Crise
Beaucoup d'entreprises ont déjà des plans de délocalisation et ne reviendront pas.
Atlantico : Face à la crise énergétique, à quel point la situation va-t-elle être difficile pour les entreprises ? Les premières conséquences sont-elles déjà palpables ?
Michel Ruimy : La hausse des prix provoquée notamment par l’invasion russe de l’Ukraine a ralenti, en France, en septembre (+5,6%) même si l’inflation reste à un niveau élevé. Cette situation est un « effet en trompe-l’œil » du fait de la ristourne sur les prix du carburant.
Si les ménages et les plus petites entreprises éligibles aux tarifs réglementés sont couverts par le « bouclier tarifaire », prolongé jusqu’en 2023, qui limite la hausse des tarifs de l’électricité et du gaz à 15%, les PME ne sont pas concernées par ces mesures. Elles souffrent de la flambée des prix de l'énergie et la situation est problématique.
Face à la hausse des coûts de l’énergie, certaines pourraient décider de quitter la France et l’Europe, si la situation perdure, pour faire baisser leur facture énergétique en délocalisant une partie de leur production. Les destinations envisagées sont le Maghreb, qui produit son propre gaz, mais aussi les États-Unis, le Canada, ou l’Asie. Dans toutes ces régions, le prix de l’énergie augmente certes mais moins qu’en France et en Europe. Ces délocalisations pourraient être facilitées par la baisse du prix du transport maritime.
Damien Ernst : Au niveau de la consommation de gaz chez les grandes entreprises, la consommation a diminué de 30% ce qui a entraîné une diminution de l’activité industrielle. On est déjà un peu dans la catastrophe.
Beaucoup d’entreprises qui utilisent notamment du méthane comme matière première de base, comme les fabricants d'engrais ont déjà arrêté complètement leurs activités et ne se voient pas continuer à long terme. Les entreprises actives dans la métallurgie sont également fort touchées. Beaucoup ont des plans de délocalisations et ne reviendront pas, même dans le cas où la crise venait à se terminer. Nous ne sommes pas du tout dans une configuration de perte mais bien dans la destruction d’activité industrielle.
On n’a pas encore de chiffres précis car la crise vient de commencer à dégénérer mais quand on écoute les grandes entreprises, on comprend que 40-50% sont dans une situation délicate. De plus, un très grand nombre de petites entreprises n’ont pas les fonds nécessaires pour naviguer au travers de cette crise et celles-ci coulent. Notamment en Belgique où par exemple 1 boulangerie sur 10 est en grande difficulté et va sans doute fermer.
Dans quel état d’esprit sont les dirigeants d’entreprises ?
Michel Ruimy : L’ambiance est morose. Les PME sont dans l’expectative et attendent des solutions de la part tant du gouvernement que de la part des énergéticiens.
Face aux niveaux historiquement hauts atteints, les dirigeants d’entreprise réclament un prix plafonné de l’énergie au niveau européen pour envisager leur nouveau modèle d’affaires (business model) d’autant qu’à peu près un tiers des firmes serait, au 1erjanvier 2023, en phase cruciale de renouvellement de contrat avec leur fournisseur d’énergie. Ils souhaitent déjà une garantie de se voir proposer une offre anticipée de renouvellement, deux mois avant la fin du contrat de fourniture d’énergie.
Or, à ce jour, certains énergéticiens ne veulent pas encore communiquer de tarifs (Peut-être attendent-ils un prix de l’énergie stabilisé ?) et il est parfois compliqué d’avoir une offre concurrente satisfaisante.
Dans le détail, à quoi peut-on s’attendre comme conséquences, selon les secteurs, selon les tailles d’entreprise, etc. ?
Michel Ruimy : Certains fournisseurs d’énergie proposent à des PME des prix du mégawattheure 2 à 3 fois supérieurs aux tarifs qu’ils anticipent, les exposant plus directement à la flambée des prix.
Dans ce contexte, des entreprises industrielles (Duralex, Arc international…) ont dès maintenant annoncé qu’elles allaient devoir cesser leur production cet hiver en raison de la hausse sensible de leur facture énergétique. Certaines PME ont déjà mises leurs salariés en chômage partiel début septembre.
