Propos recueillis par Pierre-Yves Defosse pour le magazine belge Biotempo.
Spécialistedel’œuvredeFriedrichNietzsche,ArianeBilherannousfaitcomprendrel’idéede«santédeconfort»parunconstatqu’elleposesurlacrisequenousvivonsaujourd’hui:«tantdepersonnesconsententàrenonceràleurlibertésouscouvertd’unmensonge,sanspourautantavoirlecouteausouslagorge,loindelà.Toutsimplementparcequ’ellesaspirentpourbeaucoupàlaconservationdeleurconfortetdeleursprivilèges,etparcequ’ellesyontétéenchaînéespeuàpeu.
Sila«santédeconfort»estunétat,entronsdansunedynamiquequiseracelledela«grandesanté»,autreconceptclédel’œuvredeNietzsche.Suivonslefild’Arianesurcechemin.Ilpasseparunegrandeattentionportéeauxmotsetunequêteincessantedevérité.
Ariane Bilheran est normalienne. Elle a suivi un cursus universitaire en lettres classiques, philosophie morale et politique, ainsi qu’en psychologie clinique. Elle est docteur en psychopathologie et compte un important travail consacré à l’étude des pathologies du pouvoir telles que la perversion, la paranoïa et les souffrances d’aliénation qu’elles entraînent.
Elle publie sur son site des Chroniques du totalitarisme dans lesquelles elle dénonce une logique brandie au nom de la santé qui s’autorise à persécuter les soignants, les médecins, les infirmiers et les malades.
BIOTEMPO - Vous intitulez votre première chronique dutotalitarisme « La mise au pas du 12 juillet 2021 », où vousvous référez à l’allocution télévisuelle prononcée par leprésident Emmanuel Macron.
ArianeBilheran - En effet, c’est un cap. Mais avant tout, pour penser notre époque, il fautparvenir à s’abstraire du rythme effréné dans lequel nous nous trouvons. Pour arriver à lapenser, il est très important de repartir de la philosophie politique, et notamment de la penséed’Hannah Arendt, dans la filiation de laquelle je me situe. Dans notre époque, il y a quelquechose qui ressemble à la tyrannie, qui consiste par exemple dans la confiscation des libertésindividuelles. Il y a un harcèlement du peuple que l’on observe à l’œuvre aujourd’hui. Dansl’histoire, c’est le tyran Denys de Syracuse qui, en quelque sorte, invente le harcèlement. «Harceler » vient de « harseler / herseler », en ancien français, terme diminutif de « herser »,c’est-à-dire utiliser la herse pour égaliser le champ : aucun individu ne doit dépasser ! Dansune tyrannie, le régime va régner par le caprice, la terreur, l’arbitraire.
BT - Le harcèlement est-il une indication que nous vivonsune époque totalitaire, comme vous l’écrivez dans leschroniques évoquées ici ?
A.B. - Oui. Hannah Arendt définit précisément l’essence politique du totalitarisme. Il y a unfonctionnement propre, une structure commune, une architecture, un fonctionnementendémique et biologique identique. Je veux dire par là que la volonté de structurer le corpssocial et le corps politique, de façon à ce que les individus deviennent de simples cellules, ausens propre, du corps social – pas même des instruments, mais bien des cellules sur lesquellesle pouvoir qui est exercé – est totale. En France, nous observons qu’il n’y a pasnécessairement le besoin d’une personne incarnée pour confisquer les pouvoirs. Le pouvoirtotalitaire aura pour ambition la domination totale, en brisant les rapports de classe, les lienssociaux et familiaux, les amitiés, etc. Il s’agit du célèbre « diviser pour régner ». La domination totale confisque les libertés individuelles, domine les corps, en prend littéralement possession ;elle domine l’intimité, les émotions et le mental des personnes.
BT - Selon vous, ce phénomène était latent…
A.B.- Dans mon livre Tous des harcelés ? paru en 2010, je parlais de « totalitarisme rampant», car je voyais surgir cette conception de la personne assimilée à la cellule d’un ensembledevenu aujourd’hui monstrueux. Une idéologie de masse doit advenir, notamment parl’intermédiaire des médias de masse. Il y a des étapes dans le totalitarisme. Il ne s’agit pasd’un phénomène linéaire qui surgit, même s’il y a des moments de grande violence, commel’allocution du président Emmanuel Macron le 12 juillet dernier.
