Si nous n’agissons pas assez fort, pas assez vite, la crise climatique pourrait mener à l’avènement de dictatures qui organiseront le rationnement et fermeront les frontières aux réfugiés climatiques dans un monde en voie d’effondrement… Le remède : booster la transition. Pour y arriver, « il faut sortir l’écologie du champ des politiques parlementaires ordinaires, en faisant d’elle un enjeu de démocratie directe », estime l’essayiste français Antoine Buéno.
Conseiller au Sénat où il suit les travaux de la Délégation à la prospective, Antoine Buéno est l'auteur, entre autres livres, de "Faut-il une dictature verte ? La démocratie au secours de la planète", chez Flammarion.
Paris Match. Les experts du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) soulignent que les émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) continuant à progresser, nous nous dirigeons vers un réchauffement climatique de près de 3 °C. Par ailleurs, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a eu récemment des mots très forts : « L’ère du réchauffement climatique est terminée, laissant place à l’ère de l’ébullition mondiale. » N’y a-t-il pas de quoi désespérer ?
Antoine Buéno. Les déclarations d’António Guterres et le rapport du PNUE ne doivent pas être mis sur le même plan. Le secrétaire général de l’ONU est une personnalité politique qui a fait le choix d’une communication alarmiste. « L’ère de l’ébullition », c’est une formule qui marque les esprits mais, du point de vue de la physique, elle ne veut rien dire : les océans ne vont pas commencer à bouillir. J’accorde plus d’importance aux observations des scientifiques du PNUE. À juste titre, ils soulignent que nous ne sommes pas dans la trajectoire fixée par le GIEC (1,5 à 2 °C à l’horizon 2100). Nous nous dirigeons, prévoient-ils, vers 2,5 à 2,9 °C. Cela ne peut être pris à la légère, avec cette forme de déni stupide qui est celui des climatosceptiques. En même temps, cette information préoccupante a été répercutée par nombre de médias sur un ton catastrophiste, alors qu’une analyse plus nuancée était incluse dans le rapport des experts. Ils soulignaient aussi que, sans les actions mises en œuvre à la suite de l’Accord de Paris et des Conférences internationales sur le climat (COP), l’augmentation des GES aurait été de 16 % en 2030. Or, grâce aux efforts faits depuis 2015, elle ne sera « que » de 3 % à la fin de cette décennie. C’est trop, nous sommes toujours dans le rouge, mais si nous avions maintenu la mauvaise trajectoire qui était celle dans laquelle le monde était encore engagé en 2015, nous aurions été promis à un réchauffement de 4 °C. en 2100. En huit ans, nous avons gagné plus d’un degré de trajectoire moyenne. C’est vraiment colossal.
Pourtant, on entend beaucoup de propos pessimistes du genre : « On ne fait rien pour le climat, on n’y arrivera pas, tout est foutu. »
Le discours de vérité est moins spectaculaire. Il est forcément plus nuancé, étant constitué de constats d’échec, de doutes, de craintes mais aussi d’avancées et d’espoirs. Il est vrai que nous ne sommes pas encore dans la bonne trajectoire et qu’il faut redoubler d’efforts. Mais il est tout autant vrai que les COP n’ont pas été inutiles, que l’Accord de Paris n’a pas été vain. Notre époque est celle où des changements structurels ont été engagés. Certes, on ne voit pas encore tous les effets de la transition qui se met en place : quand on construit un immeuble, on commence par les fondations et les étages apparaissent plus tard. J’ajoute qu’il y a ici et là des nouvelles plus réjouissantes que les cris d’orfraie qui trouvent un grand écho médiatique. Pourquoi ne célèbre-t-on pas bien plus le fait que les émissions de GES de la Chine vont commencer à baisser l’année prochaine ? Il y a peu, celui qui aurait prédit une telle avancée — qui est le résultat non pas d’une crise, mais d’investissements dans le renouvelable et le nucléaire — aurait été moqué tel le barde Assurancetourix !
