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Elon Musk lors de la présentation du Tesla Cybertruck, en novembre 2019. Connu pour ses activités dans les domaines automobile et spatial, l’excentrique milliardaire s’intéresse aussi au cerveau.
Le 9 avril dernier, Elon Musk créait comme à son habitude le buzz en postant une courte vidéo sur les réseaux sociaux. On pouvait y voir un singe macaque jouant par la pensée à une partie du jeu vidéo Pong, grâce à une interface cerveau-machine développée par Neuralink. Cofondée par l’excentrique milliardaire, cette start-up a récemment annoncé avoir réussi à lever 205 millions de dollars supplémentaires auprès d’investisseurs pour développer son produit phare.
À première vue, cette prouesse semble témoigner de changements importants à venir. Elon Musk l’affirme d’ailleurs au début de son intervention : l’objectif de Neuralink est de mettre au point un dispositif implantable bon marché, destiné à « résoudre d’importants problèmes impliquant le cerveau et la moelle osseuse ». Le milliardaire l’affirme : tout un chacun sera, à un moment ou à un autre de son existence, concerné par des ennuis de santé d’origine neurologique.
Mais comme souvent avec Elon Musk, il convient de faire la part des choses entre ce qui relève de l’effet d’annonce et la réalité. En l’occurrence, le concept d’interface cerveau-machine n’est pas nouveau, et la seule véritable innovation de Neuralink est la miniaturisation de l’implant cérébral utilisé. Le milliardaire et ses ingénieurs ont beau multiplier les déclarations choc, les promesses de ce type d’interface, si elles sont nombreuses, sont encore loin de se concrétiser. En outre, l’emploi de ces technologies, fantasme transhumaniste s’il en est, soulève bien des questions.
50 ans d’interface cerveau-machine
Une interface cerveau-machine est un dispositif destiné à connecter un cerveau à un ordinateur. Il est constitué d’électrodes placées à la surface de l’organe ou en profondeur, associées à un programme informatique permettant aux neurones et aux microprocesseurs de communiquer.
Ce concept n’est pas récent : il est né dans les années 1970 en Californie, sous l’impulsion de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA), agence du département de la Défense des États-Unis chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire. Les objectifs étaient alors de parvenir à piloter un avion de chasse par la pensée, ou de créer des « super-soldats ».
L’approche a ensuite progressivement évolué vers la réparation de l’humain abîmé. Depuis le début des années 2000, plusieurs équipes ont notamment montré qu’au moyen d’une interface cerveau-machine, un singe peut contrôler par la pensée un curseur sur un écran, un bras robotisé ou un fauteuil électrique. Ces recherches ont ouvert la voie aux neuroprothèses permettant de restaurer des facultés perdues, comme la motricité ou la vue.
Plusieurs entreprises sur les rangs
Plusieurs entreprises ont été créées pour se positionner sur ce marché potentiel. Une concurrence qui a permis l’élaboration de différents prototypes.
Outre l’interface cerveau-machine de Neuralink, une « Brain Gate » conçue en collaboration avec une université privée du Rhode Island a été testée sur une personne souffrant d’un syndrome d’enfermement incomplet. Ce dispositif fait actuellement l’objet d’un essai clinique chez des personnes victimes de tétraplégie.
Un autre dispositif, qui présente la particularité d’être mini-invasif (car pouvant être introduit dans le corps par voie endovasculaire, autrement dit en passant par les vaisseaux sanguins), a été développé par l’entreprise californienne Synchron. Testé récemment chez deux patients atteints de sclérose latérale amyotrophique (une maladie évolutive et mortelle qui se traduit par une paralysie progressive des muscles impliqués dans la motricité volontaire), il leur a permis d’envoyer des SMS et des courriels, ou encore d’effectuer des achats en ligne par la pensée.
L’Europe n’est pas en reste. L’interface cerveau-machine du centre médical universitaire d’Utrecht, aux Pays-Bas, est en phase d’étude pilote. La faisabilité de leur approche a déjà été testée avec succès chez deux patients atteints du syndrome d’enfermement. Et un dispositif semi-invasif a été évalué au centre de recherche français Clinatec : il a permis à un patient tétraplégique de contrôler les mouvements d’un exosquelette à quatre membres.
Finalement, en quoi l’interface Neuralink pourrait-elle changer la donne ? Pour le comprendre, penchons-nous sur la démonstration officielle de l’interface cerveau-machine de Neuralink, retransmise en direct le 28 août 2020.
Les trois petits cochons d’Elon
Durant cette conférence étaient exhibés non pas un singe, mais trois petits cochons. Le premier n’avait pas été opéré. Il n’était là que pour montrer au monde entier l’absence de différences physiques avec les autres.
Le second animal, une truie appelée Dorothy, avait reçu un implant cérébral qui avait ensuite été retiré, sans séquelles (12:59 dans la vidéo ci-dessous). Cochon à l’appui, Elon Musk affirmait que cela démontrait la réversibilité de l’opération : « Si vous avez un Neuralink et décidez que vous n’en voulez plus, ou que vous souhaitez le mettre à jour, il peut être retiré de telle façon que vous demeuriez en bonne santé. » Un point important, comme nous le verrons plus loin…
Le troisième cochon, la truie Gertrude, tenait le rôle vedette : elle bénéficiait depuis deux mois d’un implant cérébral enregistrant l’activité des neurones en lien avec les sensations de son groin.
