La croissance a-t-elle atteint ses limites ? —
- Tous les vendredis, « 20 Minutes » propose à une personnalité de commenter un phénomène de société dans son rendez-vous « 20 Minutes avec… ».
- Cette semaine, l’économiste Serge Latouche, auteur du livre Le pari de la décroissance*, revient sur ce concept.
- Car si la décroissance fait beaucoup parler depuis 15 ans, elle a du mal à s'incarner dans des actions concrètes.
Même Elisabeth Borne a évoqué le concept ce mercredi dans sa déclaration de politique générale. « La révolution écologique ne passera pas par la décroissance », a-t-elle déclaré. Une preuve de plus que ce concept économique, politique et social, suscite moult débats.
L'économiste Serge Latouche l’a lui même exploré dans plusieurs ouvrages au cours de sa carrière. Le premier d’entre eux, Le pari de la décroissance, sorti en 2006, vient d’être republié il y a quelques semaines*. « Une façon là aussi de ne pas pousser à la surconsommation : inutile de refaire un énième livre sur le sujet lorsque le premier résumait tout », sourit l’économiste plein de bonhomie.
Plus de quinze ans plus tard, malgré les crises sociales et écologiques, la décroissance demeure une idée parfois encore floue pour le grand public et a du mal à trouver sa place dans les politiques publiques. Pour 20 Minutes, l’économiste nous explique pourquoi.
Posons les termes d’emblée : la décroissance, c’est quoi ?
Avant même d’être un concept, la décroissance est un slogan, lancé en 2002 pour faire face à un autre, mystificateur : « le développement durable ». Il s’agit d’un projet alternatif, non pas à la croissance, mais à son culte déraisonné. C’est cette nuance qui est mal comprise, ou balayée par mauvaise foi, notamment dans le débat politique actuel. Certes, grâce notamment à Delphine Batho (ancienne ministre de l’Ecologie sous François Hollande et présidente de Génération écologie), le concept de décroissance s’est enfin invité dans la discussion politique, mais il est encore trop souvent délégitimé et tourné en ridicule. Il s’agit de ne plus faire de la croissance juste pour consommer toujours plus. Travailler moins d’heures, acheter moins, voyager moins loin, manger local…
Pourquoi la décroissance est-elle autant caricaturée ?
Délégitimer la décroissance permet de ne pas remettre en cause les politiques en place. On parle d’un changement total de paradigme, forcément, le pouvoir s’accroche et résiste. Pourtant, la nécessité d’au moins freiner la croissance pour des raisons écologiques est étudiée depuis longtemps déjà. On peut remonter au Club de Rome de 1972 (groupe de réflexion réunissant des scientifiques, des économistes, des fonctionnaires, des industriels de 52 pays) avec Halte à la croissance, voire dix ans avant avec Le printemps silencieux (enquête de Rachel Carson, biologiste américain, sur les ravages des pesticides). Comme les alertes successives n’ont pas été entendues, n’ont pas donné lieu à des mises en œuvre sérieuses, la situation s’aggrave, avec des évènements climatiques extrêmes de plus en plus fréquents. En appréhendant les phénomènes de façon séparés, il n’y a pas de remise en question du logiciel capitaliste qui nous mène à ce réchauffement climatique.
« Il s’agit d’un projet alternatif, non pas à la croissance, mais à son culte déraisonné »
Des alertes qui n’ont rien donné depuis des décennies donc… Comment l'expliquer ?
Il y a deux raisons à cela. Premièrement, ce que le philosophe Jean-Pierre Dupuy appelait : « le catastrophisme éclairé ». Nous savons très bien qu’on va dans le mur, mais même en le sachant, on n’y croit pas, on refuse d’y croire. Lorsque Jacques Chirac prononce en 1992 son célèbre « Notre maison brûle mais on regarde ailleurs », c’était le premier à regarder ailleurs, on ne se sent pas directement concerné.
L'économiste Serge Latouche - Domenico Stinellis/AP/SIPA
Deuxièmement, nous sommes toxicodépendants du système de croissance. Tout comme les drogués, on sait qu’on est en train de se détruire, mais on refuse d’entreprendre une cure. Nos sociétés sont consuméristes et créent un besoin artificiel de dépendance au surplus, notamment avec la publicité. Nous sommes insatisfaits de ce que nous possédons et on cherche à satisfaire notre manque avec ce que nous ne possédons pas encore, mais cela est une fausse vision du bonheur.
