Anticiper signifie imaginer puis agir avant que les événements ou les actions ne surviennent, c’est donc passer à l’acte en fonction de ce qui est imaginé. C’est dire l’extrême complexité du processus et si notre rapport à l’avenir est difficile. La maxime « Gouverner, c’est prévoir » s’accommode mal de cette logique de complexité. Elle renvoie aussi à la responsabilité individuelle. Jeter la pierre au politique, c’est un peu facile et abusif. Il appartient à chacun de se gouverner et donc de « prévoir ». Or, nous sommes constamment pris en défaut d’anticipation dans notre vie au quotidien [1].
1. Notre rapport à l’avenir
Notre rapport à l’avenir est difficile. On peut distinguer cinq attitudes dans lesquelles l’anticipation ne sera que la cinquième. La première est fréquente : on laisse venir, c’est-à-dire qu’on attend que les choses adviennent. On espère que tout ira bien. C’est le business as usual, on z’a toudi bin fé comme çoula, comme on dit en wallon. On peut aussi mobiliser l’expression des mineurs, quand on boisait encore les galeries des charbonnages : çà n’pou mau… cela ne peut mal, il n’y a pas de risque, c’est solide, on peut avoir confiance… Mon père m’a appris à me moquer de cette attitude désinvolte. Et surtout à m’en défier.
La deuxième attitude se veut plus active : elle consiste à se mouvoir en suivant les règles du jeu, les normes. Les élus y sont très attentifs, mais aussi chacun d’entre nous. Nous devons avoir un extincteur dans notre véhicule en cas d’incendie, mais surtout pour répondre aux obligations de la loi, à la réglementation, au contrôle technique… Remarquez que les bâtiments publics, les entreprises doivent également en disposer et les faire contrôler régulièrement. Rares sont les personnes qui ont un ou plusieurs extincteurs dans leur maison ou appartement, et s’ils en sont équipés, ceux-ci sont-ils en ordre de fonctionnement et adaptés aux différents types de feu qui peuvent survenir ? Nous savons que ce n’est pas légalement obligatoire et la plupart y renoncent.
La troisième attitude face à l’avenir est la réactivité : nous répondons à des stimuli extérieurs et nous nous adaptons rapidement aux situations qui se présentent. C’est évidemment l’image du pompier, de l’urgentiste, mais aussi de l’entrepreneur qui vient à l’esprit. Même si c’est une vertu, nous savons que parfois la réactivité ne peut plus grand-chose face au cours rapide des événements. Pour plaider pour leur discipline, les prospectivistes répètent souvent une formule qu’ils attribuent à l’homme d’État Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838) : quand c’est urgent, c’est déjà trop tard.
La quatrième attitude face à l’avenir est celle de la préactivité : la capacité que nous avons – ou pas – de nous préparer aux changements, dès lors qu’ils sont prévisibles. Le mot prévisible renvoie bien évidemment à la prévision, c’est-à-dire qu’on émet une hypothèse sur le futur, généralement quantifiée et assortie d’un indice de confiance, en fonction d’une attente. Cela implique la prise en compte d’un certain nombre de variables, d’éléments du système, dans un contexte de stabilité structurelle préalable, leur analyse et celle de leurs évolutions possibles. Ces dernières font l’objet d’un calcul de leur degré de probabilité. La vérification est toujours incertaine à cause de la complexité des systèmes que constituent les variables dans la réalité. L’exemple courant est la météo : elle m’annonce une probabilité de pluviosité à telle heure : en étant préactif, je me munis de mon parapluie, ou j’accumule des sacs de sable devant mes portes…
La cinquième attitude face à l’avenir est la proactivité. Dans son ouvrage consacré à la bataille de Stalingrad – 55 ans après les faits – l’historien et ancien officier britannique Antony Beevor reproche au général allemand Friedrich Paulus (1890-1957) de ne pas, en tant que responsable militaire, s’être préparé à affronter la menace d’encerclement qui se présentait à lui depuis des semaines, notamment en ