Utilisation d’œuvres protégées, statut des images créées par des générateurs… La professeure de droit Alexandra Bensamoun fait le point sur les problèmes juridiques créés par le développement des IA.
David Fahti, tiré de la série Ghost Machine, référence à l'urinoir de Duchamp (David Fathi)
Professeure de droit à université Paris-Saclay, Alexandra Bensamoun est l’autrice d’une mission sur les enjeux de l’IA appliquée au secteur culturel. Cette étude, commandité par le ministère de la Culture en 2020, s’inscrit dans une prise de conscience globale que tous les secteurs, même la création visuelle, sont concernés par les avancées de ces technologies. Pour l’heure, alors que les rapports de force sont inégalitaires entre les acteurs, le terrain juridique est encore en friche et l’orientation européenne va dans le sens d’un partage des données total, un Far West libéral qui ne protège pas suffisamment les artistes et les ayants droit.
Quels problèmes juridiques concrets posent les générateurs d’images et l’intelligence artificielle à la création visuelle ?
L’IA a commencé à investir les secteurs créatifs et culturels, tant au stade de la création qu’à celui de la diffusion des contenus protégés. L’utilisation des technologies d’IA dans la création artistique pose deux types de questions, qui suivent d’ailleurs le processus créatif. D’abord, en amont, on peut s’interroger sur le sort des œuvres qui vont nourrir l’IA. En effet, les IA génératives utilisent souvent la technologie du «machine learning» (ou apprentissage-machine). Il s’agit d’une technologie qui imite les réseaux de neurones ; le raisonnement y est inductif, fondé sur l’expérience acquise grâce à l’ingestion de contenus qui peuvent être des œuvres protégées par le droit d’auteur ou les droits voisins. Ensuite, en aval, se pose évidemment la question du statut de l’output, la création artistique «sortante». Est-elle une œuvre de l’esprit, à ce titre protégée par le droit d’auteur ?
Peut-on utiliser des œuvres protégées pour «nourrir» l’IA ?
Le droit européen a imposé dans sa dernière directive sur la matière – 2019 /790, dite «Digital Single Market», du 17 avril 2019) – deux exceptions de text and data-mining [fouille de textes et de données, soit le processus suivi par les IA pour extraire des connaissances ndlr], où l’application du droit est suspendue : la première est exclusivement au bénéfice de la recherche académique, la seconde est très large, pour tous les usages (y compris commerciaux) ; elle correspond justement à l’hypothèse décrite d’apprentissage [par les intelligences artificielles]. Mais son champ d’application très large a été contrebalancé par une possibilité pour les titulaires de droits d’«opt-out» [avoir le choix de retirer ses œuvres]. Ces derniers peuvent, via un procédé lisible par la machine, signifier qu’ils ne souhaitent pas que leurs contenus soient minés. Ce qui peut expliquer que certaines plateformes sollicitent les créateurs pour leur demander s’ils acceptent ou se retirent. On ne peut donc librement utiliser des contenus protégés pour «nourrir» une IA, s’agissant de l’apprentissage, que si on entre dans le cadre de l’une des exceptions.
Peut-on commercialiser des images «à la manière de» Picasso ou de Monet ou d’Annie Leibovitz ?
On voit fleurir dans différents secteurs artistiques des créations «à la manière de», comme empruntant le style d’un auteur, par exemple The Next Rembrandt, à la manière du peintre hollandais, ou Daddy’s Car, des chansons à la manière des Beatles. Le style d’un auteur ne peut pas être réservé. Le droit d’auteur ne protège pas les idées mais les réalisations de forme. On protège une création précise, mais pas une manière de créer. De façon générale, la propriété intellectuelle ne permet pas de réserver des idées, méthodes, théories, mais seulement leur traduction dans l’univers sensible des formes. Aussi, il est tout à fait possible de réaliser des créations «à la manière de», qui se contentent d’emprunter le style sans retenir la forme d’une œuvre. C’est exactement ce que fait l’IA : dans le cadre de la fouille, elle déconstruit le contenu pour en extraire des tendances. La reconstruction ne reproduit pas les éléments de forme de l’œuvre fouillée, protégés par le droit d’auteur.
Tout cela doit cependant être nuancé : d’abord, il est possible, si l’œuvre est toujours protégée par le droit, que l’auteur se soit opposé à ce que son contenu soit fouillé en ayant exercé son opt-out ; ensuite, si le droit d’auteur n’a pas vocation à s’appliquer dans cette hypothèse, d’autres mécanismes juridiques pourraient être convoqués (mais avec moins d’efficacité), comme par exemple le parasitisme.
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Quel statut ont les images créées à partir des générateurs ? Est-ce que ce sont des créations originales ?
Avant toute chose, il faut faire une distinction entre les créations générées par une IA et les créations assistées par une IA. Seules les premières nous intéressent ici. En effet, lorsque l’IA n’est qu’un outil entre les mains du créateur, le droit d’auteur classique a vocation à s’appliquer. L’utilisation d’un instrument, aussi perfectionné soit-il, est indifférent à l’accès à la protection.
Pour répondre à la question, il est nécessaire de faire quelques rappels. Principalement, l’objet de la protection par le droit d’auteur est l’œuvre de l’esprit, c’est-à-dire une création de forme originale, qui porte l’empreinte de la personnalité de l’auteur. Les conditions d’accès à cette protection renvoient vers la nécessité qu’il existe un auteur, personne physique. En effet, le créateur ne peut jamais être une personne morale ou un animal – on se souvient du contentieux aux Etats-Unis, au sujet du singe qui avait réalisé un selfie en dérobant un appareil photo… Or, si la création est générée par une IA, qui serait le créateur-auteur-personne physique ? L’utilisateur ? Mais s’il s’est contenté d’appuyer sur un bouton ou de fournir quelques idées, il n’a pas pu marquer l’œuvre de l’empreinte de sa personnalité. Est-ce plutôt le concepteur de l’IA, qui a finalement dessiné le champ des possibles ?
Finalement, le droit d’auteur actuel est-il encore adapté à l’arrivée des IA créatives ?
Le Parlement européen a pris une résolution, le 20 octobre 2020, sur les droits de propriété intellectuelle pour le développement des technologies liées à l’intelligence artificielle, invitant la Commission à se poser les questions utiles en la matière. D’évidence, il s’agit là d’un choix politique, qui devra être opéré sans doute à l’échelle européenne : on peut décider que le droit d’auteur recevra ces créations d’un nouveau genre, peut-être en forçant un peu les conditions d’accès à la protection ou en les adaptant ; on peut encore considérer qu’il est pertinent de créer un droit spécial ; on peut enfin soutenir d’exclure ces réalisations de la réservation.
Pour l’heure, l’Union européenne cherche d’abord à sécuriser les usages et à imprégner ses valeurs, avec la proposition de règlement, AI Act, d’avril 2021, en cours de discussion. L’accent sera ensuite mis sur le droit de la responsabilité, pour gérer les risques créés par l’utilisation d’une IA et la réparation des préjudices. Peut-être que l’étape suivante visera la propriété intellectuelle… A suivre, donc.