Texte intégral
Compte rendu de : Andrea Ballestero, A Future History of Water, Durham, Duke University Press, 2019, 248 p.
Professeure associée au département d’anthropologie de la Rice University (Houston, Texas), Andrea Ballestero se situe à la croisée de plusieurs domaines de l’anthropologie (juridique et politique) et de divers courants pluridisciplinaires du débat contemporain en sciences sociales (théorie féministe, économie politique, études des sciences et des techniques, nature et ontologies). L’eau étant l’objet principal de ses terrains en Amérique latine (Costa Rica et Brésil), son implication dans les pratiques ethnographiques a une dimension qui dépasse ses enquêtes personnelles : Andrea Ballestero est de fait fondatrice et responsable de l’Ethnography Studio, qui selon ses propres mots est un « espace interdisciplinaire expérimental qui réunit étudiants et membres de la faculté intéressés par les particularités de l’ethnographie comme forme textuelle, stratégie de recherche et mode de production des connaissances »1. L’ouvrage que je présente et analyse dans ce texte, A Future History of Water (2019), est son premier livre. En le lisant avec le bagage conceptuel et pratique d’une anthropologue travaillant depuis une vingtaine d’années dans le domaine des Water Studies — quoiqu’avec des approches conceptuelles différentes de celles de Ballestero et sur des terrains africains — j’ai été agréablement surprise par sa faculté à me « déstabiliser » sur une thématique et des débats que je croyais familiers. Comme j’essaierai de l’argumenter dans ces pages, cet ouvrage m’apparaît comme novateur pour deux raisons. D’une part, il propose un regard riche sur les « questions de l’eau » qui, dans la dernière décennie, a failli perdre son originalité scientifique par la généralisation et l’édulcoration des appels institutionnels portant sur les urgences écologiques et climatiques globales. D’autre part, il suggère des pistes de réflexion plus amples sur les contributions épistémologiques d’une « anthropologie du futur ». Dans la première partie de ce compte rendu, je présente l’ouvrage en général, puis son introduction, en identifiant les éléments qui en font la nouveauté par rapport aux études anthropologiques sur l’eau. Dans une deuxième partie, je me concentre sur ses quatre chapitres, avec une articulation, chapitre par chapitre, qui peut apparaître un peu laborieuse et davantage descriptive, mais qui s’impose en raison de la complexité et du niveau d’abstraction du propos de Ballestero. Je termine par une partie dont la fonction est de décrypter les conclusions de l’ouvrage, en revenant sur leur potentiel pour susciter un débat plus large sur l’anthropologie du futur, sans avoir la prétention de pouvoir examiner la multiplicité du débat en cours à cet égard.
Une anthropologie de l’eau ancrée dans les débats sociaux et voulant les dépasser
D’emblée captivant par la sobriété évocatrice de sa couverture et de son titre fortement allusif, l’ouvrage de l’anthropologue Andrea Ballestero A Future History of Water (2019) ne décevra pas le lecteur, dès lors que celui-ci aura le courage d’affronter une écriture dense et complexe. L’auteure emprunte des chemins inhabituels pour nous faire découvrir l’un des objets les plus étudiés et médiatisés des vingt dernières années : l’eau. L’objectif de son parcours ethnographique se déroulant dans l’Amérique latine du 21e siècle — plus précisément, au Costa Rica et au Brésil — est de développer une réflexion anthropologique sur les enjeux conceptuels et pratiques du statut de l’eau entre droit humain (human right) et marchandise (commodity). Mais ce résumé serait trompeur s’il sous-entendait que nous sommes face à un énième « cas d’étude » venant conforter une série d’acquis de la récente production scientifique en sciences sociales sur l’eau. À savoir que l’eau transcende son caractère de ressource naturelle physique par son imbrication socioculturelle forte et sa « relationalité » (Palsson 1990 ; Casciarri et Van Aken 2013). Que l’anthropologie, par sa démarche holiste et qualitative, est apte à saisir les dynamismes de cette incorporation sociale de l’eau (Mosse 2008), renforçant ainsi la déconstruction du dualisme nature/culture (Descola 2006). Que les usages matériels et symboliques de la ressource, observables à une microéchelle, révèlent la pluralité des eaux et la prégnance de leur dimension communautaire (Trawick 2003). Que ces configurations mettent en exergue un champ de bataille idéologique et pratique, à l’échelle globale, entre défenseurs des biens communs et porteurs d’une vision ultralibérale dominante, soulignant ainsi la portée politique de l’eau (Schneier-Madanes 2010 ; Aubriot et Riaux 2013).
