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Elle a eu une intuition de génie, qui lui a valu le prix de l’Inventeur européen de l’année 2022. Claude Grison, chimiste bio-inspirée, a développé des méthodes pour décontaminer les sols et l’eau grâce à des plantes. Mieux encore : les métaux ainsi récupérés servent de catalyseurs « écolos » pour la synthèse de médicaments ou de produits cosmétiques.
La Nouvelle-Calédonie, son lagon féerique, ses récifs merveilleux… et ses sols ravagés par l’extraction minière. Cinquième producteur mondial de nickel, l’archipel paie un lourd tribut écologique à cette industrie lourde. Vingt mille hectares y sont si dégradés qu’on se croirait sur Mars. Ce sont des terrains caillouteux et desséchés que les averses et les ouragans lessivent chaque année. Les polluants, amenés par les eaux, atteignent ainsi les rivières et le lagon, mettant en péril les récifs coralliens. Jusqu’à il y a peu, il n’y avait aucune solution satisfaisante à ce désastre. Mais aujourd’hui, à Thio, à 120 kilomètres au nord de Nouméa, l’un de ces sites miniers réputés stériles reverdit peu à peu. Claude Grison, chercheuse CNRS et directrice du laboratoire de Chimie bio-inspirée et innovations écologiques1 est passée par là.
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À Thio, en 1999, sur la côte est de Nouvelle-Calédonie, l’extraction du nickel a ravagé le paysage : flore détruite, sols dégradés et stériles. Cette mine à ciel ouvert a été un test grandeur nature pour Claude Grison, qui y a introduit des espèces végétales résistantes aux métaux pour restaurer le sol.
Sur ce site pilote, la chimiste teste une idée révolutionnaire : utiliser des espèces végétales résistantes aux métaux pour décontaminer le site et permettre à la nature de reprendre ses droits. Et, dans le même temps, stopper les flux toxiques vers le lagon. Mieux encore : la chercheuse, récompensée en 2014 par la médaille de l’innovation du CNRS, rentabilise ces travaux de restauration environnementale en valorisant les plantes gorgées de métaux qu’elle récolte ensuite sur les friches industrielles. Sur l’ancienne mine à ciel ouvert, un nouveau concept de chimie verte est né...
Entre recherche et enseignement
Claude Grison voit le jour en 1960 à Verdun, une ville entourée de forêts qu’enfant elle parcourt à pied ou à vélo autant qu’elle le peut. Très tôt, elle s’intéresse aux sciences, à toutes les sciences. Père écrivain et mère fonctionnaire à la Banque postale, elle s’imagine plus tard prof de maths. Finalement, à l’université de Nancy, elle s’oriente vers la chimie « qui est au carrefour de plusieurs disciplines : elle est proche de la physique et requiert l’utilisation de beaucoup d’outils mathématiques, mais fait aussi partie intégrante de l’étude de la vie grâce à la biochimie et la chimie organique, commente la chercheuse. Et pour s’exprimer correctement, décrire ses recherches et prendre du recul, il faut jongler avec un peu de littérature et de philosophie... C’est une discipline assez centrale en somme ».
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Pour la lauréate du prix de l'Inventeur européen 2022, « obtenir des prix est surtout la reconnaissance d’une démarche qui montre que la chimie et la protection de l’environnement ne sont pas opposées ».
Claude Grison obtient son doctorat en 1987, « de la chimie organique pure et dure », puis enchaîne avec un postdoc dans le privé, sur un site industriel appartenant à Total. Une expérience si positive qu’elle est tentée par la voie de la recherche et développement (R&D). « Ça a été un choix difficile, mais finalement je suis revenue vers la recherche fondamentale et l’enseignement supérieur. » En 1994, elle intègre en effet le laboratoire de Chimie organique biomoléculaire à Nancy, qu’elle codirigera jusqu’en 2003, tout en devenant professeure – parmi les plus jeunes de France – à l’université de Nancy.
