Depuis que la Convention Citoyenne pour le Climat a rendu ses 150 propositions l’été dernier, l’expression “écologie punitive” est abondement utilisée, que ce soit par la presse ou certaines personnalités politiques. Son utilisation est tout sauf un hasard, et n’a d’ailleurs rien de nouveau.
D’où vient cette expression ? Depuis quand est-elle populaire ? Par qui est-elle utilisée ? Quels partis politiques et quels titres de presse ? Nous avions vu dans un ordre de grandeur que l’écologie était un sujet très peu traité dans les médias. Il s’avère qu’il est aussi très mal traité.
Après avoir défini les termes et les enjeux, nous verrons que ces termes sont toujours utilisés par les mêmes personnes, à des fins bien précises.
Que signifie “écologie punitive” ?
Séparons les deux termes.
Tout d’abord, l’écologie. Sa définition scientifique (étude des milieux où vivent les êtres vivants, ainsi que des rapports de ces êtres avec le milieu) diffère légèrement de l’usage courant : “doctrine visant à un meilleur équilibre entre l’homme et son environnement naturel ainsi qu’à la protection de ce dernier“. C’est plutôt clair et sans équivoque.
En revanche, il existe une confusion entre punition et sanction. La punition est l’expression d’un rapport de force dans lequel le dominant exerce son pouvoir sur le dominé. La punition s’exerce dans le cadre d’un pouvoir personnel et peut paraître arbitraire car elle dépend du bon vouloir de l’individu en position de supériorité. La sanction a elle une dimension réparatrice, justifiée par des règles connues par tous et acceptées par avance :
Les punitions sont souvent vécues comme injustes par les punis car :
- elles ne prennent pas appui sur des règles claires et partagées,
- elles ne s’appliquent pas de la même manière à chacun,
- elle peuvent être disproportionnées avec la faute.
Dans notre société, toute forme de loi, régulation ou norme est une privation de liberté. Si vous transgressez ces règles, vous êtes sanctionné(e). Sans rentrer dans les détails de ce qu’est une liberté positive ou négative (objet d’un futur article), ou de savoir si une punition est juste, on peut tout de même s’accorder que des règles sont indispensables à la société. Si demain, tout était permis, nous pourrions tuer notre voisine parce qu’elle fait trop de bruit le dimanche matin. Ce ne serait pas correct, je crois.
Rappel des enjeux
Puisque les punitions sont souvent perçues comme injustes, il est intéressant de rappeler quels sont les enjeux climatiques des prochaines décennies. Il est prévu dans la Stratégie Nationale Bas Carbone que la France atteigne la neutralité carbone. C’est également prévu par l’Accord de Paris, qui fait autorité au niveau mondial.
Pour atteindre cet objectif, nous devons baisser nos émissions d’au moins 7.6% chaque année sur les 9 prochaines années. Ce qui est certain à 100%, c’est que sans changement des règles et de nos comportements, nous n’y arriverons pas (d’où la nécessité d’une loi climat ambitieuse). Ce qui est un peu moins sûr, c’est que la croissance verte nous permette d’y arriver. Dans tous les cas, cela ne sera pas facile :
Pourquoi faire tout ça ? Parce que sans changement, nous allons vers un monde à (au moins) +3 degrés de réchauffement d’ici 2100 et que même si c’est limité à 2 degrés, c’est déjà un désastre :
Ce qui finalement risque d’être punitif, c’est avant tout l’inaction. Si nous ne faisons rien, les conséquences seront catastrophiques. Nous savons qu’il y a des limites physiques à ne pas dépasser pour éviter des catastrophes écologiques, pourquoi imposer des limites serait “une punition” ? Interdire ou réduire certaines activités prendrait pourtant tout son sens, malgré ce qu’en pensent les rassuristes et les acteurs du statu quo, à l’instar d’Olivier Babeau :
Source : https://twitter.com/OlivierBabeau/status/1383108934395953153?s=20
Ecologie punitive et morale
Pour être plus clair : les conséquences climatiques auront de graves répercussions sur nos libertés, et ces conséquences violentes n’arriveront pas de la même manière que des contraintes choisies. C’est ce que rappelle Magali Reghezza, membre du Haut Conseil pour le Climat : “Le problème n’est donc pas de savoir si l’Humanité s’adaptera, mais quels seront les efforts à engager et qui devra payer.”
