Les fraudes sociales et fiscales font souvent l’actualité. À ces occasions, de nombreux chiffres circulent et diverses solutions sont avancées. Pourtant, le flou règne quant aux montants en jeu et aux résultats des mesures prises. Cette situation est liée à la complexité et à la difficulté d’obtenir des chiffres sur une activité par définition cachée. Pour tenter de sortir de cette impasse, cet article présente et explique quelques données publiques au sujet des fraudes sociales et fiscales détectées.
Une estimation compliquée
La fraude, qui vise tant à ne pas déclarer certains revenus, à ne payer certaines taxes qu’à percevoir indûment des allocations, est difficile à estimer puisqu’elle recouvre des mécanismes très divers, parfois liés entre eux et dont l’objectif est justement de rester cachés.
Se pose d’abord la question de la définition des fraudes sociales et fiscales :
- Selon le SPF sécurité sociale [1], la fraude sociale recouvre le travail au noir et ses conséquences en matière de non payement de cotisations, la perception indue d’allocations et plus généralement toute infraction à la législation sociale, de la part d’individus ou d’entreprises.
- La fraude fiscale concerne la non-déclaration de revenus, du travail ou du capital, en vue de se soustraire au payement de l’impôt, de la part d’individus ou d’entreprises.
Ces définitions sont complexes à mettre en pratique. Par exemple, une entreprise ayant recours à du travail non déclaré générera une fraude sociale, en raison du non payement des cotisations sociales, et fiscale, si elle ne déclare par les revenus générés par ce travail. De leur côté, les travailleurs non déclarés ne payeront pas non plus leur part de cotisation et percevront peut-être indument des allocations, ce qui relève de la fraude sociale ; et ne déclareront probablement pas les revenus perçus, ce qui est du domaine de la fraude fiscale.
De ce fait, les estimations de ces fraudes sont généralement globalisées sans distinction et aboutissent des chiffres très divers [2] :
- La Banque Nationale de Belgique est la plus optimiste et estime la fraude fiscale et sociale à 6.6 milliards d’euros par an.
- Le SPF sécurité sociale estime que l’économie souterraine, non déclarée, représente 3.8% du PIB, soit 12.7 milliards d’euros. L’organisme signale que 38% des Belges auraient déjà eu recours au travail au noir et 24% ne rempliraient pas correctement leur déclaration de revenus.
- Une étude du DULBEA [3] estime quant à elle que la perte de recette fiscale induite par la fraude serait de 20 à 30 milliards d’euros par an, alors que l’économie souterraine représenterait près de 20% du PIB.
- Eurostat, l’organisme européen de statistique estime que les activités non déclarées représenteraient 15 à 20% de l’économie, plaçant la Belgique parmi les pays où l’économie souterraine est la plus importante, deux fois supérieure à la moyenne européenne, au côté des pays du sud de l’Europe.
Pour tenter de sortir de ces estimations disparates, qui tiennent aux méthodes mises en œuvre mais aussi aux visions politiques divergentes quant à la fraude [4], nous nous sommes basés sur les montants des fraudes détectées. Cette méthode présente un biais évident, les montants frauduleux détectés et récupérés dépendant des moyens de lutte mis en œuvre, mais elle offre l’avantage de permettre des comparaisons chiffrées.
La fraudes sociale et fiscales détectées : une comparaison édifiante
Sur base d’un rapport de la Cour des comptes [5] , il est possible de quantifier les différentes composantes de la fraude sociale détectée.
La fraude sociale aux cotisations regroupe les montants non payés par les employeurs et les travailleurs, essentiellement en raison du recours à du travail non déclaré. Les contrôles en la matière relèvent de l’inspection sociale, de l’Office National de la Sécurité Sociale (ONSS) et du contrôle des lois sociales.
La fraude sociale aux allocations correspond à des montants perçus indument par des particuliers, en matière de pensions, de revenus d’intégration (CPAS), de remboursement médicaux (INAMI), d’allocations familiales (FAMIFED) ou de chômage (ONEM). Les mécanismes de fraude sont alors la domiciliation fictive, la non déclaration de revenus, ou la double perception d’allocations.
Ensemble, ces fraudes détectées représentent 250 millions d’euros par an. La cour des comptes signale cependant que ces montants comprennent aussi bien des fraudes délibérées qu’accidentelles et que la récupération de ces montants est complexe, de nombreux « fraudeurs » étant des ménages insolvables. Ce montant est à rapporter aux 70 milliards de budget annuel de la sécurité sociale ; la fraude détectée représente donc 0.3% de ce budget. Par ailleurs, n’oublions pas qu’une part sans doute importante des bénéficiaires potentiels d’aides sociales ne les perçoivent pas [6].
Pour estimer la fraude fiscale détectée, nous nous sommes basés sur les données du SPF finances [7]. Il existe trois types de fraudes en matière de non déclaration de revenus :
- La fraude à l’impôt des personnes physiques (IPP), qui est le fait d’individus ne déclarant pas (correctement) tous leurs revenus.
- La fraude à l’impôt des sociétés (ISOC), qui est le fait d’entreprises ne déclarant pas (correctement) tous leurs revenus.
