L’idée d’un environnement virtuel immersif, ouvert et universel alimente les phantasmes de nombreux auteurs et entrepreneurs. Pourtant, la réalité opérationnelle nous force à comprendre que cette vision idéaliste du métavers ne se réalisera probablement jamais. Pour s’en convaincre, il suffit de constater à quel point le web et les usages numériques sont aujourd’hui dominés par les plateformes. La bonne approche semble donc de ne pas attendre que se réalise dans quelques années une vision utopique, mais de se concentrer sur les usages actuels qui sont bien réels et ouvrent de nombreuses opportunités.
Le sujet du métavers est toujours aussi bouillant dans l’actualité, toujours aussi insaisissable, toujours aussi clivant. Deux clans s’affrontent : d’un côté les prosélytes qui cherchent à mettre en avant leur projet ou investissement ; et de l’autre, les détracteurs qui observent toute cette frénésie avec un oeil critique, parfois moqueur. Une posture parfaitement résumée dans cette boutade : « Qu’est-ce que le métavers ? Un faux univers virtuel !«
Cette opposition entre les deux clans génère des signaux contradictoires qui compliquent considérablement la compréhension de ce qu’est le métavers (ou pas) et du potentiel que représentent les usages virtuels et assimilés (Is the Metaverse Just Marketing?).
Le problème est que la majorité des articles ou avis publiés sur le sujet ne font que paraphraser ce qui a déjà été dit. De ce fait, on tourne en rond et le débat ne progresse pas (Les Français et les métavers : entre méfiance et indifférence). J’ai déjà publié plusieurs articles sur ce sujet (à lire ici), mais pour vous aider dans la compréhension de ces usages, je vous propose un point de vue plus tranché.
Une vision communément admise du métavers qui remonte aux années 80
Dans quasiment tous les articles que j’ai pu lire ou toutes les interventions que j’ai pu regarder, il y a une forme de consensus autour de l’idée que le métavers est un concept lancé par Neal Stephenson dans son livre Snowcrash. Ce livre ne sort néanmoins pas de nulle part, puisqu’il trouve ses racines dans le mouvement cyberpunk initié avec d’autres ouvrages comme le Neuromacien de William Gibson ou Simulacron 3 de Daniel Galouye.
Ce qui me dérange avec ce point de départ littéraire est que l’on accorde à des écrivains, qui ne sont pas des informaticiens, le soin de définir ce qu’est un métavers à une époque où les ordinateurs commençaient à peine faire tourner une interface graphique. N’est-ce pas un comble que de décrire les futurs usages numériques en s’appuyant sur des bouquins publiés au siècle dernier ? Il y a ainsi un énorme décalage entre ce qu’était l’outil informatique à cette époque et ce que proposent les supports et terminaux numériques aujourd’hui, et à fortiori dans les prochaines années. Pour les plus jeunes, un ordinateur dans les années 90 ça ressemblait à ça :
La vérité que l’on a du mal à admettre est qu’à défaut d’être une technologie ou un usage, le métavers un idéal. Nous pouvons faire ici un parallèle entre le métavers et l’intelligence artificielle : chacun en a sa propre définition et y place ses espoirs et phantasmes. L’IA est ainsi un concept reposant sur des théories du siècle dernier (les premières réflexions d’Alan Turing sur l’intelligence computationnelle remontent aux années 50) et des technologies qui progressent régulièrement, mais de façon non linéaire et asynchrone. Aujourd’hui encore, nous avons le plus grand mal à définir ce qu’est réellement une IA, ou du moins ce qui n’en est pas. Le problème est que cette compréhension repose sur la vision des pères fondateurs de l’IA formulée à une époque totalement différente.
Pour le métavers, c’est la même chose : la vision formulée dans les années 80-90 est très éloignée de la réalité d’aujourd’hui, aussi bien au niveau des technologies (celles qui sont disponibles et celles qui le seront très prochainement), mais aussi des usages (qui évoluent très rapidement), voir des préoccupations sociales, environnementales ou économiques.
Bref, pour définir ce qu’est ou non le métavers, il est bien plus pertinent de partir de l’existant.
Des exigences techniques et fonctionnelles qui ne correspondent à aucune réalité
J’ai déjà essayé de définir ce qu’est le métavers, mais c’est un exercice délicat : « Le métavers est un média virtuel immersif où des avatars vivent des expériences dans des environnements persistants« . Il existe des définitions plus complètes, mais elles s’apparentent plus à des listes au Père Noël qu’à un cahier des charges réalistes (The Metaverse: What It Is, Where to Find it, and Who Will Build It). Ainsi Matthew Ball précise que le métavers permet de vivre des expériences virtuelles ou réelles, de participer à des évènements synchrones ou asynchrones, au sein d’environnements persistants, avec une économie fonctionnelle, des contenus créés par la communauté et une interopérabilité des objets et propriétés.
