Vous le voyez comment, vous, le futur ? Serons-nous, demain, des “post-humains” ? Augmentés, semblables à des dieux ? Presqu’immortels et vivant dans un paradis techno-futuriste… avant le déluge ? Ou a contrario, vivrons-nous comme il y a 1 000 ans, avec des technologies antiques ? Tout cela, à cause d’une mini-apocalypse ?
Sur le papier, la collapsologie et le transhumanisme sont deux mouvements que tout oppose. Dans le coin gauche, né en Californie, le transhumanisme est un courant de pensée technophile qui fait de la technologie, et plus particulièrement des “NBIC” (nanotechnologies, biotechnologies, informatique, sciences cognitives ; autrement dit, les implants, les électrodes, les prothèses robotisées, l’IA et les “interfaces cerveau-machine”), le seul moyen pour l’humanité d’évoluer jusqu’à devenir des surhommes. En considérant que le progrès suit une courbe exponentielle, et que nous devrons demain nous “améliorer” afin de ne pas être dépassés par l’IA. Officiellement, le transhumanisme, c’est aussi cette idée scientiste que nous vivrons demain dans un monde meilleur grâce à la technologie. Dans une sorte de jardin d’Éden artificiel. Sans jamais regarder en arrière.
Dans le coin droit, voici un nouveau courant, développé surtout en France, qui s’érige comme l’alternative au techno-scientisme : la collapsologie. Se voulant résolument plus réalistes que les transhumanistes, qui en comparaison ressemblent à des adolescents qui fantasment sur une utopie de science-fiction, les collapsologues prévoient la fin imminente, inéluctable et brutale de notre monde “thermo-industriel” et capitaliste. Ils ne sont pas luddites, et ne s’opposent pas au progrès. Mais en s’appuyant sur quantité d’études scientifiques, ils observent, avec une objectivité glaçante, les effets du réchauffement climatique sur notre planète. Ainsi que les risques de futures, et probables, crises systémiques interconnectées et globales (écologique, économique, sanitaire, géopolitique, énergétique, démographique). Ils partent ainsi du principe que nous vivons dans un monde fini, aux ressources bientôt épuisées. Et où la seule issue, si nous ne changeons pas radicalement de mode de vie, est “l’effondrement”.
Effondrement et “échéance mortelle”
Les collapsologues s’inspirent en particulier des théories du géographe et biologiste évolutionniste Jared Diamond. En 2005, dans un ouvrage intitulé “Effondrement : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie”, le chercheur américain évoquait la possibilité d’un “effondrement civilisationnel” moderne, donc planétaire. Une chute semblable à celle qu’aurait connu par le passé les civilisations maya et pascuane, à cause de leurs comportements “écocides”. À savoir la surexploitation de leurs écosystèmes, entrainant leur destruction irrémédiable. Puis la diminution “brutale” de la population concernée, par manque de ressources vitales.
Jared Diamond fait lui-même fait partie d’un courant d’idées qui remonte au rapport remis au Club de Rome en 1972 par le professeur Denis Meadows et ses collègues du MIT. Dans leur étude portant sur les limites de la croissance, les chercheurs estimaient alors que le modèle de développement des Trente glorieuses n’était pas soutenable à long terme. Et qu’il était encore temps d’infléchir cette trajectoire funeste qui risquait de nous conduire jusqu’à un “effondrement environnemental” (par manque de ressources), autour de 2030.
Les collapsologues prophétisent de leur côté la fin de notre monde en 2050… Une date qu’étonnamment, le Seasteading Institute, une organisation transhumaniste créée par le milliardaire Peter Thiel (fondateur de PayPal), considère également comme une “échéance mortelle”. Une “deadly deadline” qui sera causée par la pénurie conjuguée de plusieurs ressources essentielles à notre survie (eau, nourriture, énergies fossiles), ainsi que par la surpopulation et le dérèglement climatique. Face à une probable apocalypse, les “seasteaders” prévoient de prendre leurs distances, en vivant au sein de petites communautés… bien à l’abri sur des “villes flottantes” high tech et “durables”.