Qu’est ce qui manque pour changer ça ?
Ce sont les actes et les faits. Certains sont convaincus de la nécessité de freiner la croissance au niveau personnel, voire au niveau d’un groupe ou de collectifs, mais le passage à l’acte fait défaut. Les choses ont bien évolué depuis 20 ou 30 ans et il y a une vraie montée de la prise de conscience – on le voit avec la hausse massive du vote écologique aux municipales, la place de l’écologie dans les discours et dans la société, la multiplication des magasins spécialistes comme Biocoop, la réduction de la consommation de viande… Mais cela n’est pas suffisant.
Ce plafond de verre s’explique notamment par des politiques qui ne bougent pas beaucoup et qui font une écologie personnelle, basée sur la consommation et les habitudes du citoyen. On culpabilise monsieur-tout-le-monde pour ne pas avoir bien fermé le robinet alors que pendant ce temps des grands groupes comme TotalEnergies sont bien plus responsables de la pollution et ne sont pas mis en cause ou bien peu. Taper sur le citoyen, c’est finalement taper sur la cible facile et préserver le statu quo.
Ce passage à l’acte, comment le provoquer ?
Il existe deux moteurs pour favoriser le changement : l’attraction, où il ne s’agit pas de dire qu’on va se restreindre, mais qu’on vivrait mieux si on vivait autrement, et la pression de la nécessité, autrement dit le bon vieux coup de pied au cul qui nous pousse. Par exemple, Tchernobyl ou Fukushima ont réussi à persuader les Allemands de sortir du nucléaire. Le vrai enjeu, c’est ce passage à l’acte, il faut tout faire pour qu’il ait lieu même si ce n’est pas garanti que ça marche, d’où le titre Le pari de la décroissance. C’est un défi, pas une certitude de réussite.
« Toutes les sociétés dans l’Histoire sauf la nôtre, se fixaient des limites »
Supposons qu’on réussisse une société décroissante, cela ressemblerait à quoi ?
L’idée est de créer une société d’abondance, mais sans excès. Réimposer des limites, comme le faisaient toutes les sociétés dans l’Histoire à part la nôtre. Il y avait trois manières de s’imposer des barrières : la transcendance avec la religion et les divinités, la tradition et la révélation avec les prophètes. Or, depuis Les Lumières, il nous apparaît insupportable de se voir imposer des interdits par des puissances mystérieuses. Ce que la modernité a apporté de manière irréversible, c’est que les limites ne peuvent être définies que collectivement.
Ces mesures collectives pourraient ressembler à quoi ?
La convention citoyenne est un bon exemple de ce qui aurait dû être fait et maintenu, mais elle n’a pas été écoutée. Les gens ne sont certes pas prêts à tout sacrifier, mais peuvent renoncer à beaucoup du moment qu’ils comprennent pourquoi. C’est la base de la démocratie, on accepte une décision si on reconnaît son bien-fondé.
L'économiste Serge Latouche - Domenico Stinellis/AP/SIPA
Durant la crise du coronavirus, on a accepté des privations énormes, comme lors du premier confinement qui fut extrêmement respecté, parce qu’on le trouvait fondé. Tout comme lors de la crise de la vache folle, les gens ont changé leur comportement en matière de consommation alimentaire avec notamment un consensus pour refuser l’importation du veau aux hormones.
Comment on crée ce changement vers des décisions plus collectives ?
Il faut bien choisir les politiques que l’on élit pour plus de pédagogie et plus de compréhension. Il y a à côté de chez nous un exemple loin d’être parfait, mais plus satisfaisant : la Suisse, cantonale et fédérale, avec une vie relativement démocratique par rapport à la nôtre. Alors certes, ce n’est pas parce qu’une décision est collective qu’elle sera pertinente, « On ne peut pas empêcher un peuple de se suicider », mais justement, si on se plante, ce sera notre propre décision.
Que répondre à ceux qui vous traiteront d’utopistes ?
Ce sont eux qui sont utopistes, le libre-échange est une utopie : confier sa survie à des importations qui viennent de l’autre bout du monde dans un système fragile et dépendant ne peut marcher sur le long terme, ils le verront.
- Le pari de la décroissance, Serge Latouche, Fayard, 11 euros.