L’IA a fait à l’expertise ce que la machine à vapeur fit jadis à la force : elle l’a industrialisée et rendue accessible à tous. Dès lors, la rareté change de camp : ce n’est plus la connaissance qui distingue, mais la capacité à la comprendre, à la relier et à en tirer un jugement juste.
Quand l’expertise devient abondante : est-ce la fin de l’avantage concurrentiel ?
Pendant des décennies, la stratégie d’entreprise reposait sur un principe simple : bâtir et défendre un avantage concurrentiel durable. Michael PORTER en avait fait un élément-clé de sa pensée[1] : créer de la valeur par la différenciation, et empêcher les autres de l’imiter trop vite. Porter expliquait que tout avantage perçu à l’extérieur d’une organisation provient d’une ressource rare et difficile à imiter à l’intérieur de celle-ci.
Mais que reste-t-il de cet avantage lorsque les compétences, le savoir et l’expertise — autrefois rares et chèrement acquises — deviennent disponibles à tous, instantanément et presque gratuitement ?
L’intelligence artificielle vient bouleverser ce socle.
L’IA démocratise l’accès à la connaissance et rend possible ce que les auteurs de la Harvard Business Review[2] appellent une « ère d’abondance de l’expertise ».
Là où les organisations se distinguaient autrefois par la maîtrise de savoir-faire spécifiques, elles doivent désormais composer avec un monde où chacun, doté d’outils intelligents, peut accéder à des niveaux d’expertise autrefois réservés à quelques happy few.
La stratégie fondée sur la rareté (Porter) s’oppose désormais à une économie de l’abondance cognitive (Brynjolfsson & McAfee, 2017 ; HBR, 2024). L’enjeu n’est plus d’accumuler des ressources rares, mais de cultiver une capacité d’orchestration et de discernement dans l’abondance.
Dans un tel contexte, la rareté — une condition même de l’avantage concurrentiel — se déplace. Ce n’est plus la compétence qui distingue, mais la manière dont l’esprit humain l’orchestre, la combine et la met en œuvre[3].
L’avantage concurrentiel ne réside plus tant dans la possession du savoir, que dans le discernement avec lequel l’humain en fait usage.
Quand l’expertise devient une commodité
Une entreprise peut être définie comme un faisceau d’expertises différenciées organisées pour accomplir une mission. L’IA vient bouleverser ce modèle : elle réduit le coût d’accès à l’expertise et en multiplie non seulement la disponibilité mais aussi la spécificité.
L’IA a fait à l’expertise ce que la machine à vapeur a fait à la force musculaire : elle l’a industrialisée et démocratisée. La force n’était plus rare ; elle devint une ressource standard, commoditisée.
Aujourd’hui, c’est l’expertise elle-même qui se commoditise. Et avec elle disparaît une autre forme de rareté : l’asymétrie d’information.
L’accès universel aux données, aux modèles et aux analyses met fin à ce qui, hier encore, constituait le cœur de bien des rentes économiques : savoir ce que l’autre ne savait pas.
Une génération de copilotes et d’assistants numériques — de GitHub Copilot à Microsoft 365 Copilot, SAP Joule ou Notion AI — s’intègre désormais directement dans les outils de travail.
Et déjà, une nouvelle étape se dessine avec l’Agentic AI : des intelligences capables non seulement d’assister, mais d’agir de manière autonome dans un environnement d’application — planifier, prioriser, exécuter des tâches.
La conséquence est double et paradoxale : d’un côté, l’efficacité explose ; de l’autre, la singularité s’érode. Quand tout le monde dispose des mêmes outils et des mêmes savoirs, les différences de performance se resserrent.
Notamment parce que l’IA aplanit la courbe des talents : elle élève les plus faibles, améliore modérément les plus forts et uniformise les standards de qualité.
Le capital intellectuel cesse d’être une barrière ; il devient une infrastructure commune.
Trois nouvelles questions stratégiques ?
Face à cette abondance cognitive, le stratège doit se poser trois questions simples, mais décisives. Trois questions qui redéfinissent la stratégie dans un monde où la connaissance n’est plus un privilège.
1. Que feront désormais les clients eux-mêmes grâce à l’IA ?
C’est la question de la désintermédiation. Quand un voyageur peut, en quelques secondes, générer son itinéraire sur ChatGPT, que reste-t-il à l’agence de voyage ?
Quand un dirigeant peut demander à une IA d’analyser ses ratios financiers ou de résumer les tendances du marché, quelle valeur conserve le cabinet de conseil ?
La première étape stratégique consiste donc à identifier les zones où le client devient son propre expert grâce à l’IA. Ce qu’on lui vend ne peut plus être, dès lors, une simple information qu’il peut se procurer lui-même et presque gratuitement, mais une interprétation qui va plus loin que l’IA, une véritable expérience, un accompagnement personnalisé.
2. Quelles expertises doivent évoluer pour rester concurrentiel ?
Certaines compétences deviendront obsolètes, d’autres verront leur contenu évoluer plus ou moins radicalement.