(Image d'illustration). "Pourquoi ne célèbre-t-on pas bien plus le fait que les émissions de GES de la Chine vont commencer à baisser l’année prochaine ?" ©Unsplash.
Dites-vous qu’Il y aurait matière à se réjouir ?
Je dis qu’il y a matière à être mesuré quand on parle du réchauffement climatique, qu’il faut éviter des discours empreints d’idéologie. Il faut réfuter les propos trop catastrophistes, voire nihilistes, mais aussi ceux qui, à l’inverse, sont trop climato-relativistes ou techno-optimistes. Il est faux de dire que la transition n’est pas enclenchée, mais celle-ci doit aller plus vite et plus loin. Quand on ne retient que « l’ébullition mondiale » d’António Guterres, c’est la désespérance qui prime. Les gens pourraient croire qu’il ne se passe rien. On crée une atmosphère de défaitisme alors que, tous les jours, de petites étapes sont franchies. Ceux qui questionnent le plus l’efficacité des COP, c’est-à-dire les écologistes institutionnels, oublient-ils qu’ils sont aussi partisans de la théorie du colibri ? Chaque petit pas contribue à changer le monde, à l’échelle de l’individu comme sur le plan international.
C’est le plus grand défi technique de tous les temps : on doit monter l’Everest au pas de course
En 2002, lors du sommet de Rio, Jacques Chirac déclarait : « La maison brûle et nous regardons ailleurs. » La formule est désormais datée ?
On n’est plus dans ce temps-là, on est dans celui de la prise de conscience. Pour autant, je ne chanterais pas « Tout va très bien Madame la Marquise ». Un sondage récent révélait que près de 40 % de Français ne croient toujours pas au réchauffement climatique et/ou pensent que l’homme n’en est pas responsable. Mais ceux qui savent que la bombe climatique est dangereuse, qu’elle est le résultat de l’activité anthropique, sont majoritaires. Tous les dirigeants économiques et politiques le savent aussi. Un deuxième niveau de conscience est de comprendre quelles sont les actions à entreprendre pour éviter une catastrophe. Aujourd’hui, on en est là.
Donc, nous ne serions pas dans l’attitude des personnages du film « Don’t Look Up », qui ne mesurent pas l’imminence d’un danger important alors même qu’il est annoncé par des scientifiques ?
Malgré les retards de la transition, je ne le crois pas. Notre situation est bien plus compliquée que celle rencontrée par les acteurs de cette excellente fiction. Pour ces derniers, la solution est simple : envoyer des ogives nucléaires dans l’espace pour détruire la météo- rite qui menace l’humanité. Mais ils nient le problème. Et quand ils agissent, c’est déjà trop tard. Le réchauffement climatique est un ennemi plus redoutable et plus complexe à combattre qu’un objet céleste. C’est le plus grand défi technique de tous les temps : on doit monter l’Everest au pas de course. En quelques décennies, il s’agit de revoir intégralement tous nos modes de production et de consommation. Inévitablement, il y a des blocages. Des verrous doivent sauter à tous les niveaux : individus, entreprises, États. Ce n’est pas une mince affaire. In fine, ce mouvement débouchera sur un troisième niveau de conscience qui sera le fruit, je l’espère, d’une réflexion collective : il s’agira d’accepter en responsabilité que, sauf avancée majeure dans les domaines de l’énergie, des sciences et des technologies, le temps de l’abondance est révolu. Ce qui, à mon sens, n’impliquera pas nécessairement que toute croissance sera interdite, comme l’affirment certains.
N’éludons pas trop vite le début de notre conversation : non seulement les experts de l’ONU craignent une augmentation de près de 3 °C, mais le gouvernement Borne annonce déjà qu’il faudra préparer la France à une possible augmentation de 4 °C. Or, dans l’un de vos livres, vous considérez que « le franchissement de la barre des 2 °C » serait déjà « une menace pour l’ensemble de l’économie mondiale ». Ne nous approchons-nous pas du bord du gouffre ?