Comme vous pouvez le voir, le métavers est un concept fourre-tout. Pire : certains s’en servent comme de pot-pourri des dernières innovations dans l’espoir de former un tout à priori alléchant, mais à postériori qui fait surtout mal à la tête. Le schéma suivant en est la parfaite illustration : on y trouve pêle-mêle la 6G, la blockchain, le edge computing, les interfaces graphiques multi-tâches, les places de marché d’actifs numériques, la curation, les sports électroniques…
Certes, le schéma est coloré, c’est cool, mais je ne comprends pas bien la logique derrière cet empilement de termes techniques et usages « novateurs ». S’il faut réunir toutes ces technologies et tous ces usages pour concrétiser le métavers, alors il n’existera probablement jamais. C’est là où la réalité rattrape la fiction (littéraire) : le métavers et un concept très large qui se heurte à des problèmes techniques, fonctionnels et économiques quasiment insolubles.
D’un point de vue technique, la compatibilité entre les univers est un critère extrêmement complexe à mettre en oeuvre. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder ce qui se passe dans les jeux vidéo. Pour vous la faire courte, les jeux vidéo ne sont pas codés de A à Z, ils utilisent des moteurs qui ne sont pas compatibles entre eux (ex : Unreal Engine, Unity, Cry Engine, Frostbyte…). De ce fait, il est impossible de récupérer mon personnage dans Call of Duty pour jouer avec dans Fortnite. C’est ce qui est fort justement expliqué dans cette intervention de ce vétéran des jeux vidéo : Raph Koster’s real talk about a real metaverse.
C’est bien simple, la compatibilité entre les jeux n’a jamais été envisagée, rien que la portabilité des sauvegardes pour un même jeu est un sacré casse-tête. Il n’y a que les jeux récents de Ubisoft qui la proposent, grâce à un système de sauvegarde dans le cloud, sinon aucun autre jeu ne permet d’utiliser une sauvegarde Playstation sur une Xbox (ou inversement).
Cette particularité technique peut être perçue comme un facteur limitant, bien que c’est une fonctionnalité qui n’est pas requise, aussi bien pour les jeux vidéos que pour d’autres supports numériques. Par exemple, les sites web sont tous réalisés avec un petit nombre de briques technologiques (ex : WordPress, Drupal, jQuery, Bootstrap…), mais ne sont pas compatibles entre eux : mon compte Amazon n’est pas valable sur le site de la Fnac et inversement. Le seul dénominateur commun est l’adresse email qui sert à m’identifier (et encore, c’est mon choix d’utiliser la même).
La seule possibilité de rendre les univers virtuels compatibles entre eux serait de forcer les éditeurs à utiliser le même moteur de rendu 3D, l’équivalent d’un WordPress des univers virtuels. Mais ceci créerait un monopole de fait dont personne n’a réellement envie. Vous pourriez me dire qu’il suffit d’en confier la réalisation à une fondation indépendante, mais qui va financer ça ? Une autre possibilité serait d’avoir un lecteur universel… édité par une fondation indépendante… Figurez-vous que c’est déjà le cas avec Firefox Reality, un navigateur reposant sur le standard WebVR, mais la fondation vient juste d’annoncer l’abandon de ce projet : Mozilla is shutting down its VR web browser, Firefox Reality. Nous sommes donc dans une impasse.
Il y a aussi un problème fonctionnel : puisque les différents environnements virtuels proposent des expériences très différentes, ils répondent à des logiques fonctionnelles / ergonomiques divergentes. Là encore, il faut chercher du côté des jeux vidéo pour comprendre que ce « problème » n’en est pas réellement un, car personne ne cherche à utiliser la même interface, les mêmes commandes ou les mêmes systèmes de progression entre un jeu de tir (ex : Call of Duty), un jeu de voiture (ex : Forza Horizon) et un RGP (ex : The Witcher).
Il y a enfin un problème économique, car si plus de 95% des adultes possèdent un smartphone en France, seuls 20% sont équipés d’une montre connectée et à peine 4,5% d’un casque de réalité virtuelle, soit moins de 3 M de personnes.
C’est évidemment au niveau du pouvoir d’achat que ça coince, car tout le monde ne peut pas se payer un casque à plus de 500 €, en plus du reste…
En synthèse : s’obstiner à voir le métavers comme cet environnement virtuel ouvert, universel et libre de droits est une illusion. Même dans 10 ans je doute fortement que nous parvenions à réunir toutes les conditions citées plus haut, car encore une fois, il y a les défis technologiques, mais également fonctionnels et économiques. Il relève donc du bon sens de s’intéresser à ce qui existe plutôt que de parier sur un concept né dans les années 80 / 90.