Ce paradoxe pourrait surprendre, si nous en restions là dans notre analyse du transhumanisme VS la collapsologie. Comment est-il possible que ceux-là même qui portent une confiance aveugle dans la technologie, pensent aussi à assurer leurs arrières ? Et n’écartent pas, en fait, la possibilité d’un effondrement ? Pensent-ils vraiment que le déclin n’est pas certain, et que nous pourrons toujours nous en sortir grâce au progrès technologique ? Ou sont-ils en réalité les cousins cyniques des collapsologues ?
De la science fiction aux discours incantatoires
Essayiste et prospectiviste au Sénat, Antoine Buéno a enseigné la science-fiction, et plus spécifiquement l’utopie, à Sciences-Po. Dans “Futur, notre avenir de A à Z”, il va à contre-courant de l’historien Yuval Noah Harari et de son “Homo Deus”. Au lieu de célébrer le transhumanisme, il tient compte de la crise environnementale pour décrypter les signaux faibles qui permettent d’imaginer un futur possible. Il prend ses distances avec les techno-prophètes comme avec les collapsologues. L’avenir qu’il entrevoit se dessine quelque part entre les prophéties sombres des collapsologues et la pensée magique des transhumanistes. Pour lui, le futur sera un mix entre effondrement et singularité. Beaucoup plus proche du “cyberpunk” que de la ”hard SF” transhumaniste et du post-apocalyptique collapsologue. Plus proche de Blade Runner (Philip K. Dick), Mad Max (George Miller) et Carbone Modifié (Richard Morgan), que de 2001 : l’Odyssée de l’espace (Arthur C. Clarke), Les Robots (Isaac Asimov), La Route (Cormac McCarthy) et Ravage (René Barjavel).
Les courants transhumanistes et collapsologues puisent, consciemment ou non, dans la science-fiction pour imaginer leurs scénarios. Et tout comme l’un des rôles de la science-fiction est de nous préparer à des futurs possibles, ces deux mouvements préparent-ils en fait l’humanité telle qu’elle est, au monde de l’après-effondrement, ou au contraire au futur post-humain ? “Dans les deux cas, il y a une part de vrai. La crise environnementale pourrait véritablement rayer l’humanité de la carte, et le potentiel de la révolution technologique donne le vertige. Le discours collapsologue selon lequel notre façon de consommer les ressources n’est pas viable a du sens. Ce n’est pas délirant que de se dire qu’à un moment donné, notre civilisation n’échappera pas au déclin, même si elle est ultra-technologique. Autrefois, je me sentais aussi très proche des scénarios transhumanistes. Car, très franchement, le futur qu’ils imaginent fait rêver. Moi non plus, je ne veux pas mourir ! Et avec les progrès scientifiques et technologiques, on peut tout imaginer”, note Antoine Buéno.
Mais pour le prospectiviste, les deux discours sont aussi exagérés. “Ils s’ancrent certes tous les deux dans une réalité incontestable. Mais si l’effondrement est possible, rien ne permet d’affirmer qu’il est probable, ni inéluctable. Les collapsologues négligent la possibilité d’éviter cette chute en agissant pour résoudre la crise environnementale. Car le réchauffement climatique peut encore être stoppé : il ne nous fera atteindre le seuil fatidique des deux degrés de plus qu’en 2070, selon le GIEC”.
Côté transhumanisme, le compte n’y est pas non plus, observe-t-il : “Vivre jusqu’à 150 ans, décupler nos sens, supprimer les maladies : c’est un futur possible. Mais pas dans les temps invoqués par les transhumanistes ! Non, nous ne deviendrons pas des dieux dans 30 ans, et l’IA forte est encore un fantasme très lointain. De même que la fusion hommes-machines. Tout cela ne devrait pas se produire avant la fin du 21e siècle, a minima”.
Pour Antoine Buéno, “il y a là une espèce d’hubris en total décalage avec notre réalité, scientifique et technologique. Les transhumanistes tiennent pour acquis que le progrès scientifique et technologique sera linéaire, continu, comme s’il ne pouvait pas y avoir de coup d’arrêt. Comme si dans l’histoire, on n’avait pas déjà vu ça !” Et quand ils acceptent l’idée d’un effondrement, les transhumanistes partent aussi trop vite en besogne. “Ils pensent que la technologie devrait permettre de tout rétablir, dans la minute. Mais ils négligent totalement l’obstacle colossal de la crise environnementale. Et ils oublient que rien ne garantirait, en cas d’effondrement, que l’on puisse revenir en arrière. Il n’y a qu’à songer au temps perdu, d’un point de vue scientifique et technologique, entre la chute de l’empire Romain et la Renaissance”.
