Les sanctions contre la Russie, le changement climatique et les restrictions sur les exportations engendrent une forte pénurie des engrais qui met les agriculteurs du monde entier en difficulté, et qui pourrait bien engendrer une grave crise alimentaire.
Vous pensez que la pénurie mondiale d’engrais ne vous concerne pas ? Détrompez-vous. Si vous lisez ceci en Europe, en Amérique du Nord, en Amérique latine ou en Asie, il y a de fortes chances pour que les engrais chimiques soient la raison pour laquelle vous êtes vivants aujourd’hui.
Selon Vaclav Smil, chercheur canadien réputé dans le domaine de l’énergie, 20 % de tous les êtres humains, soit plus de trois milliards de personnes, survivent grâce aux engrais azotés, le principal ingrédient de la Révolution verte qui a boosté le secteur agricole dans les années 1960. Le trio d’engrais chimiques qui est parvenu à tripler la production céréalière mondiale, l’azote (N), le phosphore (P) et le potassium (K), a entraîné la plus forte croissance démographique que la planète n’ait jamais connue. Aujourd’hui, l’azote se fait rare et les agriculteurs, les fabricants d’engrais et les gouvernements du monde entier se démènent pour éviter une chute des rendements agricoles qui semble inévitable.
« Je ne suis pas sûr qu’il soit encore possible d’éviter une crise alimentaire », déclare Theo de Jager, le président de l’Organisation mondiale des agriculteurs. « La question est de savoir quelles seront son ampleur et sa gravité. Plus important encore, les agriculteurs ont besoin de paix. Et la paix a besoin des agriculteurs. »
L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine a été un coup dur pour une industrie qui avait déjà été martelée par divers événements depuis plus d’un an. Selon les analystes de Rabobank, la Russie exporte généralement près de 20 % des engrais azotés du monde et, avec son voisin biélorusse actuellement sous sanctions, 40 % des exportations mondiales de potassium. La plupart de ces produits sont désormais inaccessibles aux agriculteurs du monde entier, en raison des sanctions prévues par les pays occidentaux et des récentes restrictions imposées par la Russie sur ses exportations d’engrais.
« Si on parle à un agriculteur d’Amérique du Nord ou d’Océanie actuellement, la conversation porte principalement sur les engrais, et plus précisément sur le prix et la disponibilité des engrais », a récemment déclaré M. de Jager lors d’une conférence virtuelle sur le sujet. « Les prix sont plus ou moins 78 % plus élevés que la moyenne en 2021, et cela entraîne un effondrement de la phase de production dans l’agriculture. Dans de nombreuses régions, les agriculteurs ne peuvent tout simplement pas se permettre de se fournir en engrais, et même s’ils le pouvaient, ils n’auraient pas accès à ces engrais. Et ce ne sont pas seulement les engrais, mais aussi les produits agrochimiques et le carburant. Il s’agit là d’une crise mondiale, et elle exige une réponse mondiale. »
Jusqu’à présent, la plupart des mesures prises ont été prises au cas par cas, chaque ferme et chaque gouvernement faisant cavalier seul. Mais la semaine dernière, les États-Unis et les banques de développement mondiales ont annoncé un important « plan d’action » sur la sécurité alimentaire mondiale, qui prévoit une aide de plus de 30 milliards de dollars (soit plus de 28 milliards d’euros), dans l’espoir d’éviter de voir les émeutes de la faim qui ont renversé des gouvernements lors des dernières crises des prix alimentaires en 2008 et 2012 se répéter.
ÉTATS-UNIS : LES AGRICULTEURS ACCUSENT LE COUP
Rodney Rulon s’en sort mieux que de nombreux autres agriculteurs cette année. Agriculteur progressiste à Arcadia, dans l’Indiana, il utilise depuis 1992 des techniques de semis direct, du couvert végétal et de la litière de poulet sur les près de 3 000 hectares de champs de maïs et de soja de sa famille. En ajoutant à cela des analyses approfondies du sol qu’il effectue chaque année, il a pu réduire de 20 à 30 % sa consommation d’engrais chimiques ; mais ils restent toujours majoritaires.