Une chimère qui masque des usages bien réels
Aujourd’hui, les plateformes virtuelles qui se rapprochent le plus de ce que devrait être un métavers sont OpenSimulator et Star Citizen. D’un côté, OpenSimulator séduit par son ouverture et sa décentralisation, mais au détriment de la faciliter de prise en main et de la fidélité graphique.
De l’autre, Star Citizen est une référence de par sa richesse et son ambition, mais au détriment de l’ouverture.
Ces deux plateformes sont méconnues du grand public et de nombreux professionnels qui se prétendent « experts » du métavers, à tort, car elles cochent de nombreuses cases. Dans tous les cas de figure, comme vous pouvez le constater, tout est question de compromis, car nous n’avons pas et nous n’aurons probablement jamais le métavers ultime. La question que nous devrions nous poser est : sommes-nous obligés de chercher à compléter la vision « cyberpunk » du métavers ? Effectivement, quand on y réfléchit bien, il existe des environnements virtuels proposant une expérience très intéressante, même si elle diverge de la vision idéaliste du métavers (The metaverse is a new word for an old idea) ?
Partant de cette réflexion je suis tout à fait en phase avec la conclusion de cet article : « Le métavers est très proche, peut-être dans les prochaines années, si nous ne compliquons pas trop les choses pour que cela dure plus longtemps » (Quels sont les sept règles du métavers ?).
OK, donc suffit-il de cartographier l’existant pour avoir une vision précise de ce qu’est le métavers ? Oui et non. Oui, car il existe des plateformes virtuelles qui rassemblent des centaines de millions d’utilisateurs ; non, car le périmètre de ce qui relève actuellement du métavers peut être extrêmement large et source de confusion. C’est en tout cas ce que l’on peut légitimement se dire avec des cartographies comme celle-ci : Market Map of the Metaverse.
Comme pour le schéma précédent, cette cartographie mélange tout un tas de technologies, concepts et éditeurs : de Netflix à Amazon en passant par Shopify et OpenAI.
Le fait est qu’il existe effectivement un très grand nombre de technologies, solutions, services et acteurs qui sont potentiellement plus ou moins liés au métavers, ou du moins à ce qui s’en rapproche. Comme le dit le proverbe : Less is more. Aussi, je vous propose mon propre schéma pour vous aider à y voir plus clair, une cartographie qui se limite aux environnements virtuels existants et qui permet de comprendre l’origine et l’évolution de chacun de ces usages.
Je distingue ainsi 8 types de services qui proposent de vivre des expériences immersives tout à fait crédibles, enrichissantes et/ou divertisantes :
- les jeux de transréalité qui permettent d’interagir avec des personnages / objets virtuels dans des lieux réels (ex : Pokemon Go) qui se situent à la croisée des jeux géolocalisés et des univers virtuels ;
- les jeux à économie réelle comme Entropia Universe qui proposent une expérience multijoueurs, ainsi que de nombreux attributs des univers virtuels ;
- les plateformes ludiques en 3D comme Roblox qui sont à cheval entre les univers virtuels et les jeux de construction ;
- les plateformes sociales en 3D comme The Sandbox qui sont très proches des précédentes, avec une expérience plus tournée vers la conversation que vers le jeu, mais proposant plus de liberté que les services de « social VR » comme VR Chat ;
- les plateformes d’avatars comme Zepeto qui proposent des expériences toujours plus diversifiées ;
- les plateformes de concerts virtuels comme Wave qui ambitionnent de révolutionner le secteur et rencontrent un gros succès en Corée du Sud ;
- les plateformes de collaboration virtuelle comme Microsoft Mesh qui mélangent réalité augmentée et virtuelle ;
- enfin les jeux de cartes en ligne comme Axie Infinity qui réinvente le concept de jeux de cartes numériques, mais en y ajoutant des NFT.
Comme vous pouvez le voir, ce panorama des usages révèle non pas un métavers unique, mais plusieurs pseudo-métavers qui n’ont pas attendus de cocher toutes les cases pour séduire des centaines de millions d’utilisateurs.
Selon cette analyse, vous pouvez vous rendre compte également que l’horizon de réalisation du métavers est beaucoup plus proche qu’on ne le pense. D’une part, car ces usages sont bien réels et rentables. D’autre part, car nous sommes loin de la révolution énoncée : tous ces usages sont effet le fruit d’une longue évolution, d’où leur maturité et surtout leur potentiel. D’autant plus qu’ils peuvent se cumuler.