Or il n’en est rien. Ballestero adopte une posture qui sort du cadre d’un débat qui aurait mérité, sans doute, d’être mené il y a encore quelques années, lorsque l’anthropologie revendiquait à la fois son entrée définitive dans le domaine des Water Studies et sa capacité de se mettre à l’écoute des nombreux groupes dépossédés de leur accès à une eau en voie de marchandisation sous l’effet du capitalisme global. Un débat nécessaire, mais qui a progressivement conduit à un cadre analytique contraignant et réducteur. Ceci pour deux raisons. D’une part, l’anthropologie y a retrouvé les risques d’être repoussée vers d’anciennes dichotomies (marché vs don, individualisme vs communalisme, valeur d’échange vs valeur d’usage), voire vers une réification idéalisée des cultures « autres », supposément intouchées par les germes du néo-libéralisme, et prêtes à s’insurger contre toute attaque à la ressource « sacrée ». D’autre part, les médias et les acteurs politiques nationaux et internationaux se sont eux-mêmes emparés, confusément et sans crainte des contradictions, de la revalorisation des « biens communs » et de l’extension des « droits humains » à des objets inédits, tels que l’eau. En décidant de sortir de ce cadre déjà tracé, et parfois intellectuellement et politiquement pollué, Ballestero ouvre par son ouvrage de nouvelles perspectives autour d’un objet rebattu : une nouvelle ethnographie, un nouveau style d’écriture, une nouvelle anthropologie de l’eau qui, en refusant l’exceptionnalisme construit autour de cet objet, posent plus largement les bases philosophiques d’une anthropologie du futur. L’apport à plusieurs niveaux de ce regard pousse à s’arrêter, partie par partie, sur l’ouvrage en question, dont la structure est d’ailleurs aussi puissante que les contenus spécifiques des chapitres.
Pour plonger d’emblée le lecteur dans cette ethnographie dense, aux terrains et aux acteurs originaux, l’introduction démarre par le récit d’une expérience vécue par l’auteure lors d’un World Water Forum2. Nous sommes à Mexico, en 2006, au quatrième jour du Forum Mondial de l’Eau, lorsqu’un groupe d’activistes manifeste pour dénoncer les injustices liées à la marchandisation de l’eau. En scandant le slogan El agua es un derecho, no es una mercancia! [« L’eau est un droit, pas une marchandise »], ils font irruption dans le centre de congrès et secouent en rythme des petites bouteilles d’eau en plastique remplies de pièces de monnaie, captant ainsi pendant plusieurs minutes l’attention des participants avant d’être expulsés par les agents de sécurité. La scène est saisissante. C’est en focalisant sur la simplicité de ce « happening historique » (p. 2) que Ballestero nous plonge au cœur de la réflexion qui charpente son livre. Elle se dit captivée par ce répertoire de contestation, ces bouteilles qui se font « instruments producteurs de sons et d’affirmations sur la nature déroutante (confounding) de l’eau », en ce qu’elles deviennent « des choses conceptuelles, des abstractions matérielles » (conceptual things, material abstractions) (p. 3), selon un double oxymore astucieux. Les bouteilles pleines de pièces (mais vides d’eau) des activistes de Mexico attirent notre attention sur deux statuts de l’eau : l’eau comme droit humain universel et l’eau comme marchandise désocialisée et vectrice d’injustices. Si la revendication explicite des activistes penche nettement pour le premier statut (comme le proclame leur slogan), la réalité de cet objet politique en dévoile l’ambivalence et l’inévitable imbrication des deux aspects. C’est là que l’auteur se positionne, à contre-courant des approches plus communes, en refusant la dichotomie entre eau-droit humain et eau-marchandise. En dépassant le cadre de lecture que cela lui imposerait, elle recentre son regard sur la complexité qui s’ouvre lorsque l’on essaie de décrypter de plus près le travail quotidien mené autour de l’eau et de son accès, tant dans les pratiques que dans les imaginaires. À ce niveau, il devient intéressant et heuristique de prendre pour objet scientifique les cheminements de « bifurcation » et de « fusion » dans la catégorisation des natures prétendument antinomiques (comme celles de droit humain et marchandise) amenant à penser, calculer, utiliser, acheter, donner, revendiquer l’eau.