Ses recherches portent d’abord sur un sujet au carrefour de la chimie et de la biologie : les mécanismes qui permettent aux bactéries de résister aux antibiotiques et de devenir virulentes. Lorsque ces micro-organismes sont attaqués par un antibiotique, non seulement ils tentent de résister, mais en plus, ils développent des stratégies de défense et d’adaptation étonnantes. Comprendre ces processus à l’échelle moléculaire est primordial pour développer de nouvelles approches thérapeutiques, en particulier face aux bactéries multirésistantes.
Pour s’adapter et résister, les bactéries trouvent des solutions extraordinaires, comme la mise en place de sortes de boucliers moléculaires. Cela force à la modestie.
En 2003, elle accepte une mutation et devient directrice adjointe du laboratoire de Chimie biomoléculaire, à Montpellier. Elle y poursuit ses recherches sur les bactéries et, deux ans plus tard, découvre le fonctionnement d’une enzyme importante dans la résistance aux antibiotiques. « Quand on voit ça, on ne peut qu’admirer la chimie de la nature. Pour s’adapter et résister, les bactéries trouvent des solutions extraordinaires, comme la mise en place de sortes de boucliers moléculaires. Cela force à la modestie », confie-t-elle.
La curiosité piquée au vif
Le tournant de sa carrière vient en 2007. Quatre étudiantes en classe préparatoire au lycée Joffre, rencontrées dans le cadre de travaux d’initiative personnelle encadrés2, lui posent une question : peut-on dépolluer les sols à l’aide de plantes ? Claude Grison doit bien avouer qu’elle n’en sait rien. Mais la curiosité piquée au vif, elle se plonge dans la littérature scientifique disponible. Elle découvre alors qu’il n’existe pas de bonne méthode pour traiter un terrain contaminé comme ceux que les projets miniers laissent souvent derrière eux. « Il n’y avait que deux options : soit excaver les terres contaminées et les traiter dans un site industriel par des procédés chimiques lourds qui, à leur tour, produisent des déchets toxiques ; soit essayer de confiner la pollution pour qu’elle ne se propage pas, ce qui pose sur le long terme des problèmes d’infiltration d’eau et de contamination des nappes phréatiques. » En clair, le développement de nouvelles stratégies de restauration ne serait pas du luxe.
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Il se trouve justement que des écologues ont identifié des plantes capables de pousser dans des environnements très riches en métaux. Si pollués que, à ces exceptions près, aucune autre espèce végétale ne peut y survivre. Parmi ces plantes de l’extrême, la flore française compte le tabouret des bois (Noccaea caerulescens) et la vulnéraire (Anthyllis vulneraria). Celles-ci accumulent dans leurs feuilles des quantités telles de polluants qu’on s’attendrait à les voir mourir sans tarder. Pourtant, elles s’en portent bien. La clé de la dépollution des sites contaminés pourrait bien se trouver là.
Changement de cap
En 2008, coup de théâtre. Cette affaire de plantes dépolluantes la passionne tant qu’elle abandonne ses fonctions de directrice de laboratoire, délaissant une carrière toute tracée, pour intégrer un laboratoire d’écologie, le Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive3 où elle est alors la seule chimiste.
Au lieu de voir ces feuilles toxiques comme des déchets dangereux, Claude Grison à l'idée de les valoriser. Ainsi, les métaux qu’elles accumulent pourraient être à la base d’une nouvelle chimie.
Elle va aussi rencontrer José Escarré, l’écologue qui a décrit quelques années auparavant les facultés de l’une de ces plantes. Elle lui pose à son tour la question : pourrait-on utiliser cette espèce pour dépolluer des friches minières ? « Surtout pas, répond-il en substance. Cette plante est dangereuse. » En extrayant les polluants du sol, elle pourrait mettre en péril l’écosystème où elle se trouve. Et si ses feuilles gorgées de métaux étaient mangées par des herbivores ou des chenilles ? Ou bien, si elles étaient dégradées par les espèces détritivores ? La santé et la survie des animaux seraient menacées, en particulier ceux en bout de chaîne alimentaire, humains compris.