C’est à ce stade de mon argumentation que je me dois de parler de l’éléphant dans la pièce : Meta. Vous n’êtes pas censé ignorer que Facebook a opéré l’année dernière un repositionnement et même un changement de nom. L’objectif poursuivi est de prendre les gros concurrents de vitesse et de réduire au silence les plus petits. Quoi que vous pensiez de Meta, on ne peut pas leur reprocher un manque d’ambition ou d’exécution, car ils sont déjà présents dans la moitié de ces usages : les plateformes virtuelles avec Horizon Worlds, les avatars qui sont compatibles avec Facebook, Instagram, Messenger et bientôt WhatsApp (Meta adds 3D avatars to Instagram Stories, with updates for Messenger and Facebook), les concerts virtuels avec Venues et la collaboration avec Workrooms.
Est-ce que le métavers existe sans que l’on s’en soit rendu compte ? Pour répondre une bonne fois pour toute à cette question, il faudrait que l’on s’entende sur la définition exacte du métavers, ce qui est justement l’origine du problème. Ce qui est certain, c’est que si l’on voit le métavers comme un grand puzzle, alors il est évident que Meta possède beaucoup plus de pièces que les autres (et accessoirement plus de 3,5 MM d’utilisateurs, ce qui est un plus non négligeable).
Dans tous les cas de figure, si vous pouvez légitimement douter de l’intérêt ou de la faisabilité du métavers, vous ne pouvez absolument pas nier l’existence de ces usages. Il faut non seulement faire avec, car ils ne vont pas disparaitre, mais également les comprendre pour pouvoir les exploiter, ce qui est plus difficile à dire qu’à faire.
Une nécessaire acculturation aux nouveaux usages numériques
Comme nous venons de le voir, le métavers est l’arbre qui cache la forêt : un concept protéiforme qui brouille notre compréhension des usages virtuels et nous empêche de correctement en appréhender le potentiel.
Le problème est que l’on peut difficilement se former au métavers en partant de rien. Formulé autrement : celles et ceux qui sont éloigné(e)s des loisirs numériques vont avoir le plus grand mal à comprendre et accepter ces nouveaux usages. Je suis ainsi régulièrement confronté à ce problème quand je tente d’expliquer ce qu’est le métavers (ou le Web3) à des directeurs marketing / com° ou à des CoDir : le déficit de culture numérique est tellement important qu’il est extrêmement difficile de leur faire comprendre ces usages récents.
En gros : mes interlocuteurs sont globalement réfractaires aux usages numériques traditionnels (ex : commerce en ligne), ils ont logiquement le plus grand mal à se projeter dans ces nouveaux usages, car ils ne sont pas compatibles avec leur schéma de pensées (des modèles hérités des 30 glorieuses et de l’ère de la consommation de masse).
Il est ainsi nécessaire d’avoir une bonne culture en jeux vidéo pour comprendre ce qui motivent les membres de ce club d’équitation virtuel : Meet the hundreds of horse girls running Red Dead Online’s kindest posse. D’une part, le jeu est splendide et offre d’authentiques moments de détente ; d’autre part, ces jeunes femmes / filles ne sont pas nécessairement bien accueillies ou traitées dans les clubs d’équitation de la vraie vie où règnent généralement une ambiance machiste et où trainent des prédateurs sexuels. D’où l’idée d’avoir une activité récréative, en rapport avec leur passion pour les chevaux, dans un environnement qui ne leur fait pas prendre de risque ou qui ne va pas générer de contrariétés, car le but premier est de se détendre et de discuter librement (lire à ce sujet : Le XXIème siècle sera vidéo-ludique).
De même, il est nécessaire d’avoir un premier verni sur la finance décentralisée pour ne pas être noyé sous le jargon ou effrayé par les dynamiques financières mises en oeuvre dans les plateformes virtuelles (ex : achat de biens ou de terrains virtuels). Là encore, il y a un écart générationnel, car si 40 % des moins de 35 ans montrent un intérêt pour les cryptos et NFTs, la proportion tombe à moins de 20% pour les plus de 50 ans (source : IFOP). L’idée n’est pas de les forcer à acheter des cryptos, mais de les aider à comprendre que pour certains, la finance décentralisée n’est pas une lubie, mais une nécessité.
Nous en revenons au problème de fond dont je parle depuis de nombreuses années : la dette numérique. Plus les années passent, et plus le déficit de connaissances et compétences numériques s’accentue, donc plus il est compliqué pour les entreprises de déployer de nouveaux services ou de mettre à niveau ses collaborateurs.
Comme toujours, la solution n’est pas d’essayer de frapper un grand coup en achetant des terrains virtuels dans l’espoir de faire illusion auprès des journalistes et actionnaires, mais plutôt de pratiquer l’apprentissage continue pour pouvoir s’adapter à l’évolution perpétuelle des usages et attentes.
J’espère que ma cartographie vous aidera à y voir plus clair et à vous forger une opinion sur le métavers.