Je ne nie pas que la situation est dangereuse pour l’humanité. Les seuils de 1,5 à 2 °C n’ont pas été fixés au hasard : au-delà de ce niveau de réchauffement, le phénomène devient incontrôlable. Passé 2 °C, même si par un coup de baguette magique nous arrêtions d’émettre des GES, la planète se mettrait à se réchauffer d’elle-même en raison de boucles de rétroaction positive, à savoir la baisse de l’albédo terrestre, la fonte du permafrost, les feux de forêt… Le risque d’arriver à un point de rupture est réel. Mais il faut aussi prendre en compte les progrès qui ont été faits depuis l’Accord de Paris. On a de bonnes raisons d’espérer qu’on arrivera à mettre en œuvre le complément de transition qui évitera la catastrophe. Cependant, le débat environnemental est toujours plus envahi par l’idéologie « collapso-décroissantiste », qui nous enferme dans une alternative entre l’effondrement du monde ou la décroissance. À mon sens, il y a de la place pour une troisième voie. Notre monde n’est pas inéluctablement condamné. Il y a de l’avenir et même un espoir de croissance durable, qui serait aussi une croissance modérée.
"Je ne nie pas que la situation est dangereuse pour l’humanité. Les seuils de 1,5 à 2 °C n’ont pas été fixés au hasard : au-delà de ce niveau de réchauffement, le phénomène devient incontrôlable."
Pour combattre un danger, il faut en prendre la juste mesure. Comment décririez-vous ce monde plus chaud que celui ambitionné dans l’Accord de Paris ? Aujourd’hui en pire ? Plus encore de canicules, de sécheresses et d’inondations, de tempêtes, de disparitions des glaciers, de montée des eaux, de pandémies liées à l’émergence de nouveaux pathogènes… ?
Tout cela, oui. Et davantage. Si nous arrivons à + 3°C, 20 % des terres émergées seront invivables la moitié de l’année, contre 1 % aujourd’hui. Trois à trois milliards et demi de personnes seront affectées, ce qui augurera des mouvements de population inédits dans l’histoire de l’humanité. Il en découlera des révolutions, des guerres, des disparitions d’États. Sans parler des pénuries de tout ordre, de la chute des rendements agricoles et des famines associées.
Imaginons que des populistes accèdent au pouvoir un peu partout sur la planète, ce qui n’est pas une hypothèse complètement farfelue : on vient encore de le vérifier en Argentine. Un tel scénario, où des dirigeants climatosceptiques ne feraient plus rien pour endiguer le réchauffement climatique, ne déboucherait-il pas inévitablement sur un effondrement du monde ?
Dans cette hypothèse, oui. Comment cela se passerait-il ? Ce n’est pas si évident à prédire. Est-ce que le monde entier deviendrait celui de « Mad Max » ? Serait-ce le chaos total au Sud et une sorte de néo-Antiquité nucléarisée au Nord ? Dans tous les cas de figure, le monde qui surviendrait après la disparition des trois quarts de l’humanité et de plus de 70 % de la biodiversité ne serait pas « cool » du tout (*). Mais il s’agit du scénario du pire. Le plus probable est celui d’une transition « molle », c’est-à-dire insuffisante, mais éventuellement parachevée par l’exploitation de l’hydrogène naturel et la captation du carbone. J’ai beaucoup enquêté sur les théories de l’effondrement et je concède que j’ai souvent été ébranlé mais, à force de me documenter, j’ai acquis le sentiment qu’il y a plus de raison d’espérer un avenir viable que d’annoncer la fin du monde thermo-industriel.
Quel est le bilan actuel de la transition ?