Dans le domaine médical, par exemple, l’IA peut déjà établir un diagnostic à partir d’une image avec une précision supérieure à celle d’un humain, fût-il médecin. Mais elle ne peut pas encore rassurer, écouter, comprendre le contexte de vie d’un patient.
L’avantage du médecin ne réside plus dans la reconnaissance du signal, mais dans l’intelligence relationnelle qui accompagne le diagnostic de l’IA.
Chaque métier devra ainsi se poser la question : quelle part de mon expertise demeure humaine ? Et quelle part doit s’allier à la machine ?
3. Quels actifs durables peuvent encore fonder un avantage concurrentiel ?
Quand l’expertise circule librement, les actifs non cognitifs deviennent la nouvelle base du pouvoir concurrentiel : la marque, la confiance, la relation client, les actifs physiques rares, les effets de réseau. Ces éléments, eux, ne se copient pas aisément.
Dans un monde d’abondance de savoir, la rareté se loge dans la relation et le lien. La stratégie redevient un art d’enracinement : construire du capital de confiance là où l’algorithme demeure extérieur.
Une quatrième question fondamentale : le discernement humain
C’est ici que la réflexion européenne peut apporter quelque chose d’essentiel.
L’IA ne tue pas l’intelligence ; elle la déplace. Elle nous oblige à retrouver ce que les Anciens appelaient la phronesis[4] — la prudence, le jugement juste dans l’action.
Lorsque toutes les expertises sont à portée de main, la différence ne tient plus à ce que l’on sait, mais à ce que l’on choisit d’écouter, de croire, de retenir. La vraie compétence rare devient le discernement : savoir trier, hiérarchiser, décider dans l’incertitude, sans se réfugier derrière la machine.
C’est une qualité profondément européenne, héritée de la culture du doute, de la discussion et du libre examen.
Notre vieux continent, souvent accusé de lenteur, pourrait sans doute y trouver sa revanche : celle de la profondeur face à la vitesse.
De la rareté des ressources à la rareté du discernement
L’intelligence artificielle fait basculer la connaissance du registre de la rareté à celui de l’abondance. Ce qui, hier encore, constituait un privilège — savoir, expertise, accès à l’information — devient une ressource commune, partagée, presque gratuite.
Mais dans cette abondance cognitive, ce n’est plus la connaissance elle-même qui crée la valeur, c’est la manière dont elle est mobilisée, reliée et interprétée.
L’avantage concurrentiel se déplace : il ne repose plus sur la possession de compétences, mais sur la capacité à les combiner, les orchestrer et les réinventer en continu.
Les entreprises devront ainsi réévaluer régulièrement leurs actifs distinctifs à la lumière des progrès de l’IA, non pour les défendre comme des positions acquises, mais pour les recomposer sans cesse dans un environnement mouvant.
Dans ce contexte, la performance ne dépendra plus du niveau technologique, mais de la maturité cognitive et culturelle des organisations — c’est-à-dire de leur aptitude à organiser le dialogue entre l’homme et la machine, à maintenir une culture du questionnement et à choisir les batailles où l’humain reste décisif.
Ainsi, l’avantage concurrentiel ne disparaît pas, il change de nature. Il ne se niche plus dans le savoir-faire, mais dans le savoir-choisir — et plus encore dans le savoir-discerner.
Dans un monde d’abondance cognitive, le discernement humain redevient une ressource rare, fragile et hautement stratégique.
C’est sans doute notre plus grand défi collectif : apprendre à le cultiver, à le protéger et à l’enseigner.
Cette réflexion conduit à redéfinir la source même de l’avantage concurrentiel, non plus autour de la rareté des ressources, mais autour de la rareté du discernement — entendu comme une capacité cognitive et éthique à articuler l’humain et la machine.
Elle invite à prolonger la Resource-Based View vers une nouvelle approche : la Discernment-Based View, centrée sur la qualité du jugement humain dans un contexte d’abondance cognitive.
[1] Resource-based strategy ou Stratégie basée sur les ressources.
[2] Strategy in an Era of Abundant Expertise : “How to thrive when AI makes knowledge and know-how cheaper and easier to access » by Bobby Yerramilli-Rao, John Corwin, Yang Li and Karim R. Lakhani
[3] Dans sa théorie sur la stratégie basée sur les ressources, dans son modèle VRIO, Michael PORTER avait intégré le facteur « O » comme organisation dans les 4 facteurs permettant d’obtenir un avantage concurrentiel. Le « R » étant la rareté (le « V » étant la valeur et le « I » la difficulté à imiter la ressource)
[4] La phronesis est un concept philosophique grec désignant la « sagesse pratique », qui est la capacité de délibérer et de prendre des décisions sages dans des situations incertaines. Elle est considérée comme une vertu intellectuelle qui implique de savoir agir correctement, en trouvant le juste milieu, et est acquise par l'expérience. Chez Aristote, la phronesis est la vertu qui guide l'action humaine, tandis que chez Platon, elle se rapproche d'une sagesse contemplative.