Ainsi, si notre futur devrait être marqué par la révolution technologique et la crise environnementale, “ces deux discours vont trop loin, car ils font, les uns et les autres, un saut quantique irrationnel. Incantatoire et relevant de la mystique. Les uns en vous disant que c’est fichu, que l’on n’y arrivera pas. Qu’il faut s’habituer à l’idée que notre civilisation thermo-industrielle est morte, faire acte de résilience et imaginer le ‘happy collapse’ (effondrement heureux). Les autres en vous disant que tout va bien se passer et que nous serons des hommes augmentés dans 30 ans, en ne se basant sur absolument rien de scientifique.” Rien ne permet ainsi d’affirmer, aujourd’hui, que le monde s’effondrera, ni que nous accéderont à l’immortalité d’ici 2050.
Gnosticisme et mystique
“Le châtiment est proche, repentez-vous”, semblent nous dire les collapsologues. “Nous allons bientôt détrôner Dieu, un futur lumineux est en marche”, rétorqueraient presque les transhumanistes. Discours eschatologiques et apocalyptiques d’un côté, utopie technologique en voie de devenir une religion laïque de l’autre : les deux courants ont chacun leurs prophètes, leur bonne parole et leur mythologie. En voilà, un autre point commun troublant.
“Il s’agit davantage de croyances que de projections pleinement rationnelles. Ce sont deux visions mystiques qui s’affrontent, qui se basent toutes deux, chacune à sa manière, sur la science, mais qui en viennent à vous donner un sens immanent. Immanent, parce qu’ils sont tous deux matérialistes (pas de transcendance). Et dans les deux cas, ils vous donnent un sens, un sens à la vie. À une époque où nous n’en trouvons plus avec le capitalisme, dont le but n’est que de s’enrichir toujours plus”, estime Antoine Buéno. Quand Pablo Servigne, collapsologue et biologiste, prône l’effondrement heureux, c’est-à-dire le fait de garder espoir, d’apprendre la survie en écoutant notre “voix intérieure” et de nous préparer à l’après, il nous donne un cap, un sens. “Il nous dit que notre monde sera difficile à abandonner car nous sommes habitués à lui, mais qu’il n’est pas si bon, et que l’on peut créer quelque chose de mieux”, note le prospectiviste du Sénat. Pablo Servigne, admet ainsi que ‘“personne n’est sûr que cela va arriver ou pas”, mais tel un gourou, il préfère écouter son raisonnement “en partie intuitif”, et “faire le pari de l’anéantissement d’un monde que l’on déteste”, qui laisserait place à un monde meilleur, où les survivants pourraient tout réinventer à partir de zéro.
Et le transhumanisme ? “Il vous donne aussi un sens. Il vous dit que le paradis, ce n’est plus la peine de continuer à le chercher dans les cieux, puisque nous l’atteindrons par nous-mêmes. En devenant des dieux, ici, sur Terre, grâce à nos joujoux et à notre grande intelligence”. Une vision décrite notamment par Yuval Noah Harari dans Homo Deus : un homme demi-dieu qui, par un développement tout puissant et sans limite de la technique, serait un jour capable de s’affranchir de ses propres limites : le temps, l’espace et la matière. Jusqu’à devenir immortel.
Tout ceci ressemble tout de même fort à des religions, pour ne pas dire des mouvements New Age un peu sectaires. En nous conseillant de faire preuve de sagesse pour être heureux de voir notre monde s’effondrer, et d’essayer d’y survivre en retournant à un “mode de vie de moins égoïste, solidaire et local”, Pablo Servigne glisse vers la métaphysique, et une sorte de “millénarisme laïc”. Tout comme les transhumanistes du Seasteading Institute, qui cherchent à se planquer sur des îles artificielles pour regarder la fin du monde à l’abri, les collapsologues se rapprochent des mouvements millénaristes qui annoncent la fin du monde, et la survie d’une poignée d’élus. “Le millénarisme prend plusieurs formes et annonce généralement une imminente dévastation. Mais il présage aussi une renaissance, suivie d’une période de gloire et de restauration (durant grosso modo 1 000 ans) pour les élus”, note l’écrivain américain David Adler sur le site australien Quillette. Les élus collapsologues seraient, ici, ceux qui entreraient dans une forme d’écospiritualité”. Autrement dit, une spiritualisation de l’écologie qui reposerait sur la recherche de la transcendance, via une “communion intérieure avec le cosmos” et l’entrée dans “l’âge de l’entraide”.
De leur côté, les transhumanistes n’ont pas le même délire, mais glissent eux aussi vers la métaphysique. Ils ignorent encore, la plupart du temps, la perspective d’un effondrement. Mais quand ils en tiennent compte (de plus en plus), ils imaginent volontiers un monde post-apocalyptique où les survivants seraient les hommes “augmentés”. Un peu comme les “Métas-Barons” des bandes dessinées d’Alejandro Jodorowsky et Juan Giménez, ou les castes de cyborgs des œuvres d’Enki Bilal. Ils dressent eux aussi les contours d’une sorte de religion laïque, qui déifie la technologie (quand les collapsologues la perçoivent comme une menace), et en fait “une puissance qui permet d’imposer sa volonté au monde, mais aussi une puissance à laquelle s’en remettre, à laquelle s’abandonner”, selon le philosophe Olivier Rey.
Récits eschatologiques et religions laïques
Dans “l’avenir du transhumanisme” (Les carnets de l’Institut Diderot, 2019), le chercheur du CNRS et de l’IHPST (Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques) perçoit le rapport des transhumanistes au divin comme “manifestement de type gnostique”. Un terme qui caractérise certains courants des premiers siècles du christianisme, “qui avaient en commun un dualisme radical : le monde matériel, auquel appartenait le corps, était l’œuvre d’un mauvais démiurge, et le salut consistait à affranchir l’esprit de sa prison charnelle, grâce à la connaissance”. Au 21e siècle, les transhumanistes développeraient en fait un “gnosticisme moderne” qui permettait de “soumettre entièrement le monde matériel à l’esprit, par la technologie”. Se faisant, ils ne voient plus l’amélioration comme étant simplement le stade suivant du progrès et de l’évolution, mais aussi comme une façon d’échapper aux menaces. Donc de survivre à la fin de ce monde. “La chose est particulièrement nette chez Nick Bostrom, qui place l’humanité devant une alternative : ‘transhumaniser’ ou disparaître. Au fond, le transhumanisme se transforme peu à peu en une forme de survivalisme, où l’on compte, pour s’en sortir, sur des implants”, note Olivier Rey.
À noter qu’un sous-courant transhumaniste et écologiste, le “technogaïanisme”, va jusqu’à considérer le progrès technologique comme la seule solution pour sauver la planète du réchauffement climatique. Notamment grâce à la géo-ingénierie, un ensemble de techniques visant à modifier la météo, et donc le climat.
Analysant les imaginaires (du futur) transhumanistes et collapsologues, Jeremy Hornung, consultant en transformation digital, remarque dans Silomag que les deux courants proposent en fait des “récits jumeaux sur la fin des temps”. Qu’ils racontent “la même histoire”, via deux “mythologies contemporaines” différentes. “Leurs discours suivent une même trame narrative, qui pourrait être résumée de la manière suivante : vers le milieu du 21e siècle, un événement planétaire majeur, une catastrophe, va se produire (la Singularité / l’Effondrement), au cours duquel l’homme se verra asservi à une puissance supérieure (la Machine / la Nature). Comment y survivre ? En s’y préparant du mieux possible, à commencer par se connecter au ‘réseau’ (l’homme augmenté connecté à la machine / l’homme reconnecté à la terre-mère et aux humains). Mais seuls les ‘élus’ (le cyborg / le collapso), qui auront été ‘élevés’ (augmentés / éveillés) à un état supérieur, grâce à un parcours quasi initiatique (greffe de biopuces, apprentissage de techniques et de savoirs ancestraux) seront sauvés”, écrit-il.
