Le groupe pétrolier français était au courant depuis 1971 jusqu’à la fin des années 2000 du danger de l’utilisation des énergies fossiles mais n’a pas agi, essayant au contraire de le minimiser, auprès des décideurs et du grand public.
A view shows the French oil giant Total refinery in Donges, France, November 21, 2017.
La colère risque de faire tache d’huile. Total avait connaissance des conséquences néfastes de ses activités pour le climat dès 1971 mais a entretenu le doute à la fin des années 1980 et cherché ensuite à contrecarrer les efforts pour limiter le recours à ces énergies fossiles, selon un article scientifique paru mercredi dans la revue Global Environmental Change. Christophe Bonneuil, directeur de recherche au CNRS, Pierre-Louis Choquet, sociologue à Sciences-Po, et Benjamin Franta, chercheur en histoire à l’université américaine de Stanford, ont étudié les archives du groupe pétrolier, devenu TotalEnergies, ainsi que des revues internes et des interviews.
Une publication dans la revue de Total, en 1971, expliquait ainsi que la combustion d’énergies fossiles conduisait «à la libération de quantités énormes de gaz carbonique» et à une augmentation de la quantité de gaz carbonique dans l’atmosphère. Une «augmentation […] assez préoccupante», notait le texte de 1971. Pour autant, le groupe a passé ce sujet sous silence, relèvent les chercheurs.
Au milieu des années 1980, le géant américain Exxon, via l’Association environnementale de l’industrie pétrolière (Ipieca), prend la tête d’une campagne internationale des groupes pétroliers pour «contester la science climatique et affaiblir les contrôles sur les énergies fossiles», poursuivent les chercheurs.
«Fabrique de l’ignorance» et greenwashing
Bernard Tramier, directeur de l’environnement chez Elf puis Total de 1983 à 2003, cité dans l’article, raconte avoir été informé de l’importance du réchauffement climatique lors d’une réunion de l’Ipieca en 1984. Deux ans plus tard, il en alerte le comité d’exécutif d’Elf : «Il est donc évident que l’industrie pétrolière devra une nouvelle fois se préparer à se défendre.»
«La nouveauté est qu’on pensait que seul Exxon et les groupes américains étaient dans la duplicité. On s’aperçoit que nos champions pétroliers français ont participé à ce phénomène au moins entre 1987 et 1994», résume à l’AFP Christophe Bonneuil, parlant d’une «fabrique de l’ignorance».
Parallèlement, Total et Elf ont fait «pression, avec succès, contre les politiques qui visaient à réduire les émissions de gaz à effet de serre», tout en cherchant à se doter d’une crédibilité environnementale à travers des engagements volontaires, avance l’étude de ce mercredi.
A la fin des années 1990, l’approche change. Les experts climat de l’ONU, le Giec, publient leur premier rapport en 1990. Le sommet de la Terre à Rio en 1992 débouche sur l’adoption de la Convention cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC). Le protocole de Kyoto est adopté en 1997.
«L’industrie pétrolière française cesse de remettre en cause publiquement les sciences climatiques, mais continue à augmenter ses investissements dans la production pétrolière et gazière», à insister sur «l’incertitude, minimisant l’urgence [climatique] et à détourner l’attention des énergies fossiles comme cause première du réchauffement» climatique mondial, poursuivent les chercheurs.
Vers le milieu des années 2000, nouvelle stratégie. Le groupe Total, qui a absorbé Elf en 1999, accueille une conférence sur le changement climatique en septembre 2006. Son PDG de l’époque, Thierry Desmaret, reconnaît la réalité du changement climatique et les conclusions du Giec.
«La science et les affaires»
Total «commence à promouvoir une division des rôles entre la science et les affaires, où la science décrit le changement climatique et les entreprises prétendent le résoudre», revendiquant ainsi sa légitimité à influer sur les politiques publiques et des entreprises et mettant en avant sa «transition énergétique».
Dans une réponse transmise à l’AFP avant la publication de l’article scientifique, le groupe déclare : «La connaissance qu’avait TotalEnergies du risque climatique n’était en rien différente de la connaissance émanant de publications scientifiques de l’époque [les années 70, ndlr]». «Les dirigeants de Total […] reconnaissaient l’existence du changement climatique et le lien avec les activités de l’industrie pétrolière» et depuis 2015, la société a pour objectif «d’être un acteur majeur de la transition énergétique», poursuit-il. Ce qui ne s’avère guère convainquant.
Une étude de 2017 a montré que le groupe pétrolier américain ExxonMobil savait depuis les années 80 que le changement climatique était réel et causé par des activités humaines. Mais le groupe s’est évertué pendant des années à entretenir le doute sur cette réalité, trompant ainsi ses actionnaires et les citoyens.