Cette histoire de réchauffement climatique est donc également une histoire de morale. Vous pouvez très bien nier ce que démontre la science, faire vos allers-retours en avion à Bali toutes les deux semaines sans penser aux conséquences. Vous pouvez très bien n’en avoir rien à faire : ce n’est pas interdit. En revanche, il est indiscutable que les règles actuelles ne suffisent pas pour respecter nos engagements climatiques : il faut donc du changement.
Changer les règles, ça marche ?
Il existe plusieurs précédents dans l’histoire qui ont montré qu’une régulation pouvait être très efficace. Pensez par exemple aux dégâts causés à la couche d’ozone protectrice de la Terre, qui avaient suscité une préoccupation et une action mondiales sans précédent. Depuis qu’il a été convenu en 1987 de supprimer progressivement les substances qui dégradent la couche d’ozone, 196 pays ont ratifié le Protocole de Montréal. Comme quoi, quand il y a un danger imminent, nous sommes capables de nous mobiliser à l’échelle mondiale.
Autre exemple, les lois passées sur la vente de cigarettes. Ont-elles été efficaces ? Dans une perspective historique, lorsque nous regardons les chiffres, cela ne fait aucun doute :
Source : https://ourworldindata.org/grapher/sales-of-cigarettes-per-adult-per-day
Etait-ce punitif de rendre plus difficile d’obtenir des cigarettes ? D’interdite la publicité de vente de cigarettes (loi Evin en France) ? Une étude récemment publiée fait état de 100000 morts prématurées en France par an. Est-ce que faire une loi pour baisser ce chiffre serait de l’écologie punitive ?
Rouler sur l’autoroute à 110km/h : symbole de l’écologie punitive
Cela fait presque un an que les propositions de la CCC ont été faites, et lorsqu’elles ont été rendues publiques, l’une des deux mesures qui avaient marqué les esprits était la vitesse sur l’autoroute. Les insultes et autres commentaires acerbes avaient été très durs. Pourquoi ? Outre la presse qui a joué un grand rôle (nous y reviendrons), si les membres de la CCC ont été formés et ont pu prendre conscience des enjeux, ce n’est pas le cas du reste de la population française, qui malheureusement est peu ou pas du tout informée.
De plus, il manquait certains calculs et ordres de grandeur associés pour chaque mesure. J’avais présenté cet ordre de grandeur pour y répondre :
Source : http://www.carbone4.com/decryptage-110-kmh-autoroute/
Une fois formés, les français sont en mesure de proposer et d’agir. Ce n’est pas parfait, mais c’est au moins plus ambitieux que ce qui est proposé par nos politiques depuis 40 ans ! De plus, certains élus ont crié au manque de démocratie de cette Convention, mais pour accepter ou refuser des mesures en démocratie, encore faudrait-il que les français puissent faire des choix en étant éclairés. Sinon, nous aboutirons à des lois qui ne sont pas à la hauteur des enjeux, comme la loi climat prévue par le gouvernement Macron. J’avais apprécié un commentaire sur Linkedin de Maxence Cordiez, que je partage à nouveau :
Si même un effort aussi faible que passer la vitesse de 130 km/h à 110 km/h sur autoroute est inenvisageable, alors disons-le clairement, la lutte contre le changement climatique est perdue… Nous n’aurons pas le beurre et l’argent du beurre. Soit on décide d’agir pour le climat (et la préservation de notre milieu de vie de manière plus générale) et il faudra aller bien plus loin qu’une simple limitation de la vitesse sur autoroute à 110 km/h. Soit on décide de ne pas se brider mais disons-le clairement et ne faisons pas semblant de nous soucier des jeunes générations actuelles (sans parler des générations futures).
Punitive pour qui ?
Nous l’avons vu, les règles actuelles sont très insuffisantes pour tenir nos objectifs climatiques. Au moins sur ce point, même le gouvernement est d’accord avec les scientifiques. Malgré cela, identifions 3 types de personnes qui pourraient penser de nouvelles lois comme punitives :
- Les françaises et français non formé(e)s aux enjeux climatiques. Si vous ne comprenez pas le problème, comment accepter des solutions qui ont l’air de nuire à vos libertés ?
- Les ménages les plus aisés : c’est avant tout eux qui ont la plus grande empreinte carbone et qui polluent le plus (et de très loin). Il est certain que si vous avez l’habitude de traverser les océans en avion plusieurs fois par an, la possibilité d’avoir des quotas de transports aériens va vous paraître très dure. J’ai rarement vu une personne avec le salaire médian français (1800€) se demander si elle partait 3 jours à Dubaï pour le fun.
Source : https://twitter.com/diana_nbd/status/1280177349582077952/photo/1
- Les ménages les moins aisés : la taxe carbone sur les produits pétroliers qui avait fait démarrer le mouvement des gilets jaunes est une traduction typique de l’injustice sociale. C’est une décision de transition écologique mais qui oublie les mesures d’accompagnement pour les plus démunis. C’est en ce sens que l’écologie peut être “punitive” : si elle n’est pas pensée de façon globale, en oubliant une partie de la population. Nous devons absolument éviter cela.
Une transition écologique est donc également une transition sociale : sans anticipation ni planification, ce sont encore les ménages les moins aisés qui seront sujets aux dégâts (tout en sachant qu’il y a toujours des gagnants et perdants, dans toute décision politique). Nous le constatons à chaque crise économique, nous le constatons aujourd’hui avec la Covid, nous le constaterons demain lors de catastrophes écologiques.
Qui emploie l’expression écologie punitive ?
Depuis plusieurs mois, j’ai listé les personnes qui utilisent l’expression écologie punitive, sur plusieurs plateformes : à la télévision, Youtube, les réseaux sociaux (notamment Twitter où les politiques sont actifs).
Jean Castex, fraîchement Premier ministre l’été dernier, déclarait ainsi :
« À l’heure où l’humanité traverse l’une des pires crises depuis des décennies, à l’heure où les entreprises luttent pour sauvegarder leurs emplois, à l’heure, enfin, où les Françaises et les Français craignent pour leur avenir, l’écologie est-elle une priorité ? La réponse est clairement oui.Dans mon esprit, la netteté de cette réponse a sans doute été retardée par les tenants d’une écologie punitive et décroissante, d’une écologie moralisatrice voire sectaire qui, sans doute de parfaite bonne foi, ont beaucoup nui et continuent de desservir la cause. »« L’écologie à laquelle je crois est, enfin, une écologie de l’emploi, de l’innovation et de la croissance »
Evidemment, vous aurez repéré plusieurs erreurs : mauvaise définition de la décroissance, une croyance dans la croissance verte (compte tenu des enjeux, c’est quasi impossible que cela soit possible). Bien entendu, Il raconte ce qu’on lui dit de raconter : Emmanuel Macron a la même croyance concernant la croissance verte et le mépris de tout autre modèle de société qui souhaite sortir de ce prisme.
Politiques et éditorialistes à morale variable
Sans surprise, l’expression est uniquement utilisée par des politiques de droite, d’extrême droite, ou des libéraux (voire ultra-libéraux). Je n’ai pas retrouvé trace d’une personnalité politique à gauche qui l’utilise, sauf pour répondre à une polémique. Elle a été en plein essor après que la Convention Citoyenne pour le Climat (CCC) ait rendu son rapport.
Il en est de même pour les titres de presse :
- Le Figaro : Guillaume Roquette, directeur de la rédaction du Figaro Magazine (décidemment…), qui évoque la CCC en ces termes : “On en retiendra un interminable catalogue de contraintes, d’obligations, d’interdictions, de sanctions et des taxes en tout genre. L’écologie punitive dans toute sa splendeur“. Ce qu’il y a de génial, c’est que dans le même article, il arrive à dire ‘la France n’est pas responsable du réchauffement climatique‘.
- Contrepoints, journal qui héberge des climatosceptiques et des rassuristes depuis des années.
- Le Point, qui parle des clowns de l’écologie et des délires décroissants.
- L’Opinion : journal où Olivier Auguste (Rédacteur en chef adjoint) ne fait pas la différence entre récession et décroissance, et compare le confinement à la décroissance. Rien à ajouter si ce n’est qu’il véhicule l’un des clichés sur la décroissance que j’ai déjà expliqué ici. Qu’attendre d’autre d’un journal qui compte Emmanuelle Ducros parmi ses troupes ?
