puits de carbone terrestres amazoniens, mais cela reste dans le domaine des possibles attendus pour un El Niño modéré. Dit autrement, la variabilité interne a accentué l’effet d’El Niño.
Trois semaines après la publication de l’étude, Glen Peters, auteur du 6e rapport du GIEC, semble marquer un désaccord sur l’effondrement du puits de carbone terrestres.
En effet, “en normalisant les puits atmosphériques, océaniques et terrestres en fonction des émissions, on constate qu’en 2023, le puits terrestre est faible, mais qu’il se situe dans la fourchette de variabilité des dernières décennies“.
Crédit : Glen Peters
En d’autres termes, avec tous les éléments à notre disposition, la question est de savoir si la différence entre 2015 et 2023 est due à la variabilité interne en terme de puits de carbone ou si c’est bel et bien plus chronique.
Comme le soulignent les auteurs dans leur étude, il faudra attendre quelques années de plus pour s’en assurer et clairement statuer.
Ce que l’on sait, ce qu’on ignore… comment communiquer ?
La conclusion de l’étude résume parfaitement l’enjeu : dans les années à venir, si ce déclin se poursuit, nous pourrions assister à une accélération rapide du CO2 et du réchauffement de la planète, ce qui n’avait pas été prévu dans les projections des modèles climatiques futurs.
L’état de nos forêts est particulièrement préoccupant. C’est vrai en France, où nos puits de carbone ont absorbé moitié moins de carbone sur la dernière décennie, comme le rappelle le Haut Conseil pour le Climat dans son rapport annuel 2024.
Mais c’est aussi vrai à l’échelle mondiale, avec une mortalité accrue des arbres à cause des feux, de la chaleur et des parasites induisant une diminution du puits de carbone forestier. Les scolytes en France sont un bon exemple.
“Depuis 8 ans, on observe une diminution de l’absorption dans l’hémisphère Nord. On voit mal comment les forêts pourraient se reprendre, entre les incendies et les ravageurs”, précise Philippe Ciais pour Bon Pote.
Pour éviter que la situation empire, la réponse est toujours la même : réduire drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. A l’échelle mondiale, mais également en France, où malgré le greenwashing du gouvernement Macron, nous n’allons pas respecter nos engagements climatiques.
Aussi, si ce n’était pas encore clair, il est urgent de remettre en question tous les plans de “compensation carbone” des entreprises et les plans de “neutralité carbone 2050” des pays qui comptent sur les forêts pour absorber leurs émissions.
L’incapacité des arbres à assurer leur rôle de puits terrestre de carbone est un risque mondial majeur et les conséquences pourraient être bien plus graves que n’importe quelle catastrophe climatique de la dernière décennie.