De la Russie à la Colombie, une dérive planétaire
Milices surveillant les frontières, bandes organisées pourchassant les comportements « immoraux », redresseurs de torts solitaires suppléant des forces de police « débordées » ou « trop faibles » : un peu partout dans le monde, des gens prennent la justice en main, au nom d’une conception souvent réactionnaire de la loi. Une pratique que les réseaux sociaux relaient et amplifient.
Dunbar Dyson Beck. – « Fists » (Poings), vers 1940
n lance le raid ! » En ce vendredi soir de juillet 2021, M. Mikhaïl Lazoutine donne le signal du départ. Il franchit le portail du square Kalinine, où se mêlent une centaine de fêtards aux looks de rebelles, aussi bruyants qu’éméchés. Accompagné de cinq coéquipiers imposants et de deux caméras, le leader de Lev Protiv (« Le lion contre »), un Moscovite de 25 ans, a été appelé à la rescousse par une voisine, exaspérée par des nuisances sonores répétées qui, selon elle, empêchent ses enfants de dormir.
Sur place, les jeunes noctambules reconnaissent le célèbre youtubeur et son équipe de rabat-joie, qui se livrent à leur parade habituelle, rodée depuis déjà sept ans : certains le saluent avec sarcasme, d’autres serrent les poings, d’autres encore préfèrent quitter les lieux. Endossant une nouvelle fois son rôle de redresseur de torts dans un square où la consommation d’alcool et de tabac est en principe interdite, M. Lazoutine force tout contrevenant à cesser de boire sur-le-champ, sous peine de sanction. Si le rappel à la loi ne produit aucun effet, il appelle la police.
Intégralement filmés et éclairés par un puissant projecteur, les échanges précédant l’arrivée des autorités tournent vite à l’altercation, notamment avec les plus alcoolisés : riche en invectives et en échauffourées, le raid culmine ce soir-là avec la découverte fortuite du cadavre d’un jeune consommateur de drogue dans les toilettes du square. Alors qu’un homme au comportement agressif et armé d’un couteau prend la fuite, M. Lazoutine et sa bande se lancent à ses trousses, talonnés par un agent qui peine à les suivre.
Essoufflés et bredouilles, ils rebroussent chemin et tancent vertement les policiers restés sur place tout en braquant la caméra dans leur direction : « Vous n’avez pas honte de laisser votre collègue courir seul derrière un délinquant dangereux ? » Après les avoir menacés de porter plainte — « On verra ce que vos chefs penseront quand ils verront ces images ! » —, ils leur font la morale : « Vous devriez accomplir votre devoir comme nous, citoyens, accomplissons le nôtre ! »
Témoignant des recompositions du maintien de l’ordre dans la Russie de M. Vladimir Poutine, M. Lazoutine et Lev Protiv s’inscrivent également dans le paysage mondialisé des justiciers autoproclamés qui, à travers les continents, se substituent à la police pour combattre les incivilités, la délinquance ou des comportements qu’ils jugent immoraux (1). Ces redresseurs de torts improvisés justifient leur engagement par l’indifférence, le laxisme, l’amateurisme, voire le cynisme, des services répressifs. Choisissant leurs proies au sein des catégories les plus vulnérables de la population, ils disent agir au nom du collectif afin de défendre des victimes innocentes, souvent associées aux femmes et aux enfants. Qu’elle prenne la forme d’une patrouille policière, d’un lynchage ou d’une exécution sommaire, la justice qu’ils rendent est aussi spectaculaire que controversée. Renouant avec les cérémonies punitives d’antan, elle est mise en scène afin de toucher un public.
Deux millions d’abonnés sur YouTube
À plus d’un titre le cas russe est singulier. Actif depuis 2014, Lev Protiv se présente comme un « projet social » visant à promouvoir un mode de vie sain chez les jeunes. M. Lazoutine a adopté le vocabulaire propre au « management de la société civile », fondé sur la réalisation de « projets » concrets, apparemment dépolitisés et mis en œuvre par des volontaires soucieux d’affirmer leur utilité sociale. Il répond ainsi aux injonctions gouvernementales visant à façonner ce champ d’activité par le haut, en cooptant les associations jugées constructives et en éliminant les organisations non gouvernementales (ONG) trop critiques. C’est d’ailleurs à ce titre que Lev Protiv ajoute à sa raison d’être le « monitoring citoyen » des forces de l’ordre qui interviennent à sa demande. Connaissant la loi sur le bout des doigts, les jeunes justiciers rappellent à l’ordre des agents qui, manifestement, craignent la publicité et font profil bas.