Sur le plan énergétique, elle est en marche. La crise ukrainienne a accéléré le mouvement structurel de décarbonation du système énergétique mondial. Plus de 90 % des nouvelles capacités de production d’électricité programmées d’ici à 2027 seront renouvelables. Le marché mondial des véhicules électriques doublera d’ici à 2025. Pour la première fois, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) anticipe un pic de consommation des énergies fossiles qui, c’est essentiel, ne serait pas induit par des pénuries ou des crises, mais bien par les politiques énergétiques menées par les États. Certes, les experts nous disent que d’ici à 2030 il faudrait des investissements cumulés de 4 000 milliards dans la transition énergétique pour ne pas dépasser les 1,5 °C, alors qu’on plafonne pour l’heure à 2 000 milliards. Verre à moitié vide ou verre à moitié plein : la transition est engagée, mais moitié trop lentement. On peut aussi souligner qu’on a déjà fait la moitié du chemin en très peu de temps. Sans tomber dans un optimisme aveuglant, relevons encore des signaux positifs. Un exemple : nous savons désormais que la Terre produit naturellement de l’hydrogène. Quelle heureuse surprise ! Il y a peu, on était encore convaincu que l’hydrogène ne pouvait être que fabriqué par l’homme. Cette énergie renouvelable, neutre en carbone, a le potentiel de tout changer. Il suffirait qu’elle nous fournisse 20 % de nos besoins futurs et l’équation de la transition énergétique serait bouclée.
Une étude d’incidences va débuter prochainement, Éneco envisageant de remplacer les 11 éoliennes de Marbais par 9 machines plus puissantes.
Par ailleurs, la transition agricole patine. Qu’en est-il de la
Elle demeure embryonnaire. L’agroécologie reste extrêmement minoritaire. Les forêts tropicales sont aussi plus menacées que jamais, l’Amazonie pourrait se transformer en savane. Mais il y a néanmoins d’autres signaux plus encourageants : l’usage des pesticides est en recul, depuis 2004, le nombre d’hectares consacrés à l’agriculture biologique a triplé, la consommation de viande bovine diminue.
Quid de la transition industrielle ?
Elle est bien trop peu avancée. Une très petite partie des ressources exploitées par l’humanité sont recyclées, et 92 % de nos ressources productives sont encore prélevées sur l’environnement. De très gros investissements financiers seront nécessaires et les États devront y participer. Or, leurs moyens budgétaires ne sont pas infinis et la transition nécessite par ailleurs des mesures sociales d’accompagnement pour ne laisser personne au bord du chemin. Des chantiers énormes sont à peine ouverts.
Quand on sort des anathèmes, des solutions faciles, du complotisme, de la recherche de boucs émissaires et qu’on essaie de regarder la transition en face, on s’aperçoit que c’est un énorme défi technique et qu’elle est bloquée par des verrous systémiques
Dans quelle mesure la technologie peut-elle nous aider ?
Ce débat est complètement biaisé. Dès qu’on affirme que la technologie pourra contribuer à la transition, on est traité de « techno-solutionniste », soit le pire anathème après celui « climatosceptique ». Les mots ont-ils encore un sens ? Le techno-solutionniste croit que nos modes de production et de consommation ne doivent pas changer car, de toute façon, la technologie trouvera des remèdes à tout. C’est la vision des pétroliers américains, qui prennent alibi des technologies de captation de carbone pour ne pas réduire leur production d’énergie fossile. C’est très dangereux : en aucun cas, la captation ne pourra compenser plus d’une fraction des émissions de GES ! En revanche, la captation du carbone dans l’atmosphère pourrait être le moyen de boucler la transition : si nous ne parvenons pas à réduire nos émissions de GES de plus de 70 %, ce sera sans doute le complément technologique permettant d’atteindre la neutralité carbone.
Qu’est-ce qui empêche la transition d’être plus forte et plus rapide ?
