Lorsqu’on évoque les progrès incroyablement rapides de la technologie dans le monde du travail, on observe deux réactions opposées: soit une crainte très forte de ses effets (« Le métier de comptable va disparaître »), soit un enthousiasme débridé (« Chacun peut être un Michel-Ange maintenant! »). Les deux supposent que les compétences professionnelles vont compter de moins en moins face à la machine. Or, rien n’est moins sûr. Une décision prise par la Marine américaine apporte un éclairage intéressant sur la question.
Les progrès rapides de la technologie ne remettent pas en question la nécessité de développer des compétences professionnelles, au contraire.
En 2016, la marine américaine a rétabli la formation à la navigation astronomique pour ses officiers. La navigation astronomique est une technique de navigation qui consiste à déterminer sa position à l’aide de l’observation des astres et la mesure de leur hauteur. En Europe, elle fut mise au point à partir de la Renaissance par les navigateurs portugais. Cartes en papier, compas, crayon. Au XXIe Siècle!
Cette décision est au premier abord surprenante, mais elle était motivée par des considérations très pragmatiques: 1) Il s’agissait d’abord d’atténuer les vulnérabilités du GPS: La Marine était consciente des risques croissants associés à une dépendance excessive à l’égard de la technologie GPS. Des menaces potentielles telles que les attaques de satellites, le brouillage des signaux ou le piratage pourraient compromettre la fonctionnalité du GPS, rendant les opérations navales vulnérables. 2) Il s’agissait ensuite de mettre en place un système de secours fiable: La navigation astronomique offre une alternative robuste qui ne dépend pas des systèmes électroniques. En formant les officiers à cette méthode traditionnelle, la marine s’assurait que les capacités de navigation resteraient intactes même si les systèmes modernes tombaient en panne. 3) Enfin, il s’agissait d’améliorer les compétences fondamentales: La réintroduction de la navigation astronomique mettait l’accent sur l’importance des compétences fondamentales en matière de navigation. Cette approche garantissait que les officiers possèderaient une compréhension globale des principes de navigation, réduisant ainsi le risque d’erreurs associées à une dépendance exclusive à l’égard des systèmes automatisés.
En intégrant la navigation astronomique dans ses programmes de formation, la marine américaine visait donc non seulement à renforcer sa résilience opérationnelle et à se préparer à d’éventuelles perturbations technologiques, mais à améliorer la compétence globale de ses officiers.
Deux leçons
On peut tirer deux leçons de cette décision à l’heure d’une accélération technologique, en particulier avec l’IA.
La première leçon est que si l’utilisation de la technologie nous fait gagner en efficacité, elle peut aussi nous rendre fragile. Aujourd’hui, le GPS permet à des navigateurs de plaisance de partir en mer sans aucune compétence en navigation. Mais que leur système de navigation tombe en panne et ils sont perdus. C’est une vieille leçon historique que la robustesse d’un système nécessite un degré de redondance, et même à l’heure du GPS omniprésent, savoir lire une carte ou naviguer aux étoiles peut être utile. Il ne s’agit pas de refuser toute technologie au nom de la robustesse, comme l’ancien ministre écologiste Yves Cochet qui, en préparation d’un effondrement selon lui inévitable de notre société technologique, vit en autarcie dans une ferme. Plus simplement, il s’agit de reconnaître que s’il y a des avantages considérables à l’utilisation de la technologie, il y a aussi des risques qu’il faut mesurer, et gérer. Il n’y a pourtant rien de nouveau à cela: ce n’est pas parce que ma voiture risque de tomber en panne que je dois revenir au cheval.
La seconde leçon est que malgré les nouvelles technologies, la maîtrise des fondamentaux d’une discipline reste… fondamentale. Cartographie pour les marins, dessin à la main pour les artistes, lecture et rédaction des actes pour les juristes, tout cela reste nécessaire même si le développement accéléré de technologies aux performances incroyables peut faire penser le contraire. L’expérience a montré que des graphistes formés aux bases de leur métier, dessin à la main, conception des volumes, travail de la matière, etc. sont de meilleurs utilisateurs des logiciels graphiques. C’est également vrai pour l’IA. Un expert du domaine crée de meilleurs prompts, est mieux capable d’évaluer les réponses pour les améliorer, et est mieux à même d’utiliser intelligemment l’outil, notamment en sachant où celui-ci est pertinent et où il ne l’est pas. Là encore, il n’y a rien de nouveau. J’utilise des logiciels graphiques depuis 1984 mais je ne ne suis pas graphiste. Ce que je produis suffit pour mes besoins très simples, mais cela ne va guère au-delà, comme l’image d’illustration de cet article en témoigne. L’outil abaisse le niveau de complexité pour les néophytes en leur permettant de faire des choses qui étaient impossibles auparavant (ex navigation au GPS sans connaissance de cartographie) mais plus l’utilisateur a d’expertise du domaine, mieux il saura en tirer parti.
Ni rétrograde, ni naïf
En ce domaine, il convient donc d’éviter deux écueils: le premier est un refus de la technologie au nom de la résilience, illustré par Yves Cochet. L’idée qu’on puisse retrouver un état où nous ne dépendions plus de la technologie est en effet une chimère. Les premiers outils utilisés par l’homme datent d’au moins 2,6 millions d’années, et nous ne reviendrons pas en arrière. On peut remplacer sa voiture par un cheval, mais celui-ci peut aussi tomber malade ou mourir et nous laisser en rade. On oublie en effet qu’il constitue, lui aussi, une technologie pour nous au sens où nous lui sous-traitons une activité pour qu’elle soit plus efficace. La résilience ultime consisterait à ne plus rien utiliser comme technologie et donc à se retrouver tout nu dans une caverne. Mais on sait que la résilience de nos ancêtres était toute relative dans cet état. D’où l’impasse. Le second écueil est une utilisation naïve de la technologie qui ignore les risques qu’elle crée, comme nos plaisanciers qui partent en mer sans aucune connaissance de base de la navigation, et qui méconnait la réalité du travail.
Face à la révolution technologique actuelle, retenons l’enseignement de la Marine américaine : les outils deviennent incroyablement puissants, mais les compétences fondamentales restent essentielles. L’avenir n’appartient ni aux technophobes qui rejettent tout progrès, ni aux enthousiastes qui délaissent les bases de leur métier, mais à ceux qui cultivent cette double expertise. La technologie la plus puissante ne remplacera jamais un professionnel compétent – elle permettra d’amplifier son talent et son savoir-faire. C’est dans cette alliance entre maîtrise des fondamentaux et utilisation éclairée de la technologie que réside le véritable progrès.
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