Mais l’édification de la société russe n’est pas le seul moteur de M. Lazoutine, qui se révèle également être un entrepreneur des plus inspirés. Trois jours après le tournage, la vidéo du raid de juillet 2021 apparaît — en feuilleton — sur les réseaux sociaux, notamment la chaîne YouTube de Lev Protiv, qui compte près de deux millions d’abonnés.
Chaque vidéo débute avec un disclaimer (clause de non-responsabilité), indiquant qu’elle est proposée dans un but de sensibilisation et non d’apologie de la violence, immédiatement suivie d’une publicité pour une marque de vêtements assurant aux fans de M. Lazoutine de bénéficier d’un rabais sur le prix des marchandises. Cette publicité, ajoutée à celles que YouTube place dans les vidéos les plus populaires de Lev Protiv, assure à l’entrepreneur-justicier des revenus substantiels. Le youtubeur ne s’en cache pas : sans rompre complètement avec la rhétorique du « projet social », il considère également les raids comme un « travail », qu’il entend faire fructifier. Sa popularité est indéniable, comme le montre la fréquentation de ses vidéos (visionnées des centaines de millions de fois depuis la création de sa chaîne), mais aussi les marques d’affection et de reconnaissance qu’il reçoit sur le terrain, à grand renfort de selfies et de poignées de main viriles.
Lev Protiv reflète la frénésie justicière qui s’est emparée des villes russes dans les années 2010. Lorsqu’ils ne s’investissent pas comme M. Lazoutine dans la défense musclée de la santé publique, les justiciers autoproclamés se vouent à des missions de police des mœurs ou de patrouille des routes. Des groupes de jeunes se sont ainsi activement engagés dans la lutte contre les immigrés clandestins, les trafiquants de drogue, les pédophiles, mais aussi les conducteurs indélicats, les commerçants sans scrupule qui vendent des produits périmés et les fonctionnaires corrompus chargés de la circulation. Chacun choisit une niche d’activité, dans laquelle il cherche à imposer sa marque.
La progression de ce phénomène est indissociable de la montée en puissance des réseaux sociaux dans le pays depuis la fin des années 2000. Un raid ne prend sens que s’il est filmé, destiné à être monté puis diffusé. Placé au service d’une stratégie — plus ou moins réussie — de communication et d’accès à la notoriété, l’acte justicier attire aussi bien les youtubeurs en quête de contenus sensationnels que les activistes politiques les plus sulfureux à droite de l’échiquier politique. Un député ultraorthodoxe du parti présidentiel Russie unie participe, sous l’œil des caméras, aux expéditions punitives des « chasseurs de pédophiles », tandis qu’un activiste des jeunesses poutiniennes fonde en 2010 le groupe StopKham (« Stop aux goujats »), connu dans le monde entier, qui interpelle, filme et sanctionne les automobilistes enfreignant les règles de circulation en ville (2).
Dans l’opposition loyale au pouvoir, de nombreux députés du Parti libéral-démocrate de Russie (LDPR, extrême droite), présidé par M. Vladimir Jirinovski, qui capte une partie du vote protestataire, s’affichent volontiers avec les jeunes justiciers populaires dans leur ville et participent à des descentes contre les pharmacies vendant des drogues sans ordonnance ou dans les cours d’immeuble où se réunissent les consommateurs d’alcool. L’extrême droite entreprend ainsi de polir son image en apportant la preuve de son utilité sociale. En 2012, le néonazi Maksim Martsinkevitch, alias Tesak (« le hachoir »), connu pour sa violence xénophobe, s’investit ainsi dans la chasse aux pédophiles. Il produit des vidéos dans lesquelles il soumet ses proies à des sévices et les livre en pâture aux nombreux spectateurs qui suivent ses frasques justicières. Au milieu de la décennie passée, le projet — baptisé Occupy Pedophilia — fait des émules en province dans les cercles néonazis, qui, eux aussi, se mettent à piéger des personnes présumées délinquantes sur les réseaux sociaux, puis à filmer leur capture et leur humiliation. Un autre néonazi notoire, M. Viatcheslav Datsik, alias « le Tarzan roux », connu aussi pour ses titres de champion d’arts martiaux mixtes (mixed martial arts, MMA), défraie la chronique en 2016 après avoir lancé une expédition punitive nocturne contre une maison close de Saint-Pétersbourg, puis contraint les travailleuses du sexe et leurs clients à parader nus jusqu’au commissariat.