Quand on sort des anathèmes, des solutions faciles, du complotisme, de la recherche de boucs émissaires et qu’on essaie de regarder la transition en face, on s’aperçoit que c’est un énorme défi technique et qu’elle est bloquée par des « verrous systémiques » qui se retrouvent à tous les échelons de décision : au niveau individuel, de l’entreprise, des collectivités locales, des régions, des États. Ainsi, à tous les étages, l’atomisation du pouvoir de décision apparaît comme un handicap : je peux individuellement essayer de réduire mon empreinte carbone, mais cela peut me sembler vain parce que je représente une fraction insignifiante de la solution. Toutes proportions gardées, c’est pareil pour les entreprises et même pour les États : les plus gros émetteurs de GES ne peuvent être qu’une partie de la solution. L’action des uns est conditionnée par celle des autres. Tout le monde se tient par la barbichette. Outre quelques incitants, les individus demeurent globalement libres d’agir et il n’y a pas de gouvernement mondial qui imposerait aux États de se décarboner. Surtout, il y a la tragédie des horizons, ce hiatus entre la fin du mois et la fin du monde. On voit bien le coût immédiat de la transition, mais le bénéfice est lointain.
- ©Flammarion
Dans votre dernier ouvrage, vous parlez d’un « verrou démocratique ». Et vous posez cette question provocante : « Faut-il une dictature verte » pour accélérer la transition ?
Et je réponds « non » ! Au contraire, il faut plus de démocratie afin d’impliquer les citoyens dans les choix stratégiques liés à la transition, de les responsabiliser. Prenons d’abord conscience d’un énorme risque : si nous ne réussissons pas la transition écologique, nos démocraties vont se transformer en dictatures. Si le réchauffement climatique devient trop important, voire incontrôlable, on verra émerger des gouvernements autoritaires, probablement d’ailleurs réclamés par les peuples, pour organiser le rationnement et la pénurie, des régimes identitaires repliés sur eux-mêmes, fermant leurs frontières à d’innombrables réfugiés climatiques. Dès lors que l’on comprend que notre démocratie est menacée par la crise environnementale, lutter contre le réchauffement, c’est aussi sauver nos libertés.
Malheureusement, écrivez-vous, la démocratie représentative ralentit la transition ?
Oui, parce que le cycle électoral favorise le court-termisme alors que la transition s’inscrit dans le temps long. Aussi, la démocratie représentative favorise le consensus. C’est fort appréciable pour des tas d’enjeux sociopolitiques mais, comme le dit François Gemenne, « l’écologie n’est pas un consensus ». Si l’on doit aller vers la neutralité carbone, on ne peut pas se contenter d’un compromis entre la droite et la gauche qui couperait la poire en deux, à 50 % de décarbonation. De plus, le système représentatif privilégie les intérêts du corps électoral. Or, les principales victimes de la crise environnementale ne se trouvent pas dans le corps électoral : la forêt tropicale ne vote pas, l’océan Pacifique non plus. Pareil pour les Africains et les habitants des zones tropicales, qui vont être les plus touchés par le réchauffement climatique. Les générations futures ne votent pas encore. S’y ajoute le fait que, pour se faire élire, il faut enchanter le peuple, alors qu’un discours de vérité sur la transition est plutôt annonciateur d’effort collectif, de contraintes à venir. Enfin, le système représentatif est déresponsabilisant pour les citoyens : quand on a voté, on a accompli son devoir et on attend ensuite que les élus agissent en se plaignant de leurs insuffisances.
Invités à prendre leurs responsabilités, ces citoyens ont accouché du train de mesures écologiques le plus ambitieux jamais proposé en France
Un remède ?
Sortir l’écologie du champ des politiques parlementaires ordinaires. Faire d’elle un enjeu de démocratie directe. C’est la leçon que l’on peut tirer de la Convention citoyenne française pour le climat, qui s’est tenue peu de temps après la crise des gilets jaunes. Cent cinquante citoyens français ont été tirés au sort afin de « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de GES d’au moins 40 % d’ici à 2030 par rapport à 1990 ». Invités à prendre leurs responsabilités, ces citoyens ont accouché du train de mesures écologiques le plus ambitieux jamais proposé en France. Ensuite soumises à l’exécutif et au législatif, leurs propositions furent écartées ou rabotées. L’effet laminoir du système représentatif, en quelque sorte. La solution pourrait donc être de faire appel à ce type de « convention citoyenne » et ensuite de faire valider ses propositions par l’ensemble de la population, par un référendum à choix multiples.
Et si le peuple s’avérait peu soucieux de transition ?
