Les plus récentes données sur la concentration en oxygène dans les eaux profondes de l’estuaire du Saint-Laurent ont permis de constater « une chute précipitée et surprenante », a appris Le Devoir. Le constat est tel qu’il représente une menace directe pour la vie marine de cet écosystème de plus en plus fragilisé par les impacts de la crise climatique.
« Les concentrations en oxygène ont chuté de 50 % par rapport à ce qu’elles étaient il y a moins de trois ans. C’est une chute précipitée et surprenante, parce que la vitesse à laquelle ça descend est exceptionnelle. C’est du jamais vu depuis les données de 1930. Les niveaux sont situés nettement plus bas que ceux de l’hypoxie sévère », laisse tomber le professeur émérite Alfonso Mucci, du Département des sciences de la Terre et des planètes de l’Université McGill.
Ce dernier a pris part aux travaux de recherche menés cette année dans le cadre de trois expéditions océanographiques sur le navire de recherche Coriolis II entre les mois d’août et d’octobre.
Des spécialistes de l’Institut des sciences de la mer de Rimouski (ISMER), de l’Université Concordia et du Réseau Québec maritime ont aussi participé à ces recherches.
L’oxygène dissous dans les eaux du Saint-Laurent est un élément essentiel à toute la vie sous-marine, du plus petit invertébré au plus gros des poissons, en passant par toutes les espèces qui servent de proies aux mammifères marins, dont plusieurs espèces menacées.
Or, les données recueillies en 2021 dans les eaux profondes de l’estuaire maritime (qui va de Tadoussac à Anticosti), soit à des profondeurs de 250 mètres et plus, font état de la concentration la plus faible jamais calculée : « moins de 10 % » de ce que l’on retrouve dans les eaux de surface qui sont en échange avec l’atmosphère. À titre de comparaison, de 2003 à 2019, la concentration se situait à environ 20 %, soit un seuil qui représente déjà une hypoxie sévère. Ce taux de 20 % représentait par ailleurs à peine la moitié de ce qu’on retrouvait en 1930.
Lorsqu’on descend sous les 10 %, « plusieurs espèces ne peuvent survivre et si les concentrations continuent à chuter, les eaux pourraient devenir complètement dépourvues en oxygène », c’est-à-dire « anoxiques », précise un résumé des résultats transmis au Devoir. Dans ce cas, « toute la macrofaune [poissons et faune benthique, tels les crustacés et mollusques] disparaîtrait ».
Pire, une eau pour ainsi dire dépourvue de cet ingrédient indispensable au maintien des écosystèmes marins pourrait même « s’enrichir en métaux lourds toxiques et en sulfures dissous », souligne le document. « Lorsque les eaux deviennent anoxiques, les bactéries utilisent d’autres oxydants pour oxyder la matière organique, soit les oxydes de fer et les oxydes manganèse. Ces oxydes sont de très bons absorbants pour les métaux lourds, comme le cadmium, et d’autres éléments toxiques, comme l’arsenic. Quand ces oxydes vont se dissoudre, ils vont donc relâcher ces éléments dans la colonne d’eau », explique Alfonso Mucci.
L’activité bactérienne risque aussi de produire des sulfures, « qui sont très toxiques pour les êtres vivants. Donc, toute la faune va disparaître. C’est le cas extrême, mais rien ne vit dans ces eaux toxiques », ajoute M. Mucci. Si un tel cas de figure devait se produire, il s’inquiète sérieusement de ses conséquences. « On pourrait voir des impacts dans le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent. Je ne pense pas que les baleines seraient très attirées par des eaux sulfureuses, parce qu’il n’y aurait pas de prolifération planctonique, qui soutient toute cette grande faune marine qu’on retrouve dans la région de Tadoussac. »
C’est en effet dans la région de Tadoussac que les eaux profondes de l’estuaire, soit celles qui pourraient se charger de métaux lourds toxiques et de sulfures, remontent vers la surface. Cette zone est située à la tête du chenal Laurentien, une vallée sous-marine profonde qui transporte sur plus de 1400 kilomètres des eaux provenant de l’Atlantique Nord qui entrent dans le golfe du Saint-Laurent par le détroit de Cabot.
Crise climatique
Une bonne partie du déclin observé dans le taux d’oxygène dans les profondeurs de l’estuaire se trouve d’ailleurs du côté de cet apport en eau du chenal Laurentien, qui a changé au cours des années, principalement sous le coup des bouleversements climatiques. « Depuis 20 ans, on constate une réduction de l’apport du courant du Labrador, soit des eaux froides et bien oxygénées. Elles sont remplacées par des eaux plus chaudes, qui viennent du nord-ouest de l’océan Atlantique, avec moins d’oxygène. Et cet oxygène est consommé au fur et à mesure que les eaux de fonds transitent vers l’amont, jusqu’à Tadoussac », explique Alfonso Mucci.
Ce phénomène préoccupe le professeur en écotoxicologie moléculaire en milieux côtiers à l’ISMER, Émilien Pelletier. « Ça ne va pas s’améliorer. Ça va se poursuivre, parce que ça fait partie d’un mouvement plus global de hausse des températures des eaux océaniques. On s’en va donc vers un appauvrissement de plus en plus important dans l’estuaire, ce qui implique un changement dans les écosystèmes. »
Même son de cloche du côté du chercheur à Pêches et Océans Canada Denis Chabot, spécialiste notamment de l’étude des impacts de variables comme la température et l’oxygène dissous sur les poissons. « L’hypoxie n’est jamais une bonne nouvelle. Dès qu’on descend sous la barre des 30 % de concentration en oxygène, on constate une baisse de la biodiversité qui s’accentue quand le taux diminue. Il y a aussi des impacts comme la baisse du taux de croissance de certaines espèces de poissons, ce qui entraîne une baisse de productivité et affecte le rendement des pêcheries », souligne-t-il. Il cite en exemple le cas de la morue, qui ne peut vivre dans de telles eaux. D’autres espèces comme la crevette ou le turbot pourraient aussi en pâtir dans les prochaines années.
Ce qui se passe dans le Saint-Laurent n’est pas unique, puisque d’autres régions du monde subissent, parfois de façon saisonnière, une chute abrupte de l’oxygène dans l’eau, comme le golfe du Mexique. Dans certains cas, les scientifiques parlent même de « zones mortes ». Le cas de l’estuaire pourrait en outre être révélateur de ce qui attend d’autres écosystèmes marins importants, souligne Alfonso Mucci. « C’est un peu comme le canari dans la mine de charbon. Ça intéresse d’ailleurs beaucoup les Américains qui étudient le golfe du Maine, qui est touché par le même phénomène du changement de circulation océanique. »