La diversité des profils de justicier en herbe explique que le gouvernement module son attitude vis-à-vis de ces groupes. Maniant la carotte et le bâton, il soutient volontiers les uns et réprime plus ou moins ardemment les autres. Comme ses amis de StopKham, M. Lazoutine a reçu durant deux années d’affilée (2014-2015) des fonds gouvernementaux d’un montant de 170 000 euros environ pour financer les « opérations » de Lev Protiv. Le lien institutionnel n’est pas toujours aussi explicite : d’autres groupes sont soutenus de manière officieuse, à l’instar du Commando des jeunes antidrogue, qui, entre 2010 et 2013, multipliait les expéditions punitives contre des dealers à Moscou. Filmant eux aussi leurs exactions, ses membres se distinguaient par un usage radical de la coercition physique, dégradant spectaculairement des biens, ligotant et rossant des individus sans jamais être inquiétés par la police. Les justiciers combattus par les pouvoirs publics sont soit des militants néonazis — c’est le cas de Tesak, condamné en 2014 et mort en prison en 2020 —, soit des blogueurs qui ciblent des responsables politiques ou administratifs haut placés. Jusqu’à présent, M. Lazoutine est parvenu à humilier publiquement des agents de police de bas niveau sans s’attirer d’ennuis. Mais lorsqu’un autre redresseur de torts, M. Erik Kitouachvili, surnommé « Davidytch », connu pour piéger et filmer les agents corrompus de la police des routes, s’en prend dans une vidéo réalisée en 2015 à une direction centrale du ministère de l’intérieur qu’il suspecte d’organiser un vaste trafic de plaques d’immatriculation, la machine judiciaire au service du pouvoir est enclenchée. Le blogueur-vedette se retrouve soudain sous le coup de poursuites judiciaires pour une affaire d’escroquerie.
Le temps des justiciers serait-il advenu ? Au-delà de la Russie, des myriades de redresseurs de torts se donnent en spectacle et interpellent des publics disparates, témoignant d’un engouement planétaire pour la justice sommaire. Des étendues désertiques de la frontière mexico-américaine aux routes encombrées du Pendjab indien, des barrios stigmatisés des métropoles latino-américaines aux marchés trépidants de l’Afrique de l’Ouest, l’« autojustice » s’est normalisée. Critiquant la démission des autorités ou le laxisme de la procédure pénale, ses adeptes s’arrogent le droit de punir et n’hésitent pas à violer la loi pour maintenir l’ordre. En se vouant à des causes consensuelles et en sélectionnant les proies les plus vulnérables, ils jouissent le plus souvent de l’impunité, sans toujours échapper aux poursuites que leurs excès suscitent. Ils n’ont rien à envier aux vigilantes (3) américains qui, au XIXe siècle, sévissaient pour châtier les voleurs de chevaux, ni aux lynch mobs (littéralement les « foules rassemblées pour lyncher ») qui dans le même pays réaffirmaient la domination raciale.
L’enthousiasme global pour l’autojustice est pourtant propre à notre époque. Il tient d’abord à la mise en cause de l’idéal correctionnel de la justice moderne, centré sur la réhabilitation des criminels. Jusque dans les démocraties dites libérales, cet idéal s’est essoufflé au cours des dernières décennies, sous l’effet de discours publics prônant une plus grande sévérité pénale et le retour aux peines infamantes, tout en se revendiquant d’une prétendue demande sociale de sévérité. Ainsi, au lendemain de l’attaque au couteau commise à Nice en octobre 2020, la ministre chargée de la citoyenneté Marlène Schiappa appelle-t-elle à desserrer le carcan de l’État de droit et déclare « entendre ceux qui demandent pourquoi la police n’a pas abattu tel terroriste qui désormais occupe un lit d’hôpital (4) ». Dans le sillage de ces plaidoyers répressifs, les justiciers hors-la-loi se montrent hostiles à tout projet de réinsertion, qu’ils jugent aussi contre-productif que coûteux.
Armées d’apprentis détectives
L’argument économique — épargner aux honnêtes contribuables le fardeau financier de l’incarcération des incorrigibles — n’est certes pas nouveau. On le trouvait déjà chez les vigilantes du Far West américain, dont l’attrait pour la justice expéditive tenait en partie à un souci d’économies budgétaires. La revendication d’une justice bon marché a cependant trouvé une nouvelle jeunesse à l’ère néolibérale. Elle entre en résonance avec les injonctions à la réduction des dépenses publiques et avec les appels à la responsabilisation des populations. En écho au cas russe, des initiatives de coproduction en matière de sécurité en Afrique (Bénin, Nigeria, Tanzanie…) associent les vigilantes à la police des routes et à la lutte contre la délinquance de manière générale. Ces partenariats suggèrent que le redéploiement de l’État néolibéral passe de plus en plus fréquemment par la mutualisation de la surveillance, voire par la dissémination des pouvoirs de police et de sanction pénale.
L’essor des réseaux sociaux a pour sa part contribué à faire de l’autojustice une boîte à outils à la portée de toutes les bourses — et de toutes les causes. La circulation des rumeurs, la passion de l’enquête et le spectacle punitif ne datent pas d’aujourd’hui, mais le numérique place à la portée de chacun la possibilité de collecter des informations, de les diffuser et de médiatiser les châtiments. Que ce soit en France, en Inde ou au Mexique, les lynchages du XXIe siècle trouvent souvent leur origine dans une rumeur se propageant sur les réseaux sociaux, comme ce fut le cas en Île-de-France, en mars 2019, lors d’une série d’expéditions punitives menées contre des Roms. Il est, par exemple, fait état d’une mystérieuse disparition d’enfant et de prétendus témoignages sur une camionnette louche rôdant près des lieux d’un drame. L’alerte suscite alors les vocations d’apprentis détectives qui prétendent contribuer à l’enquête en photographiant des véhicules suspects et leurs conducteurs. La chasse à l’homme se conclut par la vidéo du passage à tabac ou de la mise à mort des prétendus coupables, elle-même largement diffusée et commentée.
Sans atteindre un tel niveau de violence physique, le « vigilantisme » numérique recourt à une arme de prédilection, le naming and shaming, c’est-à-dire l’exposition à une large échelle de faits répréhensibles cachés, voire de l’identité du supposé contrevenant. Actuellement en vogue dans de nombreux pays, la « chasse aux pédophiles » repose sur cette forme de coercition. Les réseaux sociaux facilitent non seulement la capacité des justiciers à piéger de prétendus coupables, mais aussi la publicité du fait d’armes justicier : c’est en effet la caméra à la main que les redresseurs de torts se rendent au rendez-vous qu’ils ont organisé avec celui qui pense rencontrer un ou une adolescente.
Apparemment facile à composer, le portrait-robot du justicier présente bien souvent les traits d’un homme blanc réactionnaire soucieux de maintenir ou de restaurer un ordre qui lui convient. Ces caractéristiques sont particulièrement marquées chez ceux qui s’engagent dans la répression des étrangers assimilés à des délinquants en puissance. Aux États-Unis, les Minutemen de l’Arizona correspondent à cet archétype : en recrutant chez des vétérans nostalgiques, ils patrouillent le long de la frontière, rêvant d’intercepter des migrants clandestins, voire des « coyotes », c’est-à-dire les passeurs qui, comme eux, connaissent sur le bout des doigts la topographie du désert.