À partir d’avril 2020, j’ai écrit un article intitulé Le Totalitarisme sanitaire, car j’ai rapidementperçu la formation de ce fantasme de corps social amalgamé de cellules que je viensd’évoquer. J’ai d’abord été prise par la narration de départ. J’ai ensuite constaté la présenced’une idéologie, c’est-à-dire la construction d’une pseudo-vérité sous la forme d’une croyancequi prétend se substituer au réel. On construira une narration délirante, qui aura la prétentiond’être la vérité, mais qui n’aura plus de rapport, ni avec la vérité, ni avec sa recherche, niavec le réel de l’expérience. C’est une construction fondée sur le mensonge. C’est à partir deces mensonges que se forme une sorte de monstre mouvant qui absorbe les cellules du corpssocial compris comme un corps au sens littéral. Une analogie adéquate pour se figurer cemonstre est celle du Golem, une création désincarnée qui finit par nous dépasser et nousdévorer.
BT - Vous écrivez : « Dans les systèmes harceleurs, tousceux qui se soumettent docilement et font du zèle,espérant passer entre les gouttes, finissent par êtrepersécutés puis exécutés ». Plus loin, vous ajoutez : « Nepas comprendre qu’il s’agit d’une folie au sens propre,d’une psychose paranoïaque qui perfuse sa contagiondélirante dans le collectif, rend vulnérable ». Sommes-nous confrontés à un pouvoir qui devient fou ?
A.B. - Oui, je le crois. Mon travail sur le totalitarisme s’inscrit dans une histoire de laphilosophie politique. Mon apport depuis longtemps est de considérer que cette structurepolitique totalitaire correspond à une pathologie mentale, une folie qui, dans la psychiatrietraditionnelle, a la caractéristique d’être contagieuse. J’évoque la psychose paranoïaque, danslaquelle le réel est dénié, ce déni étant accompagné par un délire. Le délire vient recoudre une autre vision de la réalité et de l’expérience, il s’y substitue et entend les façonner à son image. Dans la paranoïa, il y a un délire de persécution. Le paranoïaque se sent persécuté par lemonde, et en retour, il s’autorise à le persécuter. La psychiatrie qualifie également cettemaladie de « folie raisonnante », la rendant parfois difficile à identifier. Ici, le délire donneral’apparence d’être construit, sauf qu’il ne s’embarrassera pas du principe de non-contradictionet qu’il ne s’enracinera pas dans un discours historique ni une recherche de vérité.
BT - Cette « folie raisonnante » à laquelle vous faitesréférence engendre-t-elle des néologismes, comme lesnouveaux mots que nous voyons apparaître aujourd’hui,tels qu’antivaxx, antivaccinisme, passe sanitaire,vaccimobile, complotiste, conspirationniste, rassuriste, etc. ?
A.B. - Pour exister, le monstre totalitaire que nous évoquons a besoin de créer une fictiondélirante, c’est-à-dire un phénomène qui ne correspond plus à l’expérience de la réalité. Pourse rendre indispensable, il change les représentations du monde et agit sur la langue. Il fautinventer de nouveaux mots fourre-tout, aux significations évolutives. Les néologismes permettent d’effectuer des glissements sémantiques, de telle sorte que certains mots disparaissent, enévacuant tout le champ de la représentation. Nous nous faisons cambrioler notre capacité àréfléchir. Il s’agit d’une aliénation mentale puissante. Lorsqu’un registre signifiant s’installe, ildevient beaucoup plus difficile de le déraciner.
BT - Concernant le harcèlement que nous évoquions audébut de notre entretien, vous dites qu’il « vise ladestruction progressive d’un individu ou d’un groupe parun autre individu ou un groupe, au moyen de pressionsréitérées destinées à obtenir de force de l’individu quelquechose contre son gré et, ce faisant, à susciter et entretenirchez l’individu un état de terreur »…
A.B.- Le totalitarisme nous fait régresser à un avant la civilisation, où l’on se trouve dans laconfusion. La civilisation ne se structure plus sur les interdits de l’inceste et du meurtre. Elle nese structure pas non plus autour de la question du vrai et du faux, ni autour du bien et du mal.Nous faisons face à une entreprise de corruption généralisée, morale, qui s’enracine en même temps dans le refus de beaucoup de se mettre à la recherche de la vérité. On voit bien quel’investigation pour comprendre ce qui se passe n’anime pas tout le monde.