Compte tenu de l’expérience de la Convention pour le climat, on peut être relativement optimiste. De toute façon, quel est l’autre chemin alors que nos systèmes institutionnels sont relativement bloqués et qu’au bout, il pourrait y avoir la dictature ? J’ai la conviction que ce sont les élus eux-mêmes qui, in fine, voudront de se débarrasser de ce débat sur l’adaptation de notre monde qui, pour eux, ressemble de plus en plus au sparadrap du capitaine Haddock. Paradoxalement, la crise environnementale pourrait être la chance de la démocratie.
CE QUI POURRAIT ARRIVER DANS UN MONDE DEVENU TROP CHAUD
Par Antoine Buéno (extrait de « L’effondrement (du monde) n’aura (probablement) pas lieu », Flammarion, 2022)
Scénario de dérapage lié au réchauffement climatique : en 2050, le monde est loin d’avoir atteint la neutralité carbone (…). Dans les pays tempérés, les tempêtes et épisodes caniculaires et de gel sont annuels et de plus en plus longs. Ce que les assureurs appellent les « périls secondaires » — tempêtes de grêle, incendies, sécheresse, inondations, glissements de terrain— est maintenant régulier et pèse de plus en plus lourdement sur le PIB. Les cultures doivent remonter vers le Nord ou gagner en altitude. La production agricole a chuté de 10 % par rapport au début du siècle. Le phénomène de retrait et gonflement des argiles (les sols argileux se rétractent lors des périodes de sécheresse et gonflent au retour des pluies) fragilise des millions de bâtiments. Le littoral est de plus en plus grignoté. Les pays riches les plus exposés à l’élévation du niveau des mers, tels les Pays- Bas, ont lancé des programmes d’endiguement sans précédent. Aux États-Unis, les « périls primaires », à savoir les ouragans de type Katrina, se sont aussi démultipliés et placent chaque année des portions du territoire en situation de catastrophe naturelle. Enfin, le réchauffement climatique a aussi son coût sanitaire. La fonte du permafrost sibérien libère des pathogènes de type anthrax qui peuvent générer des épidémies. Les maladies tropicales font aussi de plus en plus de ravages dans les populations du Nord.
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Dans les pays du Sud (…), le réchauffement climatique rend la mousson de plus en plus capricieuse, condamnant l’Inde et le sous-continent asiatique à devoir affronter alternativement des risques de famine ou de pluies diluviennes. Face à l’avancée des eaux, des millions d’Indiens et de Bangladais migrent vers l’intérieur des terres. Des incendies gigantesques achèvent les mangroves et forêts tropicales de l’Asie du Sud-Est. L’Afrique subsaharienne se désertifie à grande vitesse. Les sécheresses, de plus en plus fréquentes sur le continent africain, font là aussi ressurgir la menace de grandes famines. Les vagues de chaleur rendent les pays équatoriaux invivables un nombre croissant de jours dans l’année. Les risques de déstabilisation politiques et géopolitiques y sont de plus en plus grands.
Les températures montent de plusieurs degrés et les océans de sept mètres. Des milliards de personnes migrent. Des épidémies comparables à celles du Moyen Âge ravagent l’humanité. C’est la fin de notre monde
Face à cette situation, le monde n’a plus que deux cartes à jouer : la géo-ingénierie ou l’adaptation. (…) Le terme de géo-ingénierie désigne l’ensemble des techniques permettant de modifier l’environnement d’une planète, en particulier son climat. Parmi ces techniques, la plus simple à mettre en œuvre serait d’injecter dans l’atmosphère du dioxyde de soufre sous forme gazeuse ou des particules de sulfate, de manière à renvoyer dans l’espace une partie du rayonnement solaire. Comme après une éruption volcanique, en quantité suffisante, ces aérosols annuleraient l’effet réchauffant de la concentration du CO2 d’origine anthropique dans l’air. Cette potentialité est redoutable à la fois par son efficacité et le danger qu’elle fait planer sur l’humanité. (…) Elle est si simple à mettre en œuvre qu’elle donne le pouvoir à une seule nation, même pas forcément très puissante, de modifier unilatéralement le climat de la planète. (…) Dans notre scénario, face aux désastres causés par le réchauffement climatique, cette solution est mise en œuvre par la communauté internationale à l’initiative de la Suisse et de l’Inde (qui toutes deux ont perdu une grosse part de leurs ressources en eau du fait du recul des glaciers de montagne). Malheureusement, très vite, le programme stoppe net la mousson. Il doit être arrêté en catastrophe. Ce qui engendre un « choc terminal », à savoir une hausse brutale des températures qui provoque à son tour un emballement du réchauffement. En quelques années, les températures montent de plusieurs degrés et les océans de sept mètres. Des milliards de personnes migrent. Des épidémies comparables à celles du Moyen Âge ravagent l’humanité. C’est la fin de notre monde.