Comme la traque des pédophiles, la chasse aux migrants attire de nombreux amateurs : bien souvent, les opérations menées se résument à des coups de communication de la part de groupuscules d’extrême droite — on pense par exemple à Génération identitaire (France), aux Soldiers of Odin (Finlande), à La Meute (Québec)… —, mais certains n’hésitent pas à passer à l’acte, notamment dans les pays est-européens. En Bulgarie, le « chasseur de migrants » Dinko Valev se vante en 2016 d’avoir capturé à la frontière turque douze Syriens, des « terroristes » et des « talibans » à ses yeux venus en Bulgarie pour fomenter des attentats. Ce commerçant né en 1987, également lutteur, connu pour sa rudesse et l’imposante croix tatouée sur sa poitrine, s’attire la sympathie de celles et ceux qui, comme lui, jugent leur gouvernement passif face au péril migratoire.
La peur de l’étranger ne vise pas uniquement les migrants, mais aussi les minorités nationales. En Inde, la lutte contre les trafiquants de bovidés se développe sous l’égide du Gau Raksha Dal, le Mouvement de protection de la vache, une organisation nationaliste hindoue fondée en 2012. Composée de jeunes chômeurs rémunérés au service d’une cause qui leur semble juste, la mobilisation prend de l’ampleur avec l’arrivée de M. Narendra Modi au pouvoir deux ans plus tard. Patrouillant sur les routes et inspectant les camions suspects, les militants réprimandent les chauffeurs hindous et rossent les musulmans. La légitimité de leur combat leur assurant une certaine impunité, ils n’hésitent pas à faire la loi sur les routes et à se livrer à des pratiques d’extorsion, sans pour autant toujours parvenir à éviter le scandale.
Aux États-Unis, où s’est forgé un imaginaire du justicier qui a fait florès à travers la planète, le fait de rendre justice soi-même consiste historiquement à protéger ses biens et les siens, contre les voleurs et les violeurs. Dès le XIXe siècle, la volonté de défendre la propriété privée motive grands propriétaires terriens et éleveurs à maintenir l’ordre par eux-mêmes, voire à organiser les patrouilles et à financer l’équipement des vigilantes.
Dans d’autres contextes, subsahariens ou latino-américains, les agriculteurs ou les commerçants qui s’organisent pour faire face au vol ne relèvent pas forcément de l’élite locale. Ils cherchent néanmoins à préserver l’ordre économique dans lequel ils s’inscrivent. Les Bakassi Boys voient ainsi le jour à la fin des années 1990 dans le marché d’Aba (sud-est du Nigeria), à l’initiative d’artisans cordonniers et de commerçants soucieux de se défendre contre les voleurs armés. Adeptes d’une justice aussi sommaire qu’intransigeante, ils essaiment par la suite dans les États d’Abia et d’Anambra, où ils accomplissent souvent les basses œuvres des responsables politiques au pouvoir.
Tabasser, ligoter, tondre...
Dans le bidonville de Dharavi, à Bombay, l’autojustice est menée par des femmes. Les militantes du Mahila Aghadi (le Front des femmes) se sont taillé une solide réputation de redresseuses de torts, et les habitantes du quartier se remémorent avec gourmandise les principaux faits d’armes des justicières. Au cours de son enquête de terrain dans la ville au début des années 2000, l’anthropologue Atreyee Sen assiste à l’une de ces performances : invitée à retrouver un groupe de militantes dans une école dont un employé est accusé de harcèlement sexuel, elle découvre ce dernier prostré, tentant vainement de protéger ses testicules des coups de règle que lui assènent ses assaillantes. On le contraint à demander pardon à sa victime à plusieurs reprises, avant de le forcer à proclamer que cette enseignante est « [sa] sœur ». Dans un geste théâtral, la cheffe du groupe fait basculer un bureau sur l’employé terrorisé après lui avoir lancé un ultime avertissement : « Prends garde à toi, ne baise pas tes sœurs ! » (5).