Ce sont un peu plus de 300 entreprises, très consommatrices d’énergie, qui ont déjà communiqué sur leurs difficultés à payer leur approvisionnement. En d’autres termes, les firmes qui doivent renégocier leurs contrats aujourd’hui ont le plus grand mal, par manque de levier, à se fournir en énergie sans mettre en péril leurs équilibres économiques.
Les prix élevés du gaz et de l’électricité en Europe font ainsi peser un risque important de pertes de production et de mises à l’arrêt d’un grand nombre d’entreprises européennes.
Lorsque l’on regarde les discours et les actes, le gouvernement français a-t-il conscience de l'ampleur du problème ?
Michel Ruimy : Le gouvernement fait ce qu’il peut dans la mesure de ces prérogatives. Il essaie de trouver des solutions constructives avec l’ensemble des partenaires, notamment les énergéticiens qui sont des entreprises privées.
Ainsi, en plus des négociations en cours au niveau européen, il a convié les fournisseurs d’énergie, qui sont accusés de profiter de manière indue d’une rente liée à des prix très élevés au détriment des entreprises, à s’engager dans une charte à accompagner leurs clients en leur proposant des conditions commerciales de meilleure qualité et plus raisonnables, en termes de tarifs et de délais, ainsi qu’une possibilité de révision des prix à tout consommateur professionnel qui en ferait la demande.
De son côté, le gouvernement apporterait sa garantie aux entreprises afin de faciliter la signature des contrats de gaz et d’électricité et demanderait d’accorder un délai aux TPE-PME pour payer les factures, comme lors de la crise sanitaire.
Ceci va dans la bonne direction mais la charte est peu contraignante. In convient que le gouvernement saisisse bien qu’il doit vite arriver à une solution au risque, pour les entreprises, de ne pouvoir assurer leurs engagements et, au final, ralentir l’activité économique nationale, ce qui peut avoir des incidences non négligeables (hausse du chômage, faillites…).
Damien Ernst : Je pense qu’il y a un début de prise de conscience. On le voit, la France va déjà en ce sens. Pour ce qui est de l’Allemagne, elle va mettre 200 milliards pour aider ses entreprises et des particuliers. Ce qui représente une zone d’aide de 5 à 6 % du PIB. Pour l’Angleterre, c’est autour des 8%. Il y a donc une prise de conscience en Europe, mais le problème est tel que les États peinent à suivre malgré tout et les moyens budgétaires ne suffisent pas toujours.
En supposant qu’ils aient cet argent, les capacités de gaz sont limitées et ce n’est pas avec de l’argent que l’on fait venir l’énergie par magie. Cette crise va durer longtemps et dans un an, les 200 milliards mis en place par l’Allemagne ne suffiront plus et risquent de devoir en rajouter 200 de plus.
Certaines entreprises disent voir leur contrat résilié par Engie sur l’anticipation d’une difficulté à payer les factures, est-ce des phénomènes qui vont être amenés à se multiplier ?
Damien Ernst : Si c’est le cas, c’est illégal. A partir du moment où ils se sont engagés à vendre à prix fixe, ils ne peuvent résilier. En revanche, Engie peut utiliser des retards de paiement pour essayer de résilier. L’idéal pour Engie c’est de rompre les contrats prix fixes pour vendre leurs énergies achetées auparavant à bas prix, à des coûts bien supérieurs lors de nouveaux contrats.
Tous les fournisseurs ont intérêt à faire en sorte que leurs clients quittent leurs contrats à prix fixes. À titre personnel, je n’ai pas entendu de rupture illégale du côté de Engie.
Plafonner les prix est-il illusoire dans la situation actuelle ?
Michel Ruimy : La Russie était historiquement le premier fournisseur de gaz de l’Union européenne, acheminant plus de 40% du gaz dans la zone. Mais, en réponse à l’invasion de l’Ukraine, la Commission européenne a proposé de fixer un prix maximum pour le gaz russe - transporté par gazoduc ou le gaz naturel liquéfié (GNL) -, qui représente, à l’heure actuelle, 9% des importations européennes.