Ballestero opère la même rupture dans la façon d’approcher les acteurs impliqués dans la gestion de l’eau en contexte mondialisé : il ne s’agit ni de « communautés », présentées comme sujets collectifs harmonieux frappés par les dégâts de la privatisation de l’eau, ni de figures institutionnelles monolithiques de technocrates ou politiciens chargés de la gestion de la ressource. L’auteure considère les actions et les discours quotidiens d’un ensemble varié d’acteurs, souvent illustré par des portraits minutieux : activistes, techniciens, représentants d’institutions locales ou internationales, individus participants à des réunions sur l’aménagement d’ouvrages hydrauliques, etc. Elle s’intéresse également aux chercheurs, dont les profils peuvent se situer à cheval entre ces postures, et qui bricolent avec l’hybridité même de l’eau, sa matérialité et ses catégorisations. Eux aussi contribuent à « produire les préconditions de futurs où les différences deviennent plausibles et les enchevêtrements n’excluent pas la viabilité des distinctions nécessaires à une forme de socialité plus juste » (p. 5). Ces différents acteurs, que Ballestero définit comme des « collaborateurs », partagent leur rôle avec d’autres acteurs non-humains, les « dispositifs » (devices), qu’ils participent à forger en les appliquant contextuellement aux affaires d’eau. Inspirée du concept foucaldien de « dispositif », faisant de celui-ci l’entrée analytique de l’ouvrage entier, Ballestero en développe la conceptualisation en montrant sa potentialité pour construire une anthropologie de l’eau qui est simultanément une anthropologie du futur. Instrument d’organisation d’un travail technopolitique, le dispositif, nous dit-elle, fait converger pratiques et désirs avec des principes de longue durée sur la socialité, ancrés dans des institutions et des vocabulaires juridiques et économiques. Comme « espace structuré d’improvisation, le dispositif affirme et déstabilise à la fois les catégories et les institutions sociales » (p. 9), comme « nœud intense de temporalités et de passions », il est une combinaison de « [...] divers héritages techniques qui ouvrent la possibilité d’autres possibilités » (ibid.). Le récit du livre se construit autour de cette « alternative analytique » (p. 13), développée sur quatre chapitres, chacun consacré à un dispositif (device)3 particulier (formule, index, liste, pacte) autour duquel se nouent pratiques et catégorisations de l’eau, ancrages passés et présents de ces futurs. Comme la longue introduction (p. 1-35) le laisse présager, la dimension empirique du terrain va se déployer dans un strict enchevêtrement avec une réflexion philosophique, ce qui fait l’originalité de cette lecture et la rend passionnante.
Formule, index, liste, pacte : ethnographies de quatre dispositifs
Le déroulement en quatre chapitres — aux titres quelque peu austères constitués d’un seul mot désignant le dispositif spécifique — suit un même parcours de présentation, qui est non seulement celui de l’auteure et de ses présences sur ses terrains, mais aussi celui d’une découverte qui se fait au fur et à mesure que les données sont présentées et articulées à la réflexion. Déstabilisé par la sobriété et l’abstraction du titre, le lecteur est tout de suite plongé, à chaque chapitre, dans une description ethnographique minutieuse d’un personnage en situation. La narration agréable de cet incipit permet de dévoiler progressivement la signification du titre quelque peu abscons, pour ensuite transporter le lecteur, par un changement d’échelle et de registre, dans les dimensions élargies et plus théoriques par lesquelles l’auteure mène son argumentation. La nature du dispositif se révèle alors et le débat s’ouvre sur la portée des tensions entre l’eau-droit humain et l’eau-marchandise. Ballestero saisit les configurations instables et en constante redéfinition d’une ressource matérielle, catégorie forgée et structurante, dans son ancrage local aux imbrications globales, appréhendée comme une véritable arène technopolitique et sociale d’une constellation incertaine, mais omniprésente, d’imaginations du futur.
