Dans un cristal, les atomes ont des positions fixes qui se répètent dans l'espace (ci-dessus). Deux équipes de physiciens sont parvenues à fabriquer un cristal temporel où les motifs se répètent au cours du temps.
Jusqu'à ces derniers mois, il faisait figure de fable scientifique. Son inventeur, l’Américain Frank Wilczek, prix Nobel de physique (2004) dont l’esprit iconoclaste passe des sciences du vivant aux mathématiques pures, a eu la géniale idée de l’appeler "cristal de temps". Car contrairement aux atomes d’un cristal ordinaire dont le motif se répète dans l’espace, ceux de ce cristal très particulier sont censés se répéter dans le temps. Autrement dit être animés d’un mouvement répétitif sur une très longue durée. Les physiciens étaient persuadés que ce cristal de temps n’allait pas voir le jour et jouer tout au plus le rôle d’aiguillon de la pensée. Mais voilà que fin 2016, deux équipes réussissent à fabriquer un étrange objet qui rappelle l’idée de Wilczek ! Ce faisant, elles ont obtenu rien de moins qu’un nouvel état de la matière au sein duquel, par exemple, un collier d’atomes varie au cours du temps tout en retrouvant périodiquement la même configuration (voir infographie ci-dessous). Comme une aiguille parcourant perpétuellement le cadran d’une montre, toujours à la même vitesse. Un métronome absolu, en somme ! Et l’objet, à peine né, excite beaucoup les physiciens : « Ce mouvement répétitif pourrait en faire une horloge permanente et ultraprécise, prévoit ainsi Rodrigo Ledesma-Aguilar, physicien à l’université de Northumbria, au Royaume- Uni. Ou constituer la mémoire d’un ordinateur quantique. »
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Parvenir à dompter les atomes
L’histoire commence en 2012 dans la tête de Frank Wilczek, spécialiste de "chromodynamique quantique", la théorie qui décrit la cohésion du noyau. Et c’est alors qu’il donne un cours aux étudiants du prestigieux MIT (Institut de technologie du Massachusetts, Cambridge, États-Unis) qu’une étrange idée lui vient à l’esprit : « Serait-il possible de concevoir un système répétitif dans le temps ? » Autrement dit, serait-il possible de concevoir un cristal où la même configuration atomique puisse se présenter périodiquement ? Mais l’affaire est ardue ! Car à l’échelle de l’infiniment petit, il n’y a rien de plus turbulent que les atomes. À température ambiante, ils se comportent en vraies toupies vibrantes et sautillantes difficiles à dompter. Pour les assagir, il faut atteindre le zéro absolu (-273,15 °C) où la matière est dans son niveau d’énergie minimale que les spécialistes appellent "l’état fondamental". Dès lors, un autre problème se pose : désormais privés d’énergie, comment les atomes pourraient-ils tourner ? « Cela reviendrait à imaginer un mouvement perpétuel », explique Patrick Bruno, théoricien à l’European Synchrotron Radiation Facility (ESRF), à Grenoble, qui, à l’époque, avait échangé avec Frank Wilczek sur ce sujet. Or, un tel phénomène est impossible car il s’oppose aux lois de la thermodynamique. Celles-ci veulent en effet qu’un travail ne puisse pas être fait sans apport d’énergie.
L’objection a même fait débat, conduisant Frank Wilczek à déclarer fin 2013 lors d’une conférence à l’université de l’Arizona : « Au début, j’ai cru que ce serait facile, puis que ce serait impossible. Maintenant je crois que c’est ni facile ni impossible ! » L’étrange idée allait ainsi continuer à torturer les esprits jusqu’à ce jour de 2016 où un jeune physicien de l’université de Californie à Berkeley (États-Unis), Norman Yao, imagine une méthode pour parvenir enfin à fabriquer le fameux cristal temporel. Pour ce faire, il propose de fournir une première impulsion. Ainsi, le système ne pouvant plus être qualifié de mouvement perpétuel - ce qui rassure les physiciens -, il ouvre la voie à l’expérience… Et quelques mois plus tard, c’est chose faite ! Deux équipes américaines - l’une à l’université du Maryland et l’autre à Harvard - annoncent successivement l’avoir inventé.
Le premier cristal de temps, obtenu à l'université du Maryland (Etats-Unis), utilise un chapelet d'ions d'ytterbium (représenté ci-dessus). © Chris Monroe, University of Maryland.
Quand l’eau devient glace
Pour bien comprendre, il faut rappeler qu’autour de nous, la matière se présente sous trois formes : liquide, gazeuse ou solide. Imaginons que, par un coup de baguette magique, l’on puisse se transformer en être lilliputien et voyager au cœur d’un gaz ou d’un liquide. Nous verrions toujours le même paysage défiler, même en faisant mille pirouettes. Car dans ces deux états, la matière est statistiquement homogène et donc symétrique. Mais dès que l’eau se transforme en glace, tout change ! Les molécules s’ordonnent alors en suivant un motif régulier qui se répète dans l’espace. Si nous étions passagers à bord de ce cristal de glace, tous les points de vue ne se vaudraient plus en raison de la "brisure de symétrie" qui s’y est produite, comme la nomment les spécialistes. « Ce mécanisme est un des concepts les plus profonds de la physique et intervient dans de nombreux phénomènes, explique Rodrigo Ledesma-Aguilar. Dès lors, il était légitime de se demander si l’on ne pouvait pas imaginer un cristal qui ne serait pas le résultat d’une brisure de symétrie spatiale mais d’une brisure de symétrie temporelle. Le fameux cristal de temps ! » Et c’est bien ce défi que les deux équipes américaines ont réussi à relever. Mais dans ce nouvel état, le comportement de la matière se révèle très surprenant : « Une source externe a beau lui apporter de l’énergie à une certaine cadence, le cristal temporel répond par une autre », précise Rodrigo Ledesma-Aguilar. Pour illustrer ce comportement étrange, Norman Yao s’est lui-même amusé à le transposer sur un célèbre dessert britannique, la jelly : ainsi, si la gelée était un cristal de temps et qu’on la tapotait avec une cuillère à une certaine fréquence, elle vibrerait à une tout autre fréquence moitié moindre… qu’elle conserverait quoi qu’il arrive, sans jamais cesser de vibrer.
Un mouvement régulier pour compter le temps
Cette bizarrerie a été reproduite par l’équipe de l’université du Maryland sur dix ions d’ytterbium soumis à deux faisceaux laser : le premier créant un faible champ magnétique, le second percutant les ions. Or, chaque ion possède une sorte de boussole intrinsèque ("spin") qui l’oriente dans l’espace "vers le haut" ou "vers le bas". Le second laser, en percutant chaque ion, les faisait alors basculer. À partir de là, les ions interagissent et les basculements se répètent toujours à la même fréquence, différente de celle du laser, preuve qu’ils avaient bel et bien fabriqué un cristal de temps ! Ce battement régulier, intrinsèque au système, est précisément ce qui pourrait un jour peut-être constituer la plus exacte des horloges. De quoi confirmer les intuitions d’Aristote, philosophe grec du ive siècle avant J.-C., qui affirmait déjà que « le temps est le nombre du mouvement ». Et plus ce mouvement est régulier, plus le temps se mesure précisément. Le cristal de temps à peine né enthousiasme les physiciens même si, pour l’heure, concevoir cette horloge absolue est un rêve lointain.