Comme le suggèrent les provocations des femmes de l’Aghadi, l’autojustice ne tend pas toujours à réaffirmer ou à rétablir des rapports de subordination. Elle est également mobilisée par des populations soucieuses de revendiquer des droits, voire de transformer l’ordre social et les rapports de domination. Certes, ces mobilisations justicières ne sont pas toujours placées au service de causes progressistes. Ainsi les femmes de l’Aghadi sont-elles rattachées à un parti nationaliste hindou connu pour ses violences contre la minorité musulmane et pétri d’idéologie patriarcale. Souvent issues de basses castes et quotidiennement confrontées aux violences domestiques et aux violences sexuelles sur leurs lieux de travail, les recrues féminines de ce mouvement réactionnaire ne lui ont pas moins imprimé leur marque. Mettant à profit la réputation sulfureuse de l’organisation, elles s’en prennent aux maris violents et aux employeurs exigeant des faveurs sexuelles des travailleuses les plus précaires. Sans pour autant souscrire à une idéologie féministe, ces activistes parviennent à obtenir des avancées, obligeant notamment la police à se montrer plus conciliante.
D’autres travaux anthropologiques documentent, de leur côté, l’autojustice des opprimés, inquiets de leur précarité statutaire, dans les quartiers défavorisés des grandes métropoles du Sud exposées à des décennies de néolibéralisme. Une enquête montre ainsi comment, en Bolivie, dans les barrios à la périphérie de Cochabamba, les résidents se saisissent de jeunes voleurs pour les tabasser, les ligoter, les tondre, voire les brûler vifs. Ces spectacles punitifs peuvent toutefois être interrompus in extremis par l’arrivée de la police, saluée par des jets de pierres. Alors que les pouvoirs publics discréditent ces accès de violence, témoignant à leurs yeux de la sauvagerie propre aux plus démunis, on peut y voir une plainte adressée aux autorités, un acte de protestation publique effectué au nom de populations délaissées et marginalisées (6).
Le spectre du dépouillement se reflète aussi dans les paniques morales générées par les « voleurs de sexe » dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Les prétendues victimes sont de jeunes hommes qui se plaignent dans un lieu public (marché, taxi) de la disparition ou du rétrécissement de leur sexe, consécutivement à un contact physique avec un inconnu suspect, souvent étranger et de passage en ville. Menaçant la postérité même du groupe, le présumé coupable doit alors faire face à la foule hostile. Une cinquantaine de séries de lynchages en lien avec ces accusations ont été répertoriées au cours des années 1990 et 2000, dans une vingtaine de pays (7).
Si l’autojustice n’a pas nécessairement pour but de réaffirmer une hiérarchie sociale, peut-elle être placée au service d’une cause progressiste et porteuse de logiques émancipatrices ? La dénonciation des injustices se marie volontiers au vigilantisme numérique lorsqu’elle aboutit à une accusation nominale publique, visant à nuire à un individu afin de réparer un préjudice, rendre justice et simultanément défendre une cause plus générale. Fondé par un ancien domestique d’origine népalaise désormais établi au Canada, le projet « This Is Lebanon » défend ainsi les droits des employés de maison immigrés en livrant les employeurs violents à l’opprobre public.
La question du recours à l’autojustice taraude également les milieux féministes, comme le montrent des initiatives, apparues dans le sillage du mouvement #MeToo, visant à dénoncer publiquement les hommes accusés de comportements prédateurs. En 2017, une étudiante en droit, Mme Raya Sarkar, fait scandale aux États-Unis en divulguant sur Facebook la liste de soixante-douze universitaires qu’elle accuse de harcèlement sexuel et de viol. Dissocié de son archétype blanc et réactionnaire, le vigilante tend alors à se confondre avec le militant s’arrogeant le droit de punir pour mettre fin à des injustices. La presse s’alarme d’ailleurs de la montée en puissance des « justiciers du climat » (climate vigilantes) ou « des droits des animaux » (animal rights vigilantes) (8), lorsque des activistes attentent aux biens des agriculteurs ou des éleveurs avec lesquels ils sont en conflit et auxquels ils n’hésitent pas à infliger des pertes matérielles. Accusés de rendre justice par eux-mêmes, ces activistes préfèrent, de leur côté, invoquer un impératif de désobéissance civile, sans cacher cependant que la légitimité de l’action directe fait débat au sein des organisations militantes.
