Nous avons dix ans pour changer la trajectoire climatique de nos économies et Emmanuel Faber est «fondamentalement optimiste» sur le succès de cette révolution. Car nous n’avons pas le choix et car les marchés financiers peuvent être un facteur de transformation fondamental, en permettant les investissements dans les entreprises qui favoriseront cette transition climatique. Mais pour cela, ils ont besoin de ce que l’homme d’affaires français de 58 ans nomme «un langage commun», c’est-à-dire un nouveau système de comptabilité qui mesurera l’empreinte climatique des entreprises.
C’est justement le chantier qu’Emmanuel Faber chapeaute en tant que président de l’International Sustainability Standards Board (ISSB), l’entité chargée de créer ces nouvelles normes comptables, que Genève aurait aimé accueillir (l’ISSB a finalement été attribuée à Francfort, la capitale économique de l’Union européenne). Bien que favorable à la finance dite «durable», l’ancien grand patron, qui a vécu de près la résistance au changement – une fronde d’actionnaires de Danone l’a conduit à quitter le groupe français en 2021 –, sait qu’il faudra aussi des efforts collectifs pour éviter un délitement du tissu social. Des efforts dans lesquels les entreprises devront jouer un rôle crucial.
Le Temps: Que signifie, concrètement, donner un prix au risque climatique?
Emmanuel Faber: Ce risque est de deux natures. Physique tout d’abord: des usines pourraient arrêter de fonctionner si elles n’accèdent pas à suffisamment d’eau; d’autres pourraient même disparaître, comme on l’a vu lors des inondations de l’été 2021 en Allemagne ou en Belgique. Il y a également un risque de transition: si l’on interdit les moteurs thermiques pour les véhicules, disons en 2030, une entreprise qui en fabrique perdra une partie importante de son activité. Nos normes vont exiger de la granularité sur ces deux risques très concrets, pour permettre aux investisseurs d’évaluer la capacité des entreprises à les gérer et à quel prix, avec quels investissements. A terme, cela devrait orienter les capitaux à un coût favorable vers les entreprises qui anticipent mieux leur résilience climatique.
On parle souvent de mettre également un prix sur l’utilisation des ressources naturelles des entreprises. Ce sera l’étape suivante?
C’est la suite logique. Une entreprise n’existe pas sans l’accès aux ressources naturelles, au capital financier et au capital humain, qu’elle doit protéger, régénérer et développer. Quel est le prix de l’accès à une eau qui est aujourd’hui gratuite? L’agriculture utilise 60% de l’eau non salée dans le monde et en gaspille 70%, à cause de l’évaporation, des pertes etc. Ce n’est évidemment plus possible. Au lieu de devoir arrêter une usine par manque d’eau, une autre option consiste à gérer le système aquifère en amont de cette usine, de manière à assurer son alimentation en eau à un horizon de quinze ans.
Chez Danone, dès 1992, nous avons conclu des accords avec toutes les communes du bassin versant qui alimente la source de l’eau d’Evian, afin que les agriculteurs n’utilisent pas de nitrate par exemple. Des accords de ce type existent partout dans le monde. De plus en plus d’entreprises comprennent qu’elles doivent mener ce genre de projets. Cela fait apparaître le vrai coût d’accès à la ressource. A l’ISSB, nous n’allons pas fixer un prix pour les émissions de carbone, ce n’est pas notre responsabilité, c’est le rôle des Etats, mais on va fournir l’information aux marchés financiers, qui la refléteront dans les prix de marché.
Se dirige-t-on vers un monde dans lequel les entreprises auront davantage de coûts et moins de bénéfices?
La transition sera très probablement inflationniste, car elle passera d’abord par des investissements dans un premier temps, avant d’aboutir à de la résilience. Cette inflation a des composants climatiques forts.
Cette inflation en partie climatique va durer dans le temps. Risque-t-elle de générer des enjeux sociaux importants?
Il n’y aura pas de transition climatique sans transition sociale, sans transition juste. Le changement climatique rebat les cartes des avantages concurrentiels entre les pays et les entreprises. On bute rapidement sur la transition sociale. Passer aux véhicules électriques en 2030 en Allemagne coûterait 200 000 emplois: comment réagir? Comment former des compétences pour demain? Que faire pour ceux qui n’ont pas envie ou les capacités pour évoluer vers ces compétences? Concernant l’inflation, on estime que la généralisation d’une agriculture régénératrice en Europe, qui diviserait par deux ses émissions de carbone, coûterait 15% de plus aux consommateurs. Tout le monde ne peut pas faire face à une telle inflation. Protéger les plus vulnérables pour que tout le monde trouve sa place dans cette transition est essentiel.
Protéger les plus vulnérables pour que tout le monde trouve sa place dans cette transition est essentiel
Qui va traiter ce sujet essentiel? Votre parcours au sein de Danone vous donne-t-il une vision sur les enjeux de gouvernance?