Le premier de ces dispositifs est la « formule » (p. 36-74), que l’on découvre en suivant le trajet quotidien d’un fontanero4, d’abord chargé de relever la consommation en eau des ménages du village de Cocles, au Costa Rica, puis de transmettre à un fonctionnaire de l’ASADA (Asociacion Administradora de Aqueducto) les chiffres de leur consommation en eau. C’est dans le travail qui convertit ces eaux consommées — vectrices d’une vie sociale intense et diversifiée — en factures d’eau qu’intervient la formule, dans ce passage de l’eau liquide à l’eau comme prix à payer mensuellement par le ménage. Derrière une apparence de rigueur systématique soumise à la double contrainte de la quantification et de la marchandisation, se nichent de fait des ajustements constants effectués conjointement par des techniciens de base, des institutions politiques d’administration de l’eau, des appareils juridiques nationaux, dans des contextes écologiques, économiques et historiques particuliers. Le dispositif s’avère ainsi bien plus flexible et moins répressif que ce que l’on pourrait croire, et s’affiche comme espace de condensation de significations et de pratiques multiples, comme outil technique où le social peut reprendre sa place. Au Costa Rica, l’approche dominante des politiques de l’eau a préservé la valeur de l’eau comme droit humain, sans renoncer à une tarification juste et raisonnable relative au niveau de vie des populations locales.
Le deuxième dispositif est identifié dans l’« index » (p. 75-108). La plongée ethnographique est ici encore plus audacieuse : nous sommes à San José, capitale du Costa Rica, et Ballestero nous fait passer d’un atelier réunissant techniciens, représentants d’ONG et collectifs de gestion communautaire des aqueducs, aux bureaux de l’Institut National des Statistiques (INS). Dans l’atelier, la discussion entre les participants est tendue, et l’insistance sur la valeur économique de l’eau par les organisateurs ne manque pas de provoquer des interventions où les représentants communautaires se disent désemparés par la difficulté de garder leur conception de l’eau comme don de dieu et de la nature face à l’augmentation du coût de la vie (et de l’eau). Le deuxième dispositif est ainsi introduit : l’index serait plus précisément le CPI (Consumer Price Index5), qui détermine les prix des biens et services de consommation courante à partir d’un panier standard de 315 items. Encore une fois, derrière son apparente inflexibilité mathématique, le dispositif technique dévoile son imbrication dans la vie sociale, ses pratiques et ses valeurs. Une partie historique montre les sept réajustements qui ont été apportés au CPI entre sa première introduction au Costa Rica (1936) et sa reformulation récente (2016). Avec ce panier de consommation courante, l’auteure tente de retracer le parcours de l’eau, incluse depuis longtemps dans la catégorie des services avec facture puis sous forme d’eau en bouteille en 2015. Pour Ballestero, l’exploration philosophique de la signification de l’humanitarisme dans l’eau (humanitarism into water) comme objet matériel (worldly object) la conduit à explorer l’univers du CPI, cette mise en relation mouvante et complexe entre « personnes, prix et choses » (p. 90). Décrit comme indicateur d’une réalité préexistante, l’index économique est un « instrument performatif », un dispositif « qui fait exister la réalité qu’il prétend simplement décrire » (p. 92). La dimension de l’eau-droit humain est bien présente dans l’index du CPI (dans son élaboration, sa restructuration adaptative, sa mise en place), et cela d’autant plus depuis que le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) a fixé en 2008 la nécessité d’affordability [accessibilité] de l’eau au niveau mondial. Les objets du panier (dont l’eau est une composante) cristallisent ainsi la dialectique droit humain/marchandise, en se faisant la base de définition de futurs possibles, ici dans le sens d’accessibilité future de l’eau. Ils nous poussent ainsi, écrit Ballestero, à raisonner plus en termes de « droits des objets humains » que de « droits humains des sujets », à constater que le déplacement des frontières entre sujets et objets ne se fait pas « au sein des “ontologies alternatives”, mais dans le véritable cœur de la société libérale » (p. 99).