Claude Grison ne se laisse pas désarçonner. Il doit bien y avoir une façon de mettre à profit ces plantes hors normes. Lui vient alors une idée de génie, qui va changer le cours de sa carrière. Et si, au lieu de voir ces feuilles toxiques comme des déchets dangereux, on tentait de les valoriser. Les métaux qu’elles accumulent (zinc, cuivre, nickel, manganèse, etc.), pourraient être à la base d’une nouvelle chimie.
Économie circulaire des éléments chimiques
Qui a déjà fait des travaux pratiques de chimie au lycée le sait : beaucoup de réactions n’ont lieu qu’en présence d’un catalyseur. Il s’agit souvent d’éléments métalliques qui permettent aux différents composés chimiques impliqués d’interagir. Or, ces éléments métalliques pourraient tout à fait être extraits de plantes issues de sites pollués. Cette valorisation aiderait non seulement à rendre durables les efforts de décontamination des sites, mais elle permettrait aussi de produire de façon vertueuse toute une gamme de molécules d’intérêt industriel. Claude Grison imagine ainsi une sorte d’économie circulaire des éléments chimiques.
©Cyril Frésillon / ChimEco / CNRS Photothèque
Concrétiser l’idée constitue ensuite un long et patient travail : « On a revisité les grands mécanismes de la chimie organique qui pouvaient être réalisés grâce à nos catalyseurs d’origine végétale », se souvient-elle. À force d’essais, son équipe parvient au but en 2009. Les procédés qu’ils mettent au point permettent d’extraire les métaux des feuilles et d’obtenir des molécules d’intérêt, et ce sans utiliser de solvants, de réactifs toxiques, sans produire de déchets nocifs et sans consommer de quantités excessives d’énergie. Claude Grison participe ainsi au mouvement de la chimie douce et verte apparu dans les années 1990 et qui peu à peu s’étend dans l’industrie.
Vous avez dit « absurde », « farfelu », « ridicule » ?
La Nouvelle-Calédonie, où la chimiste est détachée en mission par le CNRS et le Muséum national d’histoire naturelle en 2010, est une occasion de mettre à l’épreuve ce concept. Elle sait que l’archipel peine à contenir la pollution métallique issue des friches minières. Or, la flore locale compte un grand nombre d’espèces résistantes à ces métaux. On y trouve par exemple un arbre capable de concentrer de telles quantités de nickel que sa sève est de couleur bleue4.
On est déjà parvenus à faire pousser quatre à cinq espèces différentes sur des sites expérimentaux, y compris des arbres.
La chercheuse décide de lancer un chantier pilote de restauration minière. Elle contacte une entreprise minière, réussit à l’intéresser, puis se met à la recherche de financements. Une tâche ingrate lorsqu’on a en tête un projet si éloigné des sentiers battus. « Absurde », « farfelu », « ridicule » sont quelques-uns des commentaires qu’elle récolte. Elle persévère pourtant, et, grâce au CNRS, puis à l’Agence nationale de la recherche, elle réussit, dès 2010, à mettre en place plusieurs sites expérimentaux couvrant au total six hectares.
Le but du projet ? Transformer des terrains stériles en un écosystème aussi ressemblant que possible à la végétation naturelle de l’île. « On est déjà parvenus à faire pousser quatre à cinq espèces différentes sur ces sites, y compris des arbres. C’est assez impressionnant à voir : on est partis de petites plantules de 10 cm, et, 18 mois plus tard, elles dépassaient la taille d’une personne », s’enorgueillit Claude Grison.