Les patrons d’entreprise sont conscients des risques, mais la grande majorité des comités de direction estime que leur conseil d’administration n’est pas équipé pour traiter les sujets de durabilité. Car leurs membres n’appartiennent pas à la bonne génération ou n’ont pas les compétences, l’intérêt ou le temps. Nos normes incluront des questions très précises sur la formation du conseil d’administration, sur les processus de validation des stratégies de résilience et sur le temps que le conseil consacre à ces questions.
De nombreux gouvernements soutiennent financièrement les ménages pour contrer les effets de l’inflation. Voyez-vous des alternatives à ce filet social qui s’étend de plus en plus?
Les entreprises doivent être conscientes qu’elles doivent régénérer leur écosystème, y compris sur le plan social. Pendant la crise des Gilets jaunes fin 2018 en France, chez Danone nous avons monté une coalition avec AXA, le collectif d’entreprises pour une économie plus inclusive, qui regroupe maintenant près de 40 grandes entreprises françaises et internationales. Pour faire face à cette crise qui monte, au délitement du socle de l’emploi salarié et à la difficulté à trouver un emploi stable, la capacité de former les gens, via l’apprentissage en particulier, est fondamentale. Les grandes entreprises sont les mieux équipées pour cela. Cette coalition a permis de créer 80 000 contrats d’apprentissage, soit 10 à 15% des apprentis en France. Nous avons aussi négocié avec le gouvernement le prêt de main-d’œuvre. C’est-à-dire la possibilité que des employés sans activité dans leur entreprise, à cause du covid, puissent aller travailler dans une autre société ayant besoin de compétences. Ce genre d’innovation fera partie des solutions collectives que nous devons trouver, par des entreprises ou un partenariat public privé. On a besoin d’investir collectivement afin que le tissu social ne se délite pas.
Quel regard portez-vous sur la finance durable? Quel est son rôle dans cette transition? Comment éviter l’écoblanchiment?
Le greenwashing et l’«ESG-washing» sont une réalité car on ne dispose pas de langage commun fiable. Des entreprises choisissent un indicateur qui les arrange puis le changent l’année suivante si c’est dans leur intérêt. En conséquence, les investisseurs y croient assez peu et ne s’engagent pas. Les chiffres de la finance durable restent quasi anecdotiques à l’échelle mondiale; on n’est pas du tout au niveau par rapport aux enjeux. Néanmoins, je suis complètement favorable à cette forme de finance, qui est nécessaire, qui montre un chemin. Il est urgent qu’elle devienne majoritaire. Cela ne pourra pas se faire sous sa forme actuelle, mais on y travaille. Chez Danone, les choses ont véritablement changé en 2009, lorsque nous avons intégré la réduction des émissions de carbone dans la stratégie. On a alors décidé de supprimer le département développement durable de Danone et le même jour, la réduction du CO2 est devenue un élément dans le calcul des bonus de tous les managers, à leur échelle. Mon objectif est qu’il n’y ait plus de «finance durable», mais qu’elle devienne la finance de tout le monde.
Le conseil de l’ISSB, que vous présidez désormais, est chargé d’établir de nouvelles normes extra-comptables, qui prendront en compte des aspects environnementaux. Que voulez-vous réaliser pendant les trois ans de votre mandat?
Nous avons dix ans pour rendre nos économies résilientes au changement climatique. Trois ans, c’est déjà un tiers de la route. J’ai souhaité que mon mandat, qui est renouvelable, soit de cette durée. Je voulais être certain qu’on ait un point d’étape sur le niveau auquel on aura réussi à placer les futures normes. Des projets de réglementation sont en cours en Europe et aux Etats-Unis notamment. Notre rôle est d’éviter une divergence au moment où les marchés financiers ont besoin de trouver de la transparence sur les questions environnementales, sociétales et de gouvernance (ESG). Pour cela, il faut établir un langage commun.
Comment allez-vous y parvenir dans un monde de plus en plus polarisé?
Personne ne peut gagner seul en matière de climat: on n’y arrivera que si tout le monde est impliqué, entre autres car les émissions de gaz à effet de serre indirectes, dites de «scope 3» se trouvent souvent dans des pays qui sont en dehors des grands circuits de normalisation. Ce périmètre regroupe la plus grande partie des émissions d’une entreprise, celles qui découlent de l’extraction des matières premières entrant dans le processus de production et de l’utilisation des produits de l’entreprise.
Comment intégrer ces pays, qui sont majoritairement émergents?