Les persécutions et les éliminations de populations sont toujours justifiées dans le totalitarisme,par « la fin justifie les moyens », c’est-à-dire par « l’idéologie requiert que ». L’idéologie ne sera pas nommée comme telle, on dira par contre « le bien commun » requiert le sacrifice d’unepartie des cellules malades, c’est-à-dire le sacrifice d’une partie du corps social. Cette affaireest vécue d’une façon très organique : la jambe est gangrénée, il faut la couper. Sauf qu’enfait, la gangrène est liée à un délire de persécution. Elle est présente dans l’esprit du délirant,mais pas sur la jambe, et nous ne sommes pas des cellules d’une jambe. Le délireparanoïaque recrée une réalité, et celle-ci doit correspondre à tout prix au délire. Le pouvoirparanoïaque ira jusqu’à provoquer les conditions qui permettront ensuite de justifier le délire.Dans l’histoire récente, des faits démontrent ce phénomène.
En France, nous n’en sommes pas encore à tuer des gens dont on estimerait qu’ils sontporteurs d’une épidémie dangereuse. Nous avons toutefois enfreint ce que j’appellerais « lemeurtre indirect », c’est-à-dire le fait de considérer qu’il est légitime de priver des gens d’accèsaux soins ou au travail, par exemple, au nom d’un principe extérieur, quel qu’il soit. Noussommes dans le meurtre social, et peut-être dans le meurtre tout court. Je reçois en effet destémoignages de refus de soins, pour des personnes atteintes de cancer, ou des femmesenceintes, et d’autres cas encore. La mort sociale et la mort symbolique dans la langueprécèdent toujours la mort physique.
BT - En Belgique, nous avons vu l’exemple d’un médecingénéraliste qui a refusé de recevoir un patient non vacciné, ou même le directeur médical d’un hôpital s’exprimer surle fait qu’il « fallait rendre la vie aussi difficile que possible aux personnes non vaccinées ». N’est-ce pas effroyable ?
A.B. - Cette logique est en effet effroyable. Elle ira jusqu’à son terme, car une paranoïa nes’arrête pas en chemin. Pour vivre, il lui faut la participation de la société civile. La promessedu totalitarisme, c’est le bannissement, l’ostracisme, c’est la mort, si l’on ne participe pas à lamarche. La confrontation est donc très difficile. Les masses doivent être maintenues dans lacroyance. À partir du moment où elles cessent de croire, le délire s’effondre.
BT - Que faire ? Comment bifurquer ?
A.B.- Les solutions collectives ne passent que par l’engagement individuel. Hannah Arendt ditque le totalitarisme craint ce qu’il n’a pas anticipé. Pour faire le poids face au totalitarisme, ilfaut reprendre son intimité et son initiative individuelle, être créatif. Des voies sont à explorer.Elles passent par la recherche de la vérité, la conservation de la mémoire, les témoignages,les traces. Il faut rétablir les interdits de civilisation, ceux du meurtre et de l’inceste. Il faut avant tout prendre conscience de l’extrême gravité des crimes qui sont aujourd’hui causés àl’humanité, notamment ceux liés à l’illusion de pouvoir tout calculer et tout automatiser. Letranshumanisme marque la fin des droits humains. C’est essentiel à comprendre. De là,chacun doit participer suivant ses possibilités, dans ce qu’il sait faire. Être un grain de sablequelque part, c’est une action fondamentale.
BT - Le concept de « grande santé » développé parNietzsche vous est cher. S’exprime-t-il aussi pour vouslorsque nous devenons des « personnes solaires » ?
A.B. - Oui, absolument. Dans un livre paru en 2015, Soyezsolaire!Etlibérez-vousdespersonnestoxiques, je nous invite à irradier. Irradier, cela passe par remettre son ego à sajuste place (sans inviter à l’écraser non plus), rencontrer sa part d’ombre, ne pas avoir peur de déplaire, ne pas fuir dans des propositions niant la souffrance humaine, toujours opter pour la voie du juste milieu, et agir selon des principes moraux, cultiver le carré parfait du bien, dubeau, du bon, et du juste, sans craindre de passer pour « vieux jeu ».
Ariane Bilheran anime aussi une série d’ateliers en ligne consacrés à Penser le phénomène totalitaire. Le 4 novembre, un atelier pour débutants commence (130 €) et le 5 novembre unatelier pour confirmés (150 €). Chaque atelier comprend 4 séances de 2 h.