- La fraude à la TVA, qui est le fait d’entreprises ou d’indépendants ne déclarant pas tous les revenus de leurs ventes de biens ou de services.
Les contrôles ont permis d’aboutir à des redressements sur environ 2.5 milliards d’euros en 2016, autrement dit cette somme a été identifiée avec certitude comme n’ayant pas été déclarée au fisc. Ces montants font l’objet d’une taxation à un taux majoré éventuellement accompagnée d’amendes, dont le remboursement peut être échelonné dans le temps. Ainsi, le SPF finance signale que les recettes liées aux contrôles fiscaux étaient d’un peu moins d’un milliards d’€ en 2016, montant qui est le fruit de fraudes constatées et corrigées durant les années précédentes. Rapportés aux rentrées fiscales de l’Etat, 116 milliards budgétés en 2017, ces rentrées représentent un peu moins d’un pourcent.
La mise en perspective des montants respectifs des fraudes fiscales et sociales laisse apparaitre l’écart, d’un facteur dix entre les deux postes.
Fraude sociale et fiscale : un jugement et un traitement de classe.
Que ce soit médiatiquement ou politiquement, apparaissent un jugement et un traitement beaucoup plus sévères de la fraude sociale que de la fraude fiscale.
Ainsi, en particulier en ce qui concerne la fraude aux allocations, qui est le fait des plus pauvres, des mesures strictes sont prises, avec des plans d’actions dédiés et des contrôles intrusifs et fréquents des bénéficiaires d’aides sociales, au point que certains doutent de la légalité des dispositifs et y voient un traitement discriminant [8]. Cette approche suit une vision, entretenue également dans la presse, d’un bénéficiaire d’aide sociale peu scrupuleux et devant, plus que les autres, rendre des comptes pour l’argent qu’il touche. Par méconnaissance ou par conviction, les chiffres sont souvent gonflés et traités de façon sensationnaliste :
- Surestimation des montants en jeu en confondant erreurs, fraudes et arriérés [9].
- Surestimation du taux de fraude, en extrapolant le taux de contrôles « positifs » constatés, alors que ceux-ci ciblent des situations « à risque », pour maximiser leur efficacité [10].
Pourtant, comme l’attestent les études et les contrôles, la fraude est peu fréquente et porte sur d’assez faibles montants [11].
Au contraire, la fraude aux cotisations et la fraude fiscale font l’objet d’une approche bien plus bienveillante, qui vise à réinsérer dans le circuit légal ce qui était considéré comme fraude. Citons par exemple quelques mesures phares des différents gouvernements qui se sont succédé depuis une quinzaine d’années :
- Les chèques-services, mécanisme visant à réduire le travail au noir pour les travaux à domicile en faisant financer une partie du salaire et des cotisations sociales par l’état.
- Les flexi-jobs dans les commerce et l’horeca où le travail au noir est particulièrement élevé, pour lesquels les employeurs sont exonérés de cotisations sociales.
- Les déclarations libératoires uniques multiples, qui visent à rapatrier les revenus non déclarés et placés à l’étranger, en échange du payement d’un taux d’imposition avantageux.
- La baisse des taux d’imposition sur les plus hauts revenus ainsi que des charges sur les successions.
- Rulings TVA et intérêts notionnels visant à réduire l’imposition des entreprises.
Ceci s’inscrit dans une vision, partagée tant par la presse que par une bonne partie de la classe politique. Certains voient dans la fraude fiscale les conséquences d’une imposition trop élevée qui justifie d’essayer de s’y soustraire alors que d’autres évoquent le risque de fuite des capitaux pour justifier ces politiques peu sévères [12]. Pourtant, les études montrent que le niveau de fraude n’est pas lié au taux d’imposition mais bien à la fréquence des contrôles, particulièrement faible en Belgique [13].
En effet, si les contrôles sur les fraudes aux allocations sont renforcés, en moyen et en personnel, la lutte contre la fraude fiscale et sociale est quant à elle déforcée. Tant les travailleurs du SPF finances que la cour des comptes ou la justice dénoncent depuis de nombreuses années le manque de moyens mis en œuvre [14]. Ainsi, le personnel de contrôle du SPF finances aurait été divisé par 2 depuis 2012 [15], tandis que les statistiques du même ministère attestent d’une division par trois du nombre de contrôles et par deux des montants mis en redressement. En général, la réduction du personnel du SPF finances est bien plus sévère qu’ailleurs dans la fonction publique fédérale [16]. La cour des comptes pointe également le manque de moyen dans la lutte contre le travail au noir [17].
Ainsi apparait un traitement différencié, qui peut être lu comme une vision de classe, entre une fraude « de pauvres » aux allocations, très mal vue et combattue mais qui porte sur de faibles montants, et une fraude « de riches », liée aux revenus, minimisée et qui fait l’objet d’une bien plus forte complaisance. À cela il faudrait ajouter l’évasion fiscale, légale et illégale, qui fait l’objet de nombreux révélations scandaleuses, profite aux plus riches et implique des montants biens plus élevés encore [18].
Notes