Le choix n’est pas anecdotique, tant le groin est important chez les cochons. Il sert à explorer le sol pour y trouver des aliments, mais aussi à interagir avec leurs congénères, raisons pour lesquelles il est richement innervé. L’activité électrique des neurones connectés au groin de Gertrude était matérialisée par des points lumineux sur un écran. Elle était aussi audible, sous la forme d’un « bip » (à 15:47 dans la vidéo ci-dessus). Plus Gertrude baladait son groin sur le sol de la cage, plus les bips s’affolaient.
En somme, Elon Musk avait transformé le groin d’un petit cochon en instrument de musique électronique. A priori, il n’y avait pas là de quoi bouleverser radicalement notre monde, malgré les objectifs louables et ambitieux objectifs annoncés début de la conférence : restaurer la mémoire, redonner la vue aux aveugles, l’audition aux sourds, le mouvement aux paralysés, traiter l’épilepsie, etc. Mais intéressons-nous plutôt à la fin de la conférence.
Le « grand méchant transhumanisme en embuscade » ?
C’est en effet lors du jeu de questions/réponses qui la conclu que le milliardaire américain se lâche : « On pourra acquérir une super vision ! » L’un des ingénieurs renchérit aussitôt : « On pourra communiquer par télépathie ». Le thème de l’homme augmenté, cheval de bataille du transhumanisme, pointe alors le bout de son nez.
Le glissement qui s’opère, de l’humain réparé à l’humain augmenté, rappelle les mots du philosophe Jean Michel Besnier, pour qui le transhumanisme avance masqué, « étant continuellement obligé, pour projeter l’homme augmenté, de s’appuyer sur l’homme diminué ».
Faut-il s’en inquiéter, comme certains le pensent, à l’image du politiste américain Francis Fukuyama ? Ou n’y a-t-il finalement pas de raison d’avoir peur de ces nouvelles améliorations ? Nous sommes en effet d’ores et déjà augmentés pour beaucoup d’entre nous – équipés que nous sommes de nos lunettes, smartphones et autres prothèses mammaires…
Peut-être devrait-on surtout se préoccuper voir l’être humain devenir un objet connecté parmi d’autres. Car ne l’oublions pas, Neuralink n’est pas un laboratoire universitaire : c’est une start-up.
Neuralink, un produit de consommation
Il n’est probablement pas anodin que l’expérience mise en avant par Elon Musk en avril ait eu pour objet un singe jouant à un jeu vidéo.
Cette industrie de loisir est en effet devenue un marché de masse : en 2019, elle avait généré 120 milliards de dollars de chiffre d’affaires au niveau mondial. Un chiffre qui a encore progressé avec les confinements, pour atteindre près de 140 milliards de dollars. D’ailleurs, à la question d’un internaute : « Cette technologie pourra-t-elle être utilisée pour le jeu vidéo ? », un collaborateur d’Elon Musk répond sans ambiguïté : « oui, à 100 %. »
Du reste, si l’implant Neuralink peut être « explanté », ce n’est pas seulement pour laisser à l’utilisateur la liberté de choisir de s’en passer… mais bien aussi avec la volonté de le pousser à consommer ! Comme l’a dit lui-même Elon Musk lors de se présentation : « Comment ferions-nous quand la version 2 sera sur le marché, puis la version 3 ? ». Un basculement du domaine médical, hyperspécialisé, à la grande consommation…
Vers des technologies de grande consommation « dé-médicalisées » ?
Les implants cochléaires, qui n’amplifient pas les sons, mais stimulent électriquement le nerf auditif, constituent un exemple concret de neuroprothèse améliorant le quotidien de personnes malentendantes. Et ce depuis des décennies : la première implantation d’un tel dispositif remonte à 1957.
Plus près de nous, des essais pilotes mettant en œuvre des interfaces cerveau-machine ont également permis de faire marcher des tétraplégiques ou de rendre la vue à des aveugles grâce à des implants rétiniens.
Mais ces technologies, testées en laboratoire, ne sont pour l’instant pas largement accessibles. Les interfaces cerveau-machine ne prendront réellement leur essor que lorsque leur technologie se sera banalisée, que leur coût aura diminué, et que leur implantation ne nécessitera plus que quelques heures d’intervention, sans hospitalisation. Elon Musk et ses collaborateurs l’ont bien compris.
On assistera alors peut-être à leur « dé-médicalisation ». On sait que la musicothérapie permet d’améliorer les symptômes dépressifs. On pourrait donc imaginer qu’un implant cérébral visant à traiter un patient en dépression puisse aussi lui faire entendre de la musique. Mais pourquoi seules les personnes dépressives pourraient-elles bénéficier de ces services ? Pourquoi seraient-elles les seules « connectées » ? La même question pourrait se poser concernant des implants qui permettraient à des personnes tétraplégiques d’interagir avec leur environnement, qu’il s’agisse d’objets connectés, de jeux vidéo, ou de sites d’achats en ligne…
Si les frontières entre « l’humain réparé » et « l’humain augmenté » sont parfois floues, celles entre soin et bien-être sont éminemment poreuses… C’est peut-être là que se cache le loup : les trois petits cochons d’Elon Musk sont « HEU-REUX » nous a-t-on répété à l’envi lors du show youtubesque. D’autant plus que, « de toute façon, tout ce qu’ils aiment, c’est manger ». Cette déclaration, destinée à rassurer, peut paradoxalement également faire naître l’image, difficile à chasser, d’une possible humanité implantée, « HEU-REUSE », qui, « de toute façon, n’aime que consommer »…