Selon Jeremy Hornung, “dans les deux cas, nous retrouvons sous la forme d’un récit eschatologique, cette idée que l’humanité s’achemine vers un point de non-retour, au-delà duquel le monde ne sera plus jamais comme avant”. Il s’agirait ici, estime-t-il, d’un “récit puissant” dont la structure reprendrait le “schéma classique des grands récits de catastrophe et de fin du monde”. Notamment le Déluge (Épopée de Gilgamesh, Genèse) et le Jugement dernier (Apocalypse) de la tradition judéo-chrétienne. “Au final, tout semble se passer comme si nous fantasmions, au travers de ces récits collectifs, une transformation radicale et imposée de notre modèle civilisationnel, en écho à la peine immense avec laquelle nous parvenons à effectuer les changements de modèle qui pourtant s’imposent à nous”, note le consultant.
Une “exonération à agir” paradoxale ?
Peut-on trouver un peu de positif dans les démarches collapsologues et transhumanistes ? Leur mérite ne serait-il pas, finalement, de nous pousser réagir ? “Parce qu’ils ont cette double nature, qui est de s’ancrer dans quelque chose de réel, et donc pertinent, et aussi d’aller trop loin dans leurs grilles d’analyses (en oubliant l’autre), les collapsologues et les transhumanistes empruntent une voie dangereuse. En nous faisant peur sur la question environnementale ou sur les risques d’une IA hors de contrôle, ils nous aident à en prendre conscience, afin d’agir. Mais le danger, c’est la fin de leurs discours, qui consistent à dire que l’on ne peut plus rien faire pour sauver la planète, ou que la révolution technologique est une baguette magique qui nous évitera de devoir changer notre rapport à la nature”, observe Antoine Buéno.
Transhumanistes comme collapsologues tendraient ainsi, paradoxalement, à nous “exonérer de tout”. En nous incitant soit à penser déjà à l’après en tendant vers la décroissance, soit à faire confiance à la technologie (et à la financer en consommant) pour trouver des solutions. “Dans les deux cas, il y a donc aussi une exonération à agir face à la crise environnementale”, estime le prospectiviste. “Quand les collapsologues parlent d’écologie, c’est aussi pour que l’on réfléchisse aux ressources. Et que l’on agisse en conséquence. Contrairement aux transhumanistes, qui nous poussent à dépenser notre argent sans nous inquiéter des ressources”, nuance Jean-Noël Lafargue, enseignant en art et nouveaux médias, expert en Histoire des technologies et co-auteur de “Collapsus”. Selon lui, la collapsologie se démarque en étant plus “mobilisatrice que démobilisatrice.”
Finalement, le vrai problème avec ces deux mouvements, selon Antoine Buéno, c’est surtout le fait que leurs visions “extrémistes” deviennent “dominantes”, et tendent à “confisquer le débat” sur le futur. “Aujourd’hui, ce sont eux qui trustent l’entièreté du débat : on ne parle, à la fois pour le bon et le mauvais, que de ces deux courants. Soit on entend des collapsos, soit des transhumanistes. Et je n’ai pas trouvé, lors de mes recherches, de discours plus mesurés. De scénarios intermédiaires, qui seraient probablement plus réalistes”, explique-t-il.
Il n’y a pas de destin, mais ce que nous faisons
Antoine Buéno propose ainsi d’imaginer un futur qui se situerait “quelque part entre effondrement et transcendance technologique”. Selon lui, “le scénario le plus probable n’est sans doute pas l’effondrement, à court terme. Ni l’accès à la divinité. Mais quelque chose qui ressemble à un entre-deux”. Plutôt que d’opposer transhumanisme et collapsologie, pourquoi ne pas chercher, au fond, à les concilier ? Plutôt que d’invoquer Prométhée (le mythe de la toute puissance par la connaissance) ou Icare (l’idée de se brûler les ailes en misant sur le progrès), un autre personnage antique semble plus approprié, pour le prospectiviste : Janus, le dieu romain des commencements et des fins, des choix, des portes du temps qui passe, et du jour nouveau qui se lève.