Mais aussi :
- Stéphane Richard, PDG d’Orange, qui regrette « l’écologie punitive » qui « vilipende une consommation excessive que favoriseraient téléphones mobiles, tablettes et ordinateurs ». D’après Stéphane, la France est en retard d’un an et demi sur la 5G, c’est terrible. C’est également terrible de ne pas écouter les conclusions du Haut Conseil pour le Climat pour la 5G. Entre un PDG d’entreprise (qui a trempé dans l’arbitrage Tapie) qui souhaite faire du profit et le HCC? J’aurais tendance à écouter le second. Cela n’engage que moi.
- Willy Schraen, président de la Fédération des chasseurs, pour qui “l’écologie punitive est gonflante”.
- Claude Allègre, climatosceptique notoire, qui a fait perdre des années de lutte contre le réchauffement climatique à force de raconter n’importe dans les médias. “Je suis contre l’écologie punitive car ça tue l’écologie. L’écologie, c’est le modernisme, pas le retour aux cavernes.” A deux doigts de parler d’Amish.
Palme d’or tout de même à Valeurs Actuelles :
N’est stupide que la stupidité
Si vous êtes sensibilisé(e) aux sujets climatiques (et après lecture des lignes ci-dessus), vous pouvez peut-être estimer que parler d’écologie punitive est tout à fait idiot. C’est légitime. Mais j’ai tendance à penser que les politiques ne sont pas aussi cons que nous aimons tant le penser. Si cette expression est répétée, c’est tout sauf un hasard.
Plus les échéances des élections vont se rapprocher, plus vous aurez de chance de l’entendre. D’abord les Régionales en 2021, et surtout l’élection présidentielle de 2022. C’est à peu près tout ce qui compte pour les personnes qui parlent d’écologie punitive. Alors que les enjeux climatiques doivent se penser à long terme, nos politiques ne voient que le court terme.
Aussi, nous devons nous y préparer. Toute critique du modèle de la croissance mène quasi systématiquement à des insultes et moqueries sur les réseaux sociaux. Toute critique du modèle actuel et vous serez qualifié d’utopiste, de communiste, de totalitariste, parfois même les 3 en même temps. L’écologie doit pourtant absolument dépasser les clivages gauche/droite. S’il n’existe pas une mais plusieurs écologies, toute politique ou économie qui ne se repose pas sur l’écologie ne fait aucun sens.
En l’état actuel des choses, c’est encore un avantage de parler d’écologie punitive. Tant que la population française n’est pas formée et informée correctement sur ces enjeux, cela continuera d’être le fond de commerce des politiques. Ce matraquage de termes chocs (khmers verts, islamo-gauchistes) ne s’arrêtera malheureusement pas tant qu’il y a un intérêt électoral.
Le mot de la fin
Si l’écologie punitive est une expression utilisée à tort et à travers, nous avons vu qu’elle pouvait avoir plusieurs intérêts. D’abord, des intérêts de pouvoir : des politiciens à l’approche des élections aux éditorialistes jouant le statu quo, tout est prétexte pour ne rien changer. L’écologie punitive, c’est avant tout jouer le jeu de l’inaction écologique. En effet, dire qu’une loi ‘ne passera jamais parce qu’elle est trop ambitieuse, ou qu’elle abandonne les pauvres’, c’est un classique rhétorique bien connu des personnes qui souhaitent que rien ne change (cf les 12 discours).
Il peut être tout à fait légitime de penser qu’une écologie est punitive si elle n’est pas accompagnée de mesures sociales. Nous devons être capables de nous mettre d’accord collectivement sur des règles qui délaissent le moins de personnes possible : sans justice sociale et écologique, il n’y aura pas de transition écologique réussie. Tous les partis politiques, de droite comme de gauche, doivent être capables d’avoir une politique en ce sens. La transformation de nos sociétés ne sera pas facile, et la moindre des choses serait de commencer par dire la vérité sur la situation et d’arrêter de faire croire aux français qu’ils n’auront pas à changer.
Enfin, cessons d’évoquer “le problème de l’acceptation sociale” dès qu’une nouvelle loi est proposée. Si l’ensemble de la population était informée correctement sur ces sujets, nous n’aurions pas les débats ridicules et les polémiques qui jaillissent chaque semaine sur tous les plateaux télévisés. Parler d’écologie punitive ou d’écologie au singulier ne fait aucun sens. En revanche, il existe plusieurs choix de société devant nous, et il serait grand temps de se mettre collectivement à y réfléchir.