Dans le monde anglo-saxon, on les appelle les futurists ou les futurologists. Occupant des postes importants dans de grandes entreprises ou dirigeant des agences de consulting, ils analysent les tendances de fond et les possibles ruptures dans différents domaines, interrogent des experts, proposent des scénarios probables d’un futur plus ou moins lointain et aiguillent les décisions stratégiques des organisations.
En France, si les futurologues offrant au public leur vision de l’avenir ne manquent pas, les acteurs exerçant au sein ou aux côtés des entreprises et des collectivités préfèrent de loin le terme de « prospectivistes » ou d’« analystes en prospective » , du nom de la discipline fondée dans les années 1950 par le philosophe Gaston Berger. Par leur attitude, leurs méthodes et leur approche des choses, les tenants de cette école française de la prospective se placent également aux antipodes des futurologues. Aucune volonté ici de prédire l’avenir ni d’imposer leur vision du futur aux organisations, comme si la marche du temps, des innovations technologiques et des changements environnementaux et sociaux était un processus inflexible et linéaire face auquel les acteurs seraient impuissants. Bien au contraire, les prospectivistes partent du principe que l’avenir n’est pas écrit à l’avance et adoptent une démarche devant mener à l’action, pour se préparer au mieux à affronter les évolutions du temps et participer à la création d’un futur désirable.
« La prospective est un art collectif »
Dès sa fondation, la prospective s’est présentée comme une discipline collégiale, c’est d’ailleurs le principe maître de cette approche, comme nous l’explique le prospectiviste Daniel Kaplan, cofondateur de la Fondation Internet nouvelle génération et de l’Université de la pluralité : « L’exploration du futur n’a de sens que si les parties prenantes de la décision en font partie. » En plus d’une grande culture générale et historique et d’une vaste curiosité interdisciplinaire, la principale qualité d’un prospectiviste est donc « d’organiser des processus collectifs, car la prospective est un art collectif ».
Cette mise en commun des visions et des compétences, la base de la prospective dite participative, est essentielle à la fois dans les méthodes et dans les objectifs de la discipline. C’est dans ce sens que le professeur Philippe Durance, chercheur au Laboratoire interdisciplinaire de recherche en sciences de l’action et titulaire de la chaire de Prospective et développement durable au Conservatoire national des arts et métiers, la seule institution proposant des formations diplômantes en France, forme plus de 400 « auditeurs » par an. Pour lui, le rôle du prospectiviste est « d’accompagner des organisations pour qu’elles-mêmes pensent leur avenir. On ne s’immisce pas, on ne pense pas à la place des autres. On leur apporte la posture, les concepts, les méthodes, les outils, pour qu’ils puissent penser l’avenir par eux-mêmes».
Des agents de transformation des organisations
La prospective participative se révèle être aussi un formidable outil de valorisation des ressources internes, notamment humaines. C’est par exemple le cas des DRH, qui depuis une dizaine d’années « ont commencé à s’emparer de la prospective pour prendre un peu de pouvoir et monter au comité de direction », selon Philippe Durance. En permettant l’intégration et la diffusion de l’attitude prospective dans les organisations, les analystes en prospective sont autant d’agents de transformation des entreprises et des collectivités, à travers trois rôles importants avancés par le responsable du Cnam. Le premier est celui de « titiller les dirigeants sur leur vision de l’avenir, pour leur montrer que les avenirs sont multiples », ce qui permet de restaurer des marges de manœuvre et de montrer que des choix peuvent et doivent être faits. Le deuxième est d’être une force d’animation et de mobilisation des équipes : « Beaucoup d’organisations utilisent la prospective pour faire travailler des groupes en interne, pour mobiliser des gens sur des sujets importants. On est amené par exemple à identifier des facteurs critiques, des éléments sur lesquels il faut vraiment travailler, parce qu’il y a une forte probabilité qu’ils surviennent dans l’avenir, avec un fort impact potentiel sur l’organisation. »
Enfin, leur rôle est d’éclairer l’action et d’organiser la stratégie « en interne avec les acteurs ». C’est certainement le point sur lequel la prospective est le plus fédératrice : « Pour que les gens trouvent du sens au travail, il faut qu’ils comprennent pourquoi ils agissent, et pour cela il faut les impliquer dans la fabrication de la stratégie. La prospective, pour ça, c’est nickel, parce qu’ils interviennent dans son processus d’élaboration, jusqu’à la fabrication de la stratégie. Ils sont donc impliqués de bout en bout. » Et pour Philippe Durance, les bénéfices sont évidents : « Il se passe quelque chose, les gens apprennent à se parler, à partager leurs manières de voir, dégagent des consensus, des visions partagées, communes. Ils sont capables de construire des stratégies que les acteurs s’approprient, et qui seront donc correctement mises en œuvre par la suite. » Pour résumer : « C’est de l’émancipation, c’est de la capacitation, c’est de l’empowerment. »
La crise sanitaire a rappelé aux organisations la nécessité d’une réflexion sur le futur, et tous les acteurs observent déjà une forte croissance de la demande en prospective depuis 2021. Il y a fort à parier que les départements spécialisés et les agences de consulting gagneront en importance, et que les collaborateurs et les collectifs trouveront un intérêt croissant à se former à ces méthodes afin de renforcer leur réflexion stratégique globale face à un futur qui s’annonce instable et fluctuant. Ainsi, selon Philippe Durance, la discipline a encore de beaux jours devant elle, puisque « tant qu’il y aura de l’incertitude, la prospective sera utile ».
Trois questions à …
Kristel Van der Elst, directrice générale d’Horizons de politiques Canada, l’agence de prospective du gouvernement fédéral canadien qui accompagne les fonctionnaires dans leurs prises de décision.
Quel est le profil des analystes que vous recrutez ?
Pour comprendre ce qui peut se passer dans le futur, il faut avoir une très bonne vision de plusieurs domaines, parce que le changement vient souvent à travers de nombreux secteurs. Donc, il faut s’y connaître un peu en économie, en politique, en technologie, en sociologie. C’est vraiment une façon de regarder le monde. Il faut aussi trouver des gens qui ont un grand sens de l’intelligence émotionnelle. Quand on fait de la prospective, on se heurte très souvent à des aspects pas très faciles à gérer au niveau humain, dans le sens où on introduit beaucoup d’incertitude.
Quelles sont vos missions envers le gouvernement canadien ?
Notre but est d’aider les dirigeants, dans le fonctionnariat, à créer des programmes et des politiques d’avant-garde. On analyse les paysages politiques émergents, on regarde les perturbations, les tendances, les défis et opportunités.
Quelles méthodologies adoptez-vous pour remplir ces missions ?
On pratique une prospective collaborative et très ouverte. Quand on s’attelle à comprendre un domaine spécifique, on va réfléchir par nous-mêmes, on va faire la recherche « de bureau », et on va ensuite parler avec des spécialistes dans leur domaine, pour savoir quelle est leur perception de ce qui change, de ce qu’il est important de comprendre, quelles sont leurs peurs, quels sont leurs espoirs ? Puis nous synthétisons pour avoir une vue globale et pour pouvoir présenter les différents changements, les choses importantes, les mondes qu’il est possible d’imaginer.