Boris Cyrulnik nous a appris le concept de résilience. Dans son nouveau livre - Quarante voleurs en carence affective, il explore le territoire de la violence et de ses origines.
À 86 ans, le neuropsychiatre veut désormais nous alerter face à la montée des totalitarismes. © BelgaImage
Le contraire de la résilience, c’est sans doute la violence. Et cette violence s’enracine dès la naissance et la petite enfance. À 86 ans, et après quarante années à écrire, Boris Cyrulnik n’a pas fini d’éclairer l’âme humaine et notre société. Dans son dernier ouvrage, Quarante voleurs en carence affective. Bagarres animales et guerres humaines, le neuropsychiatre et psychanalyste explore les sources de la violence humaine et la domination masculine qu’elle continue d’abreuver. Un ouvrage qui résonne aussi comme une alarme face à la montée des totalitarismes.
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Les carences affectives sont la clé qui permet de comprendre les violences dans notre société. Et vous y consacrez un livre... Boris Cyrulnik - C’est un problème qui est posé chaque fois qu’il y a une guerre ou une désorganisation sociale. Les premières publications à ce sujet datent de 1917, après la révolution russe. Il y avait tellement d’orphelins dans les rues qu’ils devenaient délinquants, ce qui était pour eux un mécanisme de survie. Ceux qui n’avaient pas la force ou la brutalité de devenir délinquants mouraient de faim. Anton Makarenko, pédagogue russe de l’époque, avait déjà soulevé le problème. Le seul moyen de sauver ces enfants était de les occuper sans arrêt et que les grands s’occupent des petits de façon à ce que les enfants ne soient jamais laissés seuls. Avec cette méthode, il a obtenu de grands résultats. Après la Seconde Guerre mondiale, qui a fait des millions d’orphelins, le problème s’est également posé. Des garçons, en majorité, qui devenaient délinquants. On constatait la même chose dans les ghettos où beaucoup de petits garçons arrivaient à se faufiler à travers des pierres descellées et allaient voler et attaquer les gens.
Pourquoi cette violence touche-t-elle surtout les garçons?Dans toutes les cultures, y compris la nôtre, c’est la violence des garçons qui a été privilégiée. Les frontières sont le résultat de guerres. La cartographie des religions, c’est le résultat de guerres. Quand j’étais enfant, tous les adultes nous disaient que nous ne traverserions pas la vie sans connaître une ou plusieurs guerres. Les garçons étaient formés à la violence. Les aristocrates faisaient de la boxe française et les prolos dont j’étais apprenaient la guerre de rue. On faisait notre service militaire où on apprenait la bagarre et à se servir d’armes. Quand on tuait quelqu’un en temps de guerre, on était décoré. Quand on tuait la même personne en temps de paix, on était emprisonné. Je donne cet exemple pour montrer que le contexte culturel joue un rôle majeur dans l’apprentissage de la violence par les petits garçons.
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Mais vous soulevez aussi une problématique biologique à l’origine de cette violence...Oui. Mais il y a d’abord des cultures entièrement consacrées à la violence comme les Spartes, les Mongols, le nazisme, mais aussi la France pendant la guerre de 14-18, qui a envoyé se faire tuer un million d’adolescents qui n’avaient pas le droit de vote dans les tranchées. Mais je pense que la culture ne fait jamais que récupérer une tendance naturelle. Des observations hormonales montrent que dans notre société, aujourd’hui, 5 % des petits garçons réagissent en mordant, en tapant, en cassant. À la plage, les destructeurs de châteaux de sable ne sont que des petits garçons. On ne voit jamais une petite fille le faire.
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Pourquoi?En 1980, j’avais mené une expérience dans les grandes surfaces de Marseille. On arrêtait les clients en leur montrant le visage d’un bébé en train de pleurer et on demandait aux personnes pourquoi ce petit garçon pleurait. Pratiquement tous les adultes, hommes et femmes, disaient “Oh! il a un sacré caractère, celui-là, on va le dresser”. C’est ce qu’on disait à l’époque: il faut dresser les garçons sinon ils vont devenir des bêtes sauvages et entraver les filles sinon elles vont toutes se prostituer. C’est avec ces doux principes éducatifs qu’on élevait les enfants. On a montré le visage du bébé en disant que c’était une petite fille. Là, les gens disaient: “Oh! il faut la consoler”. L’interprétation d’un même fait était déjà connotée. Chacun acceptait qu’un garçon était violent et qu’une petite fille était une victime. Or ces stéréotypes interprètent une tendance qui peut être biologique.