Pour faire baisser les prix, l’institution mise sur des négociations avec les autres fournisseurs de gaz acheminé par pipeline, sachant toutefois que, pour le GNL, la capacité de négociation est restreinte par la concurrence internationale. En outre, elle souhaite plafonner les revenus des producteurs d’électricité à partir du nucléaire et des renouvelables (éolien, solaire, hydroélectrique) qui engrangent des bénéfices exceptionnels en vendant leur production à un prix très supérieur à leurs coûts de production. Ce plafond est fixé à 180 euros par mégawattheure et la différence (« superprofit ») entre ce niveau et le prix de gros du marché serait récupérée par les Etats pour être redistribuée aux ménages et aux entreprises. Il s’agirait d’une contribution temporaire de solidarité s’appliquant aux producteurs et distributeurs de gaz, charbon et pétrole. Au total, des recettes d’environ 140 milliards d’euros pourraient ainsi être reversées.
Mais une majorité d’Etats membres (15 dont la France, la Belgique, l’Italie et l’Espagne) estiment qu’il faut s’attaquer au problème le plus aigu : le plafonnement des prix de gros du gaz sur le marché européen c’est-à-dire qu’ils souhaitent que la mesure s’applique à toutes les importations de gaz, et pas seulement à celles qui proviennent de Russie. Ces options sont discutées par les ministres de l’Energie lors du sommet à Prague (7 octobre) et d’une nouvelle réunion, les 11 et 12 octobre.
Ces initiatives peuvent sembler bonnes mais proposer un plafonnement du prix d’achat du gaz alors que l’Europe est « en manque » paraît paradoxal voire arrogant à l’égard des producteurs au moment où la demande mondiale est plus élevée que l’offre. L’Europe se croit-elle assez puissante (« market power ») pour négocier des achats essentiels en limitant le prix d’achat ?
De surcroît, à supposer qu’elle en ait un, la situation nécessite de limiter les tergiversations. L’Europe doit être unie, agir au plus vite et garder à l’esprit qu’elle est dans une guerre de l’énergie avec la Russie et que l’hiver arrive.
Damien Ernst : Il y a deux stratégies, soit plafonner les prix soit je chasse les surprofits. Il semble qu’on s’oriente vers la chasse au surprofit. Le plafonnement des prix sur le gaz est difficile à mettre en place. Si les prix sont plafonnés il y aura trop peu de gaz car il n’y aura pas d’effets de prix pour réduire la demande. Il faudrait des schémas de rationnement. Il y a une telle inbalance entre demande et offre que s’en est devenu la cause de tous nos maux. Et plafonner les prix ne résoudra pas le problème.
Quoi qu'il en soit, le schéma le plus intelligent pour le plafonnement des prix me semble être le système espagnol et portugais. Celui-ci permettait en quelque sorte de baisser naturellement les prix de l’électricité et empêchait naturellement la génération de surprofit. Les européens ont proposé une solution à leur sauce : ils veulent laisser le prix de marché se faire et reviennent avec une taxation des bénéfices infra marginaux. Mais on ne voit pas tout ça être mis en œuvre pour le moment.
Il y a-t-il quelque chose à faire pour les entreprises ?
Damien Ernst : Ceux qui ont été pragmatiques sont les Anglais et les Allemands. Ils ont massivement aidé les entreprises dès le début. Il est difficile de voir une autre solution que celle où l’Etat reprend les choses à sa charge. On peut modifier légèrement les règles de marché mais le prix du gaz restera malheureusement élevé et c’est difficile d’avoir un consensus à l’échelle européenne. À tout cela s’ajoute le jeu des lobbyistes du renouvelable et de l’énergie qui font des surprofits. Ils ne font pas avancer les choses et gagnent à cette situation.
Donc la seule solution serait que l’État se charge de prendre la note. Mais cela impliquerait aussi de nombreuses conséquences à moyen / long terme. Avec cela il va y avoir un fort endettement des États et la seule manière pour eux de s'en sortir sera une inflation élevée et des taux d'intérêt assez bas.
Dans une semaine, on y verra peut-être un peu plus clair sur les mesures que l’Europe va tenter. Au niveau européen ils vont de réunion en réunion et n’arrivent pas à se décider. C’est une des raisons pour laquelle l’Allemagne a activé son système d’aides sans attendre, quitte à paraître égoïste en Europe. Elle a très peur d’un effondrement de son industrie. Toutes ces aides pour faire face à la crise de l’énergie vont bousculer les règles sur l’interventionnisme de l’État vis-à-vis des entreprises. Mais il y a un risque de recréer un interventionnisme de l'État surévalué pour éviter qu' un État membre donne un avantage compétitif à ses entreprises que ses voisins n’auraient pas.