On le comprend, un tel programme de géo-ingénierie suspendrait une épée de Damoclès au-dessus de l’humanité. (…) C’est là que le scénario se subdivise car nous pourrions nous refuser à y recourir en ne misant que sur l’adaptation, cette dernière ne consistant plus à tenter d’éviter le réchauffement mais à l’accepter et tout mettre en œuvre pour sauver notre civilisation dans un monde plus chaud. Le problème, c’est que (à ce stade) l’adaptation serait aussi une illusion. (…) Cela signifierait climatiser les habitations, voire les rues (ce qui se fait déjà au Qatar), endiguer les côtes, consolider les bâtiments, évacuer et reloger les populations, irriguer partout où la sécheresse menace, réparer après les tempêtes, détruire les nuisibles, etc. S’adapter réclamerait énormément d’énergie. Dans un monde (ayant raté sa transition) où l’énergie non carbonée pourrait à peine répondre aux besoins élémentaires de l’humanité, s’adapter signifierait poursuivre l’exploitation des énergies fossiles tant qu’il y en aurait encore. Le choix de l’adaptation ne pourrait qu’alimenter le cercle vicieux du réchauffement. Dans l’hypothèse de l’adaptation, les émissions de carbone continueraient de croître après 2050 et les températures s’achemineraient vers une augmentation de près de 4 °C par rapport à l’ère préindustrielle en 2100. Mais le monde commencerait à s’effondrer bien avant la fin du siècle.
Dans cette branche du scénario, entre 2050 et 2080, la chute des rendements agricoles suscite des famines endémiques dans les zones du monde où sévit déjà une forte insécurité alimentaire, soit en Asie du Sud-Est et en Afrique. L’élévation des températures favorise la prolifération des germes tropicaux les plus virulents, ce qui engendre des foyers épidémiques dans ces pays. En Afrique, famines, sécheresses et épidémies suscitent des guerres civiles et des génocides. Certains États s’effondrent, cédant la place à des zones de non-droit rançonnées par des bandes armées sur le modèle somalien. Les premiers effondrements d’États fragilisent les États voisins qui à leur tour s’effondrent par effet domino. La raréfaction de la ressource en eau provoque de vives tensions internationales en Afrique entre les pays riverains du Nil, au Moyen- Orient entre les pays traversés par le Tigre et l’Euphrate, et en Asie du Sud-Est entre les pays se partageant les eaux des fleuves prenant leur source dans l’Himalaya et sur le plateau tibétain (Indus, Gange, Brahmapoutre, Salween, Mékong, Yangzi). Ces tensions peuvent dégénérer en conflits armés. À trois reprises, on frôle la guerre nucléaire entre l’Inde, le Pakistan et la Chine.