Quelle part est biologique?Les chromosomes des filles sont XX et si une anomalie est portée sur un X, elle ne s’exprime pas alors que les garçons ont des chromosomes XY et si une anomalie est observée, elle s’exprime. Par ailleurs, le chromosome Y est fragile et se fragmente facilement. Cela induit que dans les consultations pédopsychiatriques, il y a très peu de filles. 5 % des petits garçons et 1 % des petites filles démarrent brutalement dans la vie. Évidemment, cela veut dire que 85 % des garçons se développent parfaitement bien. Mais les courbes montent jusqu’à la puberté. Il y a donc un autre déterminisme hormonal qui est à son maximum chez les filles et les garçons à la puberté, sauf qu’il est huit à dix fois plus élevé chez les garçons. Et après la puberté, les deux courbes descendent parce que les hommes comme les femmes sécrètent de moins en moins d’hormones. Il y a donc probablement un déterminisme chromosomique et hormonal récupéré par les familles pour interpréter la brutalité des garçons ou le désespoir des filles et orienter les garçons vers la guerre ou la bagarre.
Pourtant, les choses changent...Dans notre culture depuis une ou deux générations, cela change. On considère que les garçons peuvent vivre socialement autrement que par la guerre. Les jeunes pères et hommes s’orientent de plus en plus vers les soins aux enfants. Ils découvrent le bonheur de tisser des liens d’attachement avec leur enfant, ce qui modifie leur biologie. Ces pères sécrètent moins de testostérone et plus d’ocytocine comme les femmes. Dans les cultures violentes, les femmes meurent à 36 ans après quatre grossesses et enfants amenés jusqu’à l’âge adulte. Aujourd’hui, chez nous, une femme sur deux devient presque centenaire. La culture de paix participe au développement des femmes et des hommes.
C’est la tendance à l’auto-agression des filles qu’on exploite désormais pour commettre des attentats.
À quoi mènent les carences affectives?Un bébé en carence affective, c’est un bébé que personne ne sécurise quand il rencontre les inévitables peurs de la vie. Si personne n’est là pour le rassurer, il se sent agressé et les bébés garçons réagissent par l’agression, en criant et en frappant alors que les bébés filles réagissent par l’auto-agression, elles se griffent et mordent les joues. Quand ils arrivent à l’adolescence, s’ils sont en carence affective, les garçons sont entraînés à agresser les autres et les filles à retourner leur violence contre elles-mêmes. Absolument toutes les cultures ont récupéré la violence des garçons pour la guerre et aujourd’hui on récupère la tendance à l’auto-agression des filles pour mener des attentats. Au Liban, 15 % des attentats-suicides sont le fait de filles. Au Sri Lanka, c’est 25 % et en Turquie, c’est 65 %. Ces filles dont le développement est difficile sont récupérées pour en faire des bombes en les fanatisant.
La clé de la paix dans le monde, c’est de sécuriser nos enfants?Oui, mais sans les emprisonner. Car il faut aussi échapper à l’emprise maternelle. À trois ans, à l’âge du non, les enfants s’opposent à leur mère. Un enfant de trois ans va par exemple se cacher dans un placard au moment de prendre le train. Pour lui, c’est une victoire d’autonomie. C’est le premier conflit de générations. Le deuxième conflit, c’est à l’adolescence, où la sexualité naît et on doit quitter son foyer, son père et sa mère, pour courtiser ailleurs et faire sa propre vie. Mais notre culture actuelle empêche presque l’autonomie des jeunes en leur faisant faire des études jusqu’à 25 ans pour les filles et 27 ans pour les garçons, ce qui fait que l’indépendance sociale est retardée.