“Janus, c’est l’humanité à deux visages, représenté avec une face tournée vers le passé, l’autre sur l’avenir, vers laquelle nous tendrons. Un avenir où les inégalités et les différences seront exacerbées, jusqu’à devenir inconciliables”, indique Antoine Buéno. “Dans l’immédiat, l’hypothèse Janus est la plus probable. Elle rassemble tous les scénarios intermédiaires. Ceux d’un monde à deux visages : le visage du réchauffement climatique et celui de la révolution technologique. Un monde de révolutions agricoles et d’insécurité alimentaire, de libéralisme et de démocrature, d’eugénisme et d’effondrement de la biodiversité, d’effet de serre et de transition énergétique, de baisse de l’espérance de vie du plus grand nombre et d’augmentation de la longévité des plus favorisés, d’effondrements locaux et de progrès globaux”, ajoute-t-il.
Antoine Buéno imagine notamment un effondrement qui ne toucherait que les pays du Sud, des millions de réfugiés climatiques se massant alors aux portes des pays riches, et ces derniers hérissant des murailles et des barbelés pour les contenir. Donc des pays du Sud où le progrès technique et technologique prendrait fin, et des pays de Nord où les ressources seraient utilisées pour nous “augmenter”, mais aussi pour entretenir ces murailles. Autrement dit, un futur à la fois transhumaniste et collapsologue, mais d’une façon atténuée, avec de très importantes inégalités. Que l’on verrait aussi au sein même des pays riches ; avec des hommes “améliorés” et privilégiés, et des hommes moins aisés, et ne pouvant s’offrir d’améliorations.
Une perspective au fond peu réjouissante, qui ressemble, paradoxe, à un scénario imaginé en 2010 par Chris Arkenberg, prospectiviste américain… et transhumaniste convaincu. Dans H+ Magazine, il expliquait alors redouter les effets de notre longévité accrue par la technologie, sur la surpopulation et l’épuisement des ressources. Dans ce scénario, nos nouveaux pouvoirs s’accompagneraient aussi de l’inégalité de distribution des améliorations, et d’une nouvelle forme de “techno-élitisme”, menant à terme à la dictature d’une “oligarchie transhumaniste”. “Une classe d’élite transhumaine serait une menace existentielle pour les autres, qui réagiraient violemment… A l’inverse, les techno-élitistes pourraient juger les non-améliorés comme “inaptes” ou “sous évolués”, ce qui pourrait conduire, comme l’histoire l’a montré, à de grandes atrocités”, explique le prospectiviste.
Pour éviter l’effondrement, tout comme pour éviter cette “oligarchie transhumaniste” dystopique, à nous, donc, d’agir dès maintenant. En engageant réellement la nécessaire transition écologique, seule capable d’inverser la vapeur et de minimiser les effets du réchauffement climatique. En changeant aussi nos habitudes de consommation, comme le prônent les collapsologues ; pas pour survivre à l’apocalypse, mais pour l’éviter. Tout en misant, “sans que cela soit un non-sens, sur la technologie pour parvenir plus facilement à cette transition environnementale”, conclut Antoine Buéno.
Fait amusant : Jared Diamond, encensé par les collapsologues, refuse d’être catalogué comme l’un des leurs. Il dit “ne jamais en avoir entendu parler”. Et ne jamais avoir “prétendu que nos sociétés s’effondreraient bientôt”… tant que nous changeons notre façon de “gérer le monde”. Dans Libération, il explique que “personne ne peut prédire avec certitude les décisions qui seront prises à l’avenir par les peuples.” Et que “la possibilité que nos sociétés s’effondrent dépend de la façon dont nous, citoyens du monde, adopterons une économie durable ou continuerons à poursuivre un modèle économique insoutenable”.
Dans Le Point, en 2019, il affirmait aussi être “raisonnablement optimiste” sur “la possibilité” d’une autre issue. “Si nous continuons sur notre lancée, il faut que nous soyons pessimistes. Mais je vois des signes encourageants, comme la prise de conscience du public et les efforts de nombreuses multinationales pour affronter les problèmes environnementaux. Je suis donc raisonnablement optimiste : je pense qu’il y a au moins 51 % de chances que le monde se dirige vers un avenir heureux, et pas plus de 49 % de possibilités que tout cela se termine mal”, pronostique-t-il.
Jared Diamond nourrit aussi “l’espoir” que d’ici un an ou deux, “le fait d’avoir développé une solution globale au Covid nous conduise à faire de même pour le changement climatique”. Laissant ainsi entrevoir le fameux “entre-deux” cher à Antoine Buéno. Plutôt que les prophéties potentiellement auto-réalisatrices des transhumanistes et des collapsologues.