Chercheuse-entrepreneuse
Depuis l’expérience calédonienne, la carrière de Claude Grison a le vent en poupe. Devenue chercheuse au CNRS, elle crée et dirige le laboratoire de Chimie bio-inspirée et d’innovations écologiques en 2014. Elle dépose 35 brevets en une poignée d’années et crée deux entreprises afin de valoriser les écocatalyseurs® fabriqués à partir des plantes récoltées dans des terrains endommagés.
©Cyril Frésillon / ChimEco / CNRS Photothèque
Avec son équipe, la chercheuse débarrasse chaque année les zones humides du Sud de la France, comme ici dans les canaux du Rhône, d’environ 10 tonnes de jussie d’eau, une espèce envahissante qui asphyxie les milieux aquatiques.
La première s’appelle Bioinspir et commercialise de nombreuses molécules d’intérêt pharmaceutique, industriel ou cosmétique. L’une d’elles est très prisée des parfumeurs car responsable de l’odeur du jasmin. « Les procédés classiques pour la synthétiser sont lourds, produisent des déchets et reposent sur des solvants issus de la pétrochimie. Or, nous sommes parvenus à la fabriquer à l’aide de nos écocatalyseurs® à un prix compétitif par un procédé zéro déchets », se réjouit-elle. Au total, Bioinspir commercialise une soixantaine de composés chimiques. Sa seconde entreprise, qu’elle nomme Laboratoires de Bioprotection, commercialise un répulsif antimoustique naturel, Crusoé, disponible en pharmacies, parapharmacies et sur Internet.
D’une pierre trois coups
Après les sols, Claude Grison s’attaque aux eaux polluées en 2016. Elle montre que certaines plantes aquatiques envahissantes comme la jussie d’eau permettent de traiter des effluents contaminés par des métaux. Puis elle développe, au sein de Bioinspir, des filtres fabriqués à partir de jussie broyée en poudre. Avec ces filtres végétaux totalement biosourcés, Claude Grison fait d’une pierre trois coups : lutter contre la prolifération d’une espèce envahissante qui asphyxie les zones humides et les milieux aquatiques en France, décontaminer ces eaux de leurs métaux, y compris du palladium et des terres rares, et réutiliser ceux-ci comme écocatalyseurs® dans le cadre d’une chimie verte et durable.
©Cyril Frésillon / ChimEco / CNRS Photothèque
Claude Grison, qui examine ici la récolte du jour (à gauche), a eu l’idée de broyer la jussie d'eau pour concevoir des filtres végétaux biosourcés. Grâce à son système racinaire (à droite), cette plante capte en effet une grande quantité d’éléments métalliques.
Ses découvertes, brevets et méthodes de développement lui ont valu de nombreux prix. Dernier en date : le prix de l’Inventeur européen 2022. « Du point de vue personnel, c’est agréable d’obtenir des prix. Mais c’est surtout la reconnaissance d’une démarche qui montre que la chimie et la protection de l’environnement ne sont pas opposées. Écologie scientifique et chimie sont encore trop éloignées. Leurs deux communautés s’ignorent et ne veulent pas travailler ensemble. Pourtant c’est possible, nous l’avons montré avec mon équipe… », commente la chercheuse qui trouve aussi le temps pour une autre mission. Avec l’aide de sa fille, journaliste scientifique, elle s’adresse au grand public pour témoigner du rôle positif de la science en général et de la chimie en particulier, quand celle-ci se soucie de la nature. « Il y a aujourd’hui une véritable éco-anxiété liée à l’actualité, je le vois chez les jeunes de mon labo. Il est donc important de partager aussi des exemples positifs », conclut-elle. ♦
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Notes
- Les travaux d’initiative personnelle encadrés (Tipe) sont inscrits au programme des classes préparatoires scientifiques. Ils invitent les étudiants à réfléchir sur un sujet de recherche scientifique et technique, à prendre des initiatives, à structurer un projet et à travailler en groupe.
- Métal blanc argenté qui, sous forme de sulfate de nickel, prend une couleur bleue. Il entre notamment dans la composition de l’inox.