Le troisième chapitre (p. 109-143) est consacré au dispositif dit « liste ». Sa prise en compte nous mène au cœur du débat politique et de l’histoire récente du Costa Rica, notamment en lien avec les discussions et controverses déclenchées en 2002 par une réforme visant à introduire dans l’appareil législatif national la notion de l’eau comme droit humain. À cette occasion, la composante libérale du parlement s’est faite porteuse des tendances diffusées en Amérique latine, et plus largement dans un contexte de capitalisme global, prônant une marchandisation de l’eau. Après avoir décrypté les deux premiers dispositifs numériques (formule et index), c’est ainsi la focalisation sur ce troisième dispositif — non numérique cette fois-ci — qu’est visée dans ce chapitre. Dans la fluidité des processus discursifs menant à l’établissement d’une liste, elle-même permettant de parvenir à un accord entre les différentes composantes politiques, Ballestero identifie un troisième espace d’expression des imaginaires du rôle présent et futur de l’eau dans son imbrication avec une multiplicité d’acteurs sociaux et leurs pratiques. La taxinomie créative et mouvante de cette liste, devant inclure (fusion) ou exclure (bifurcation) les formes plurielles de l’eau dans les contextes écologique, économique et socioculturel du Costa Rica, devient le site privilégié d’une ethnographie qui fait dialoguer forces politiques, députés, ONG, techniciens de la gestion de l’eau et activistes mobilisés pour la défense des droits communautaires à l’eau. Le pouvoir politique inattendu de la liste est mis en exergue par la stratégie obstructionniste mise en œuvre par la droite libérale qui a prolongé indéfiniment le débat parlementaire sur la définition des éléments à inclure dans la liste et a conduit à « […] étendre sans fin le présent, en augmentant sa durée au point d’empêcher le futur d’arriver » (p. 128). Cette ré-imagination conjointe et conflictuelle des « matérialités » d’ancrage de l’eau évoque la dimension risquée des reconfigurations des « ordres ontologiques » (p. 139) : elle montre un chemin différent que celui plus décrié de marchandisation et de privatisation de l’eau, par lequel le néolibéralisme écrase l’idée d’un futur respectueux des valeurs du bien commun et de l’eau comme droit humain. De leur côté, les supporters de ce dernier, acteurs de la société civile ou politiciens, opposent une « poétique aquatique » (watery poetics)6 (p. 136) par l’élaboration de leurs propres taxinomies visant à dénoncer l’immoralité des logiques des libéraux (ibid.).
Finalement, pour traiter le quatrième dispositif, le « pacte », l’auteure nous transporte dans un autre contexte national, celui du Brésil. Dans ce dernier chapitre (p. 144-184), la description ethnographique et réflexion théorique se concentrent sur le Water Pact7, initiative lancée en 2007 par un groupe de techniciens pour affronter d’une manière radicalement nouvelle les problèmes d’accès à l’eau dans la région du Céara (Nord-Est du Brésil). Ici, l’environnement aride, les failles d’un système de gouvernance de l’eau caractérisé par le clientélisme politique et le privilège accordé aux infrastructures hydriques spectaculaires se conjuguent pour faire de l’eau plus qu’un simple besoin, un véritable droit humain (p. 144). Le pacte prend la forme d’une succession de rencontres, définies comme des « rituels publics » (p. 146), entre membres des communautés locales, techniciens, politiciens et activistes. Ses objectifs dépassent la production de définitions légales ou de calculs techniques. Ce pacte vise à garantir l’« humanitarisation de l’eau » (p. 145), un processus visant à changer la société en renforçant le pouvoir des habitants du Céara pour « redéfinir les politiques de la justice, de la nature et de la vie-même » (ibid.). La rupture avec le passé de pénurie hydrique chronique du Céara, envisagée par le pacte, a la particularité de se baser d’abord sur un changement des « récits historiques futurs concernant l’eau » (future historical narrative about water) (p. 145). Ballestero attire alors notre attention sur un objet au cœur du dispositif : les centaines de bouts de papiers colorés sur lesquels les participants aux meetings du pacte sont invités à inscrire leurs désirs et surtout leurs promesses pour réécrire le futur de leurs relations à l’eau, faisant de ces supports en papier « la trace de relations sociales, un indicateur de futures possibilités » (p. 177). Sur les trois ans de sa durée, le processus du Water Pact a su catalyser une véritable mobilisation populaire, telle que ses initiateurs la concevaient, marquée par l’élan d’une participation réelle et polymorphe des groupes concernés, et brisant par sa fluidité d’autres formes précédentes plus exclusives d’agrégation (la famille, la communauté, la nation). Si certains de ces acteurs, interviewés par Ballestero, ne cachent pas leur déception face aux réalisations concrètes du pacte ou soulignent les contradictions révélées par le processus, la prolifération ailleurs qu’au Céara d’autres Pactos de aguas indique l’intérêt de cette expérimentation sociale : ce pacte constitue un modèle inédit de formulation collective et plurielle des « préconditions du futur » (p. 183), dont l’efficacité et la réussite sont à voir dans la capacité d’établir une rupture avec l’histoire, ou plus précisément « de ne pas produire une autre histoire pour remplacer la précédente » (p. 184).