« Nous réduisons considérablement nos dépenses en engrais cette année », explique M. Rulon. « La tonne de P et de K s’élève à 1 200 dollars (environ 1 120 euros), contre 450 dollars (environ 420 euros) l’année dernière. La tonne d’azote coûtait entre 500 et 550 dollars l’année dernière (environ 470 et 510 euros). Maintenant, c’est bien plus de 1 000 dollars (environ 930 euros). On a pris notre dépense la plus importante, et on l’a doublée. » Il ne peut même pas obtenir les 3 000 tonnes de litière de poulet qu’il utilise habituellement à la place du phosphore et du potassium chimiques. Il avait conclu un accord informel avec son fournisseur pour acheter sa quantité habituelle à 60 dollars (environ 56 euros) la tonne, mais celui-ci a tout vendu au plus offrant.
Les prix élevés des engrais ont provoqué une ruée sur le fumier dans de nombreuses régions du pays, les agriculteurs se démenant pour trouver des solutions de rechange et chercher des moyens de réduire leurs factures d’engrais. Ce n’est peut-être pas une mauvaise chose, pour Antonio Mallarino, pédologue et expert en nutriments végétaux à l’université d’État de l’Iowa, qui essaie depuis des dizaines d’années d’inciter les agriculteurs à cesser de surfertiliser.
« Dans 50 à 60 % des champs de l’Iowa, on pourrait ne pas appliquer de P (phosphore) et de K (potassium) pendant dix ans, et tout irait bien », affirme M. Mallarino.
Bien que les prix du maïs aient dépassé les 8 dollars (environ 7,5 euros) le boisseau en février, ce qui est proche du record historique établi en 2012, de nombreux agriculteurs se tournent vers le soja, qui nécessite moins de nutriments et donc moins d’engrais. L’enquête sur les semis du Département de l’agriculture des États-Unis (USDA), publiée le 31 mars, a montré que les agriculteurs ont l’intention de planter un nombre record de 37 millions d’hectares de soja cette année, soit 4 % de plus que l’année dernière, tandis que les hectares de maïs ont chuté à 36 millions, soit leur niveau le plus bas depuis cinq ans.
« Si cette situation se poursuit, cela peut être bon pour l’environnement », déclare M. Mallarino. « Nous n’aurons peut-être plus tous ces excès d’azote et de phosphore qui se déversent dans les rivières et les lacs. »
Bert Frost a entendu plus d’une plainte de la part des agriculteurs au sujet des prix des engrais. Il est le premier vice-président chargé des ventes, de la chaîne d’approvisionnement et du développement du marché pour CF Industries, l’un des plus grands producteurs d’engrais azotés au monde. L’interaction harmonieuse de l’offre et de la demande qui a maintenu les prix de l’azote dans une fourchette étroite au cours des dix dernières années ne fonctionne plus, car l’offre et la demande ont été frappées par des chocs externes, explique-t-il.
« Ce que nous observons aujourd’hui, c’est une accumulation de tous les facteurs qui ne fonctionnent pas de concert les uns avec les autres », dit M. Frost.
Un rebond de l’activité industrielle qui utilise les matières premières dans les engrais à l’issue de la pandémie, combiné à de faibles stocks mondiaux de céréales alimentaires, ont fait exploser la demande. Les fournisseurs, quant à eux, ont été frappés par tous les événements climatiques extrêmes qui se sont succédé. La tempête hivernale Uri, en février 2021, a littéralement gelé la production de toutes les usines d’engrais de l’Iowa au Texas, mettant plusieurs d’entre elles hors service pendant un mois, voire plus. Six mois plus tard, c’est l’ouragan Ida qui a traversé le grand couloir d’usines chimiques de la Louisiane, endommageant plusieurs productions d’engrais, dont le complexe de CF Industires à Donaldsonville. Avec ses six usines d’ammoniac et ses quatre usines d’urée (l’urée est un engrais chimiquement dérivé de l’azote), il s’agit de la plus grande installation de ce type dans le monde. L’entreprise a été contrainte d’annuler ses contrats pendant un certain temps.
« Et ça ne s’arrête pas là », ajoute M. Frost. « Ensuite, la Chine et la Russie ont imposé des restrictions sur l’exportation d’engrais. La Chine exporte 10 % des réserves d’urée dans le monde. Leurs exportations sont passées à zéro. Puis la Russie a envahi l’Ukraine et les problèmes n’ont fait qu’empirer. »
En d’autres termes, le marché vacillait déjà, même avant la guerre, les sanctions et le blocus russe des ports ukrainiens de la mer Noire.