En 2080, 20 % des terres émergées, couvrant toute la bande tropicale, sont devenues invivables la moitié de l’année. L’élévation du niveau des mers menace de submerger le Bangladesh et les deltas densément peuplés du Nil et du Gange. Certains archipels tels que celui des Maldives disparaissent sous les flots. Sur l’ensemble de la période, le nombre de déplacés climatiques croît de manière vertigineuse. Les migrants se comptent par dizaines de millions, puis par centaines de millions, puis par milliards. Les réfugiés eustatiques (déplacés par la montée des eaux) migrent des côtes vers l’intérieur des terres. Les habitants des archipels submergés fuient dans toutes les directions. En Afrique, guerres, famines et épidémies lancent sur les routes des peuples entiers dont les mouvements constituent un facteur supplémentaire et majeur de déstabilisation du continent. Les flots de migrants font voler les frontières en éclat et contribuent à l’effondrement en cascade des États les plus fragiles. Et bien sûr, ils se pressent aussi aux portes de l’Occident. Face à ces migrations de plus en plus massives, les pays du Nord n’ont le choix qu’entre fermer leurs frontières ou périr. Ils sont eux-mêmes confrontés à l’impact grandissant du réchauffement climatique. Il faut endiguer, réparer après les crues et les tempêtes, compenser la baisse des rendements agricoles, lutter contre la remontée des pathogènes et agents infectieux. Et ils disposent de moins en moins de ressources pour répondre à cette urgence climatique. Car, dans un monde intégré, l’effondrement du Sud est aussi un cataclysme pour le Nord. L’effondrement du Sud a amputé le commerce international et donc considérablement restreint l’accès des pays développés à nombre de matières premières. Sans même parler des débouchés économiques qu’un monde prospère leur offrait. S’il n’est plus question de développement au Sud, au Nord il n’est plus question de croissance. Le seul impératif : survivre. Les pays développés sont en état de siège. Le premier effondrement qu’ils doivent subir est un effondrement moral.
Face à la nécessité de maintenir l’ordre social et de défendre leurs frontières, les démocraties libérales doivent suspendre leur adhésion aux valeurs de l’humanisme et des droits de l’homme. Sauf en Chine, la bascule civilisationnelle est radicale. Sur le plan intérieur, les anciennes démocraties abolissent les libertés pour imposer une politique de rationnement écologiste et décréter la loi martiale. Sur le plan extérieur, leurs frontières deviennent inexpugnables. Les pays développés se barricadent derrière un nouveau limes hérissé de miradors et de barbelés. Les migrants sont attendus avec des mines et des drones tueurs. Mais ces États ne peuvent se contenter de garder leurs frontières pour assurer leur survie et leur sécurité. Ils doivent organiser des expéditions militaires pour accaparer les ressources d’un Sud en proie au chaos. De plus, il leur faut éliminer les organisations les plus hostiles et les plus dangereuses susceptibles d’y émerger, comme ce fut le cas en Irak avec l’État islamique. Surtout sachant que l’arme atomique pourrait tomber entre n’importe quelles mains. L’essentiel des ressources est donc consacré à l’organisation et à la défense militaire de la société. La science et la technologie ne progressent plus. Au contraire, on perd chaque année des techniques et des savoirs. L’érosion se poursuit de nombreuses décennies parce que, inexorablement, sous l’effet des boucles de rétroaction positives, les températures mondiales et le niveau des océans continuent de monter. Il n’est plus question de civilisation occidentale. Il y a d’un côté les zones abandonnées à la barbarie, de l’autre une néo-Antiquité nucléarisée. Au cours de la seconde moitié du XXIe siècle, la population mondiale est divisée par trois. Les pertes les plus lourdes interviennent bien sûr dans les zones du Sud dévastées par le réchauffement. Mais, même au Nord, le taux de mortalité grimpe en flèche en raison de la pénurie généralisée. Cette catastrophe humanitaire sans précédent se double d’un cataclysme écologique. Même si les émissions anthropiques de carbone finissent par s’effondrer avec la civilisation occidentale, elles sont plus que compensées par les émissions néo-naturelles liées à la fonte du permafrost et la réduction de l’albédo terrestre. À l’échelle des écosystèmes, un réchauffement de plusieurs degrés en quelques décennies est d’une telle violence que 70 % de la biodiversité disparaît. (extrait de « L’effondrement (du monde) n’aura (probablement) pas lieu », Flammarion, 2022)
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