Au-delà du questionnement sur le futur d’une ressource « maltraitée » et « mal gérée »
Dans la conclusion de son ouvrage (p. 185-199), Ballestero part d’une description fine de sa visite d’une exposition photographique à l’Annenberg Space for Photography (Los Angeles) issue du numéro spécial de National Geographic intitulé : « Water: Our Thirsty World »8. Cette démarche très concrète vise à nous faire partager le fond de sa réflexion. Poussée par la volonté d’éviter le romantisme et l’émotion suscités par ce type d’imaginaires autour de l’eau, l’auteure a justement cherché, comme elle le dit elle-même, des nouvelles clés de lecture pour appréhender le dilemme entre eau-droit humain et eau-marchandise. Porteurs d’une « mystique aquatique » (watery mystique) (p. 187), les discours romantiques tendent à renforcer d’anciennes dichotomies entre « nous » et les « autres », entre une « tradition » harmonieuse de respect de la biodiversité et une « modernité » réduite à l’exploitation aveugle de l’environnement productrice de catastrophes inévitables. Dépassant la lecture binaire entre eau-droit humain et eau-marchandise, Ballestero tente aussi d’échapper à une autre mystification insistant sur l’unicité de l’eau et sur son caractère exceptionnel, à la fois en tant qu’élément matériel et objet scientifique. Au contraire, en mettant au cœur de sa démarche analytique la notion de dispositif, l’auteure réussit non seulement à renouveler l’approche épistémologique de l’anthropologie consacrée aux questions d’accès à l’eau, sur laquelle continue de peser l’héritage encombrant des oppositions binaires (communautés vs États ou privés, eau-droit humain/bien commun vs eau-marchandise), mais aussi à proposer une anthropologie qui, profondément ancrée dans l’objet eau, possède la faculté de le dépasser en ouvrant autant de questionnements et d’hypothèses sur une plus vaste anthropologie du futur. Elle le fait, de plus, en inaugurant parallèlement une « expérimentation ethnographique » (p. 193) qui produit tout au long du livre un style d’écriture singulier, correspondant à la particularité d’un choix inédit de sources et de « collaborateurs » qu’elle fait apparaître dans le livre en support de sa réflexion.
Dans la conjoncture d’écriture de son ouvrage, Ballestero se trouvait objectivement sur un double terrain glissant. D’une part, la vulgate autour de l’eau considérée comme ressource vitale et universelle, en déclin par rapport aux paradigmes dominants de sa gestion globale (Casciarri et Blanchon 2019), aurait pu la pousser à réduire son regard à une approche binaire, entre condamnations des dégâts du néolibéralisme extractiviste et imaginaires d’un futur sociohydrique visant le retour à des formes communautaires prétendument viables par leur compatibilité avec des valeurs non marchandes de socialisation de l’eau. D’autre part, le discours sur la centralité de l’eau dans la production de la vie matérielle et symbolique de toute société aurait pu la plonger dans le débat pluridisciplinaire récent sur l’anthropocène, dont l’hypertrophie n’est pas indemne de l’ambiguïté qui marque ses récits (Bonneuil 2015) et en souligne parfois l’ethnocentrisme sous-jacent (Malm et Hornborg 2014). Certes, l’eau entre de plein droit dans le débat sur le changement climatique global que l’anthropologie vient d’investir récemment de manière plus officielle et institutionnelle (voir AAA 2017). L’imbrication de l’étude dans une réflexion plus large qui a imprégné de plus en plus la discipline, depuis l’invitation à saisir la construction du futur comme phénomène culturel (Appadurai 2013), est ainsi indéniable. Pourtant, je trouve que l’option de garder ses distances par rapport à ces deux champs de débat, avec leurs biais, et de déconstruire la singularité de l’objet « eau » dans un ouvrage qui lui est entièrement consacré, constitue la valeur majeure du défi lancé par l’auteure. L’ambition de Ballestero apparaît à ce titre amplement réalisée. Le pouvoir de déstabilisation — qu’elle-même déclare comme intentionnel dans son projet — est une autre caractéristique indiscutable de cet ouvrage. J’en conseille vivement la lecture à ceux qui s’intéressent non seulement au futur de l’eau dans le monde contemporain, mais également et surtout aux pistes d’une future anthropologie désireuse de renouveler ses pratiques de production des données et des théories pour construire une anthropologie du futur.