« Tous les facteurs que je vous ai exposés plus tôt, nous ne les avons jamais connus auparavant », explique M. Frost. « Toute la logistique est donc chamboulée. Je ne pense pas que cela puisse se résoudre tout seul. »
AMÉRIQUE LATINE : UNE SITUATION DIFFICILE
Selon M. Frost, les agriculteurs nord-américains finiront par obtenir les engrais dont ils ont besoin cette saison, même s’ils doivent les payer très cher. Ce sont les puissances agricoles d’Amérique latine qui sont les plus vulnérables aux perturbations des engrais, en particulier le Brésil, qui importe environ 85 % de ses engrais, dont un quart provient habituellement de la Russie.
Si les agriculteurs brésiliens réduisent leur consommation d’engrais et que leurs rendements chutent, cela pourrait avoir un impact significatif sur l’approvisionnement alimentaire mondial. Selon un récent rapport de l’USDA, le Brésil figure parmi les trois premiers exportateurs mondiaux de soja, de maïs et de sucre, mais aussi de bœuf, de poulet et de porc.
La grande période de plantation dans l’hémisphère sud commence en septembre, et le gouvernement brésilien se démène pour trouver de nouvelles sources d’engrais. Plus tôt cette année, il a même conclu un accord de troc avec l’Iran, contournant ainsi les sanctions américaines contre ce pays. Selon cet accord, l’Iran enverrait 400 000 tonnes d’urée au Brésil en échange de maïs et de soja. Les engrais russes sont si importants pour le Brésil et l’approvisionnement alimentaire mondial que l’administration Biden leur a ouvert une brèche dans sa série de sanctions contre la Russie à la fin mars. Bien que les sanctions financières entravent toujours les livraisons, les analystes espèrent que cette mesure atténuera la pression sur les prix alimentaires mondiaux.
« Il est impossible de faire des prévisions sur cette situation », déclare Micaela Bové, directrice des solutions agricoles pour Yara Latinoamérica, établie à Buenos Aires. « Je n’aurais jamais imaginé que le COVID serait encore là, et pourtant il l’est. Je n’aurais jamais imaginé que cette invasion deviendrait une guerre, et pourtant elle l’est devenue. Mais les agriculteurs sont les héros dans cette histoire. Ils ont été frappés par tout ce qu’on pourrait imaginer, et ils produisent toujours de la nourriture. »
Mme Bové affirme que sa division de Yara, le géant norvégien des engrais, ne constate pas de pénurie dans sa région, qui s’étend des petites exploitations du Mexique aux vastes estancias d’Argentine, à l’exception du Brésil. Mais les prix élevés incitent de nombreuses personnes à en utiliser moins. Elle et son équipe font donc la promotion d’outils et d’applications destinés à aider les agriculteurs à utiliser leurs produits plus efficacement. « Les décisions en matière d’engrais dépendent de sa culture : un cultivateur de maïs au Mexique n’a pas les mêmes besoins qu’un producteur d’agrumes ou de bananes ailleurs », explique-t-elle.
AFRIQUE : EN ATTENTE DE PRÉCIPITATIONS
Les agriculteurs africains utilisent en moyenne le moins d’engrais par hectare au monde et ont des rendements qui comptent parmi les plus faibles, notamment pour le maïs et les autres céréales qui fournissent l’essentiel des calories du continent. En conséquence, bien qu’ils disposent de 60 % des terres arables du monde, près de la moitié des pays africains dépendent des importations de blé de Russie et d’Ukraine. Quatorze d’entre eux reçoivent plus de la moitié de leur blé des deux nations en guerre. La hausse des prix des denrées alimentaires menace désormais de faire basculer des millions de familles africaines dans la pauvreté et la malnutrition.