La critique de la justice officielle et l’aspiration à une contre-justice libérée de la tyrannie des élites et de leurs lois trouve son point limite dans les pratiques judiciaires des organisations de lutte armée, nationalistes ou révolutionnaires. Des « maos » français des années 1970 aux insurgés népalais des années 1990, les mouvements maoïstes n’ont cessé de cultiver cet idéal d’une justice populaire, rendue au nom — sinon aux mains — du peuple. Pour les groupuscules passés à la lutte armée durant les « années de plomb », en Europe ou en Amérique latine, ce projet reste à l’état d’ébauche et dépasse rarement le stade du coup d’éclat. L’exécution des « ennemis du peuple », parfois à l’issue de simulacres de procès, propose en fait moins une solution de rechange à la justice bourgeoise qu’elle ne défie les pouvoirs en place.
Puritanisme révolutionnaire
En consolidant leur autorité dans des bastions territoriaux, les mouvements insurgés les plus durables se donnent en revanche les moyens d’instaurer un ordre social et juridique concurrent à celui de l’État. De l’Armée républicaine irlandaise (IRA) châtiant les trafiquants de drogue à coups de balle dans le genou (kneecapping) aux guérilleros des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) promettant la mort aux violeurs et aux coupables d’inceste, l’autorité des mouvements insurgés se consolide à travers la répression de la délinquance ordinaire. Ces ardeurs punitives sont aiguisées par une morale révolutionnaire qui, dans bien des cas, fait montre d’un puritanisme n’ayant rien à envier à celui de la société bourgeoise. En endossant le rôle du policier et du juge, les insurgés ont d’ailleurs tendance à remiser leur projet de renversement de l’ordre juridique officiel pour s’évertuer, à leur tour, à maintenir l’ordre.
Gilles Favarel-Garrigues & Laurent Gayer
Coauteurs de Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Seuil, Paris, 2021.
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(3) Le terme d’origine espagnole vigilante s’est imposé dans la langue anglaise aux États-Unis au XIXe siècle pour désigner les membres des « comités de vigilance ». Il a entraîné la création du substantif vigilantism, que nous traduisons par « vigilantisme ».
(4) Charlotte d’Ornellas, Geoffroy Lejeune et Tugdual Denis, « Marlène Schiappa : “Plus personne ne supporte ce qui nous arrive” », Valeurs actuelles, Paris, n° 4380, 5 au 11 novembre 2020.
(5) Atreyee Sen, Shiv Sena Women. Violence and Communalism in a Bombay Slum, Hurst, Londres, 2007.
(6) Cf. Daniel M. Goldstein, The Spectacular City. Violence and Performance in Urban Bolivia, Duke University Press, Durham, 2004, et Angelina Snodgrass Godoy, Popular Injustice. Violence, Community and Law in Latin America, Stanford University Press, Redwood City, 2006.
(7) Julien Bonhomme, Les Voleurs de sexe. Anthropologie d’une rumeur africaine, Seuil, Paris, 2009.
En perspective
- « Tout le monde déteste la police. » Courant dans les manifestations françaises, ce slogan exprime une exaspération qui n’est plus cantonnée aux groupes les plus militants. Trop souvent requises pour réprimer des mouvements sociaux, avec une brutalité remarquée, les forces de l’ordre ont vu leur mission se confondre avec celle d’une garde prétorienne du pouvoir. Leur popularité n’y a pas résisté. →
- Depuis toujours, l’intensité dramatique de certaines affaires criminelles défie la sérénité de la justice. Cette tension propre au procès pénal s’accroît avec la déification contemporaine des victimes. Le tribunal ne doit plus seulement sanctionner un coupable, il doit réparer les souffrances. Ce faisant, la victime devient procureur, les peines s’alourdissent mécaniquement. →
- L’État est, au premier chef, le garant de la sécurité des citoyens et de la paix sociale dans le cadre de ses pouvoirs dits régaliens. Dans les années 1970, cela n’a pas empêché l’essor de compagnies de sécurité privées ou de milices patronales particulièrement « musclées ». La vague d’expansion des polices municipales, plus ou moins armées, s’inscrit dans le prolongement de ce phénomène. →