©ANTONIN WEBER / HANS LUCAS
Ancien CEO de Danone, Emmanuel Faber est connu pour avoir notamment pris position en faveur de la justice sociale et de la préservation de l'environnement. Il est désormais Président de l'International Sustainability Standards Board (ISSB), le Conseil des normes extra-comptables internationales. Présent à Bruxelles dans le cadre des Grandes Conférences Catholiques, il nous a accordé un entretien.
Quelles leçons tirez-vous de la COP27?
Ces grands rendez-vous du multilatéralisme climatique sont absolument indispensables, même si, pour l’instant, ils sont insuffisants. C’est très compliqué d’avancer sur certaines questions, mais ce qui est certain, c'est que nous avons besoin de plus de dialogue que moins. Les COP ont le mérite d’instaurer ce dialogue, même s’il peut sembler trop convenu et ne pas avancer assez vite au regard des enjeux.
La décision finale de la COP27 donne un signal fort pour les pays les plus vulnérables. Un fonds pour les pertes et préjudices est créé. Est-ce un pas en avant pour la justice climatique?
Le continent africain a pu porter sa voix, mais pour autant il n’y a pas eu de progrès concernant la transition juste et les paramètres d’équité avec lesquels nous allons piloter les efforts à réaliser. Par ailleurs, le vrai problème de cette COP est de ne pas avoir suffisamment parlé d’adaptation, notamment avec les pays du Sud. La résilience climatique aurait dû être l'un des sujets principaux. Or, il a été éludé. On a contourné cette question en se concentrant directement sur la question des pertes et des préjudices.
Je crois que la clé pour changer le monde à long terme se trouve dans l’économie de marché, car je crois à l’initiative et à la responsabilité individuelle.
Vous êtes désormais à la tête de l'organisme international ISSB, qui a pour objectif de développer un cadre de reporting ESG. Les entreprises doivent faire preuve de plus de transparence au niveau climatique, selon vous? Quelles informations devraient-elles fournir?
Avec l’ISSB, nous voulons créer de nouvelles normes comptables pour les entreprises. Nous allons demander à chaque entreprise d’écrire son plan de résilience climat. Concrètement, nous allons demander aux entreprises de publier leurs émissions de gaz à effet de serre, directes et indirectes dans la totalité de leur chaîne de valeur. Ceci permettra de pointer où se trouvent les risques physiques et les risques de transition, la façon avec laquelle les entreprises gèrent ces risques et d'évaluer les stratégies et processus de gouvernance mis en œuvre.
Dans ce monde où il va falloir avancer collectivement, le principe de concurrence a-t-il encore un sens?
Si l'on admet la liberté individuelle, alors on admet une forme de concurrence. Ce qui ne veut pas dire que l’on admet toutes les formes de concurrence et que l’on peut se permettre de faire n’importe quoi. Il faut un contrôle de la concurrence et une régulation des marchés. Je crois que la clé pour changer le monde à long terme se trouve dans l’économie de marché, car je crois à l’initiative et à la responsabilité individuelle. La collaboration fait partie de la concurrence, et il existe aussi des formes de concurrence qui consistent à maîtriser un jeu collectif, plutôt que d’exclure des participants. La concurrence est un paradigme indispensable, mais qu’il faut réguler dans le fonctionnement d’une économie de marché.
La tendance est au local et à la relocalisation. Dans ce contexte, la multinationale n'est-elle pas vouée à disparaître?
Qu’est-ce qui fonde la légitimité d’une entreprise internationale sur un territoire? Voilà la question. Il n’y a pas d’économie sans échange, sans partage. Le véritable enjeu pour demain est d’inventer des organisations multilocales qui ne soient pas construites sur le modèle pyramidal. Le problème ce n’est pas la multinationale en soi, mais le système de gouvernance et d’organisation. Il faut créer autre chose que des pyramides, généralement hyper masculines et très peu diversifiées. Nous devrons inventer d’autres formes d’organisations d’intelligence collective.
On parle beaucoup de la taxation des super profits de certaines entreprises. Vous y êtes favorable?
Chaque cas est très particulier. La taxation spécifique de dividendes issus de super profits peut se justifier. Mais en ce qui concerne les profits en soi, c’est une question plus difficile. Pourquoi? Parce qu’un profit réalisé, qui n’est pas distribué, repart dans l’économie de l’entreprise et permet de créer des investissements, du développement, de la recherche et de la capitalisation. Mais il peut y avoir des raisons de politique souveraine qui permettent de justifier cette taxation.