Bibliographie
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Notes
1 https://andreaballestero.com, consulté le 17/10/2020.
2 Initiative lancée en 1996 par le World Water Council/Conseil mondial de l’eau, le World Water Forum/Forum Mondial de l’Eau rassemble, avec échéance triennale, des acteurs diversement impliqués dans la gestion, l’accès et la définition de l’eau comme ressource vitale. Depuis le lancement, sept éditions de ces événements internationaux se sont ainsi succédé : en 1997 à Marrakech (Maroc), Vision for Water, Life and Environment ; en 2000 à La Hague (Pays-Bas), From Vision to Action ; en 2003 à Kyoto (Japon), A Forum with a Difference ; en 2006, à Mexico (Mexique), Local Action for a Global Challenge ; en 2009 à Istanbul (Turquie), Bridging Divides for Water ; en 2012 à Marseille (France), The Time for Solutions ; en 2015 à Daegu et Gyeongbuk (Corée du Sud) ; en 2018 à Brasilia (Brésil), Sharing Water. Le huitième WWF/FME se tiendra en 2021 à Dakar (Sénégal).
3 Le device (ici traduit comme « dispositif ») est défini par Ballestero en introduction comme « a highly effective instrument for organizing and channeling technopolitical work » [un instrument très efficace pour organiser et canaliser le travail technopolitique] (p. 9). À la même page (note 4), elle précise qu’elle s’inspire de la reprise opérée par Michel Callon (1998) de cette notion cruciale de Michel Foucault, ainsi que de son développement à travers la notion d’ « appareil » (apparatus) par Giorgio Agamben (2009).
4 Sans fournir de traduction en anglais, Ballestero définit ainsi le terme fontanero (dont la traduction courante en français est « plombier ») : « Le mot fontanero dérive de ‘fontaine’ [fontana, en Latin], la principale source d’approvisionnement en eau dans les villes romaines. Aujourd’hui, ce mot désigne les professionnels qui sont responsables de l’installation et de l’entretien des tuyaux, vannes et machines qui transportent l’eau des puits jusqu’aux branchements des maisons » (p. 36, traduction de l’auteure).
5 Cela correspond à ce qu’en France est défini par l’INSEE comme IPC (Index des Prix à la Consommation), voire en termes journalistiques non dépourvus de sous-entendus sexistes, comme « panier de la ménagère ».
6 Le langage de Ballestero dans cet ouvrage fait preuve d’une grande créativité et liberté dans la formulation des termes et expressions. Il est souvent difficile de trouver une traduction appropriée en français : c’est le cas ici, pour l’expression watery poetics, que nous traduisons comme « poétique aquatique » ou, pour le paragraphe suivant, de l’expression humanitarianization of water, néologisme indiquant l’imprégnation de l’eau par sa valeur de droit humain que nous restituons par la traduction française « humanitarisation ».
7 Pour cette initiative spécifique, Ballestero utilise tout au long du chapitre l’expression Water Pact, en anglais, tout en mentionnant l’existence ailleurs d’autres Pactos de aguas, en portugais.
8 Ce numéro spécial publié en avril 2010 a pour équivalent une version française portant la même image de couverture, mais avec une traduction différente du titre original : « Eau : allons-nous en manquer ? ».
Barbara Casciarri est docteure en ethnologie et anthropologie sociale de l’EHESS (Paris), maître de conférence à l’Université Paris 8 et chercheure au LAVUE (Laboratoire Architecture Ville Environnement), UMR 7218. Elle a conduit ses recherches en anthropologie politique et de l’environnement principalement au Soudan et au Maroc (1989-2020), et plus récemment en France et Italie (2015-2019). Parmi ses publications sur les approches en sciences sociales de l’eau : « Anthropologie et eau(x) », Journal des Anthropologues, 132-133, 2013 (avec M. Van Aken) ; « Water and Pastoralists », Nomadic Peoples, 23, 2, 2019 (avec F. Staro) ; L’accès à l’eau en Afrique : vulnérabilités, exclusions, résiliences et nouvelles solidarités, 2019 (avec D. Blanchon, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest). Contact : barbara.casciarri@univ-paris8.fr