Et cette guerre lointaine n’est pas leur seul défi, selon Agnes Kalibala, présidente de l’Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), une organisation à but non lucratif basée à Nairobi qui a travaillé avec les gouvernements africains et les organismes d’aide étrangers pour accroître l’utilisation d’engrais et de semences améliorées, et ce afin d’augmenter les rendements sur le continent. « Le plus important pour moi, même avant les engrais, est de savoir à quel point les agriculteurs souffrent du point de vue du changement climatique », déclare Mme Kalibata, ancienne ministre de l’Agriculture du Rwanda. « Dans les pays où il n’a pas plu l’année dernière, l’intérêt pour les engrais a connu une dépression générale. La question qui se pose maintenant est de savoir si cet intérêt reprendra avec l’arrivée des pluies dans certaines de ces régions. »
Mais même si les pays peuvent obtenir des engrais, les agriculteurs n’ont souvent pas les moyens de les acheter, ajoute-t-elle. Les gouvernements, qui subventionnent généralement les engrais, sont aux prises avec une dette massive à la suite du COVID-19 qui, dans certains pays, représente plus de 50 % de leur produit intérieur brut. Le groupe de Mme Kalibata travaille donc avec l’Union africaine, la Banque africaine de développement et les pays du G7 pour apporter un financement d’urgence, mais encourage également les agriculteurs à envisager d’autres solutions.
« En Afrique, notre productivité est très faible et nos sols sont fortement appauvris en nitrates », explique Mme Kalibata. « Il est très difficile de faire pousser du maïs ou du riz sans nutriments. Mais il existe d’autres possibilités, comme les fèves, qui sont cultivées en Éthiopie et au Soudan, et qui peuvent fixer 100 % de leurs besoins en azote. C’est une opportunité fantastique. »
La fixation de l’azote est un processus symbiotique naturel qui distingue les légumineuses des céréales, qui appartiennent à la famille des graminées. Les bactéries rhizobia qui vivent sur les racines des plantes convertissent l’azote atmosphérique en ammoniac que les plantes peuvent utiliser, tandis que ces dernières fournissent des sucres aux bactéries. Les haricots sont de grands fixateurs d’azote : le soja fournit jusqu’à 70 ou 80 % de ses propres besoins. Le haricot commun, un haricot de base cultivé dans toute l’Afrique, peut en fixer jusqu’à 30 %.
« On utilise donc toujours des nutriments, mais en moindre quantité », explique Mme Kalibata.
Comme toujours, le climat reste décisif. Sans pluie, les engrais ont peu ou pas d’effet.
« Si nous pouvons obtenir des précipitations dans certaines de ces régions, ces pays devraient être en mesure de trouver des alternatives », déclare la présidente de l’Alliance. « Sinon, nous aurons de multiples crises sur les bras. »
LE BIO : UNE SOLUTION EFFICACE
Les seuls agriculteurs qui ne se plaignent pas des engrais cette saison sont les producteurs biologiques, qui sont de plus en plus nombreux. Leur principe est depuis longtemps de nourrir le sol, et non la plante, et d’éviter les engrais chimiques et les pesticides au profit de cultures de couverture de légumineuses, de rotations de cultures diversifiées et de promotion d’insectes et de microbes bénéfiques dans leurs champs. Certaines cultures de couverture, comme la vesce velue, peuvent produire jusqu’à 340 kilogrammes d’azote par hectare, selon Jeff Moyer, directeur exécutif de l’Institut Rodale à Emmaus, en Pennsylvanie.
L’Institut Rodale, avec l’aide de l’université d’État de Pennsylvanie, effectue des comparaisons des systèmes de culture conventionnels et biologiques depuis 1981 : c’est l’essai sur terrain de ce type qui dure depuis le plus longtemps en Amérique du Nord. Après une période de transition de cinq ans, ils ont constaté que les rendements biologiques étaient non seulement compétitifs avec les rendements conventionnels, mais qu’ils étaient jusqu’à 40 % plus élevés en cas de sécheresse. Plus important encore : ils permettaient aux agriculteurs de réaliser des bénéfices de trois à six fois supérieurs, et ce sans rejeter de produits chimiques toxiques dans les rivières et les ruisseaux.
« Les engrais ne sont qu’une partie des problèmes auxquels les agriculteurs sont confrontés », déclare M. Moyer. « Regardez le Kansas et le Nebraska. Ces deux États sont en feu cette année alors que c’est censé être leur saison des pluies. Avec des modèles météorologiques qui changent et des coûts énergétiques qui augmentent et ne baissent pas, nous devons révolutionner nos modèles de production afin de minimiser ces impacts. »
La transition vers l’agriculture biologique prend toutefois du temps : une ressource dont de nombreux agriculteurs à travers le monde commencent également à manquer.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.