Derrière cette question, c’est celle de la redistribution et, au-delà, du rôle social de l’entreprise qui est en jeu…
La redistribution est essentielle, car les entreprises ne vivent pas dans un désert. Elles ont vocation à renforcer le lien social. Un paysan, un artisan ou une multinationale, c’est un continuum. Par essence, une entreprise n’existe que parce qu’elle a une forme d’utilité sociale. Une entreprise n’existe jamais pour elle-même.
Oui, je pense qu’on peut mesurer la contribution de l’économie sur le plan social et environnemental. On sera peut-être capable de le faire demain en inventant une nouvelle métrique. Il faudra prendre en compte, dans toute la chaîne des valeurs, les risques et les impacts. On évalue déjà les politiques publiques en termes d’impact. Cela pourrait être le cas également pour les entreprises.
Une entreprise qui n’a pas suffisamment d’utilité sociale, pas suffisamment d’impact positif sur son écosystème, ne peut tout simplement plus continuer de fonctionner. L’économie de marché, si elle est pratiquée avec les précautions que j'évoquais précédemment, indique que la santé de l’entreprise est codépendante de la santé de son écosystème.
Les modèles agroalimentaires ne sont pas tenables: 600 millions de diabétiques, 1 milliard de personnes en surpoids, des coûts de santé publique faramineux, une absence de régénération des sols, un gaspillage de l’eau, etc. Si le secteur ne réalise pas les changements nécessaires, il n’y aura plus d’agriculture. Il faut donc être proactif, en travaillant sur la durabilité. Mais ça ne va sans doute pas assez vite. Ce qui est certain, c'est que le changement climatique va rebattre complètement les cartes. Prenons un exemple: la sécheresse qui provoque la baisse du débit sur le Rhin a pour conséquence un ralentissement du trafic, qui ne peut plus s’effectuer avec de grosses barges. Qui aurait pu imaginer ça? Demain, l’accès à l’eau sera un enjeu stratégique. Le changement climatique va redéfinir les avantages concurrentiels des pays et des entreprises.
Un grand débat actuel concerne l’opposition entre un modèle de la croissance et un modèle de la décroissance ou de la sobriété. Quelle est votre position?
Le changement climatique va venir affecter les rapports concurrentiels, c’est certain. Mais je ne sais pas si cela va déboucher sur de la "croissance" ou non. Je ne suis pas convaincu que le PIB soit un indicateur pertinent et utile pour diriger de façon fine nos modèles économiques vers une économie résiliente.
Je crois à une économie régénérative, qui me semble plus pertinente que l’indicateur de la croissance ou de la décroissance. C’est une économie dans laquelle il y a une reconnaissance et une gestion des dépendances de l’entreprise vis-à-vis de son écosystème. Une économie résiliente tiendra compte notamment de la régénération des écosystèmes.
Au départ, une entreprise n’existe pas parce qu’il y a du capital financier, mais parce qu’il y a du capital humain et des ressources naturelles. Or, aujourd’hui, le capital naturel n’est pas pris en compte et le capital humain n’est comptabilisé que comme un coût. Nos normes vont amener la prise en compte des risques, des impacts et des opportunités liés aux capitaux naturels et humains nécessaires pour la résilience des entreprises, donc de l’économie.
Le conflit en Ukraine nous met à l’épreuve en Europe, en nous amenant à faire front ensemble, tout en faisant des sacrifices. Est-ce un grand crash test qui pourrait nous faire basculer dans cette économie résiliente que vous évoquez?
C’est ce qu’il faut absolument espérer. Après l’accident de Fukushima, en 2011, les autorités ont expliqué aux habitants de Tokyo qu’il y aurait 15% d’électricité en moins et qu’il fallait donc faire des économies. Le jeu collectif japonais a été déterminant et, au bout du compte, ils ont réussi à réaliser 20% d’économie d’électricité. La puissance d’un projet commun est plus fédératrice que la visée abstraite d'un PIB. Il faut que ce drame actuel en Ukraine soit perçu comme l’occasion de mettre en œuvre des adaptations que nous aurions pu mettre des années à réaliser. Et, à l'heure où le multilatéralisme semble en berne, les marchés financiers sont les alliés indispensables des politiques publiques.