Un de nos objectifs est de mettre en place des normes sur la durabilité dans les pays africains, afin d’attirer beaucoup plus de capital durable en Afrique pour y construire des modèles économiques résilients. Nous travaillons activement avec de grands pays, y compris la Chine, sur les normes climatiques. Les grandes entreprises chinoises ont absolument besoin de se connecter au marché des capitaux globaux. Enfin, les marchés des capitaux sont un formidable connecteur dans cette fragmentation, car ils sont à la fois extrêmement globaux et capillaires; ils sont notre seul lien global, c’est un bien commun. Nos normes permettront que les marchés soient le relais des politiques publiques. Pour cela, il faut un langage spécifique, celui des marchés financiers, qui soit global, fiable et susceptible d’être audité dans une large mesure.
Ces futures normes définiront-elles ce qui est bon ou mauvais pour le climat?
Nos normes seront neutres: on ne dit pas ce qui est bien ou ce qui n’est pas bien. On ne dit pas «le nucléaire, c’est bien» ni «le nucléaire, c’est mal». En revanche, nos normes vont rendre visibles le mix énergétique des entreprises dans chaque pays où elles opèrent, ainsi que leurs émissions de gaz à effet de serre, par exemple. Ces informations serviront aux financiers pour évaluer la résilience de l’entreprise, y compris face à des possibilités de changement des réglementations locales. Elles seront aussi très utiles au suivi des politiques publiques.
Concrètement, quelles informations les entreprises devront-elles révéler à travers cette future comptabilité «verte»?
Pour simplifier, aujourd’hui, on comptabilise des choses importantes, mais on ne comptabilise pas tout ce qui est important. En matière de climat, nos normes comptables impliqueront que les entreprises révèlent leurs émissions annuelles de gaz à effet de serre, dans un cadre unique et comparable dans le monde entier. Il ne sera plus possible qu’une entreprise choisisse de publier ses émissions de scope 1, qui sont produites par sa consommation de combustibles fossiles, alors qu’une autre opte pour le scope 2, lié à l’énergie nécessaire pour fabriquer ses produits. Tout le monde comptera de la même façon. Nous avons proposé que ces rapports couvrent toutes les émissions, directes et indirectes (périmètres 1, 2 et 3). La décision sera prise dans les mois qui viennent.
Il se dit acteur du changement et grimpeur. Ici dans les Alpes de Lyngeb, au nord de la Norvège
Qu’est-ce que cette transparence changera pour les entreprises et pour les financiers?
Elle est importante, car les risques climatiques sont de plus en plus perçus comme étant pertinents pour les pourvoyeurs de capitaux. On entre alors dans une logique de prix de marché. Demain, des entreprises qui ne seront pas sur la trajectoire qu’elles auront annoncée pour la réduction de leurs émissions seront sanctionnées par les investisseurs. De même que les entreprises émettent aujourd’hui des avertissements sur résultats, elles feront sans doute des «carbon warnings» à l’avenir. Elles devront expliquer pourquoi elles sont en retard, quels investissements n’ont pas été réalisés et pourquoi. Les financiers en déduiront que ces sociétés devront s’endetter pour investir, et que leurs cours de bourse devraient le refléter. Ce n’est donc pas un hasard si les banques centrales soutiennent nos travaux, pour pouvoir à leur tour évaluer les risques climatiques dans les portefeuilles d’investissement et de prêts bancaires, leur «température». Enfin, les Etats, qui commencent à prendre des engagements sur la réduction des émissions, se tourneront vite vers les entreprises qui opèrent sur leur territoire pour mettre en place des mécanismes incitatifs. La compétitivité et la résilience climatiques seront donc un atout concurrentiel.
Finalement, dans l’urgence qu’il y a à agir massivement et rapidement, êtes-vous optimiste ou pessimiste?
Je n’ai pas le luxe d’être pessimiste. Les dix ans qui viennent offrent une chance de changer de trajectoire. Ce qui me rend fondamentalement optimiste est le rôle que peuvent jouer les marchés financiers dans la transition que nous devons réussir. Ils ont été capables de propulser les économies là où elles se trouvent aujourd’hui, avec des développements extraordinaires, et des limites aussi. Si on les équipe avec une paire de lunettes qui leur permettra de voir des choses qui étaient invisibles et qui deviennent absolument critiques, je ne vois pas de raison de douter que les marchés financiers seront un facteur de transformation absolument colossal.
Profil
1964 Naissance à Grenoble.
1997 Rejoint Danone, devient directeur général en 2014 puis président-directeur général en 2017.
2019 Lance la coalition Business for Inclusive Growth au G7 de Biarritz et la coalition One Planet Business for Biodiversity à l’Assemblée générale des Nations unies.
2020 Danone adopte le statut d’entreprise à mission.
2021 Quitte Danone.
2021 Devient président de l’ISSB.
La conférence sur la finance durable Building Bridges, du 3 au 6 octobre 2022 au Centre international de conférences Genève (CICG) et en ligne. Informations et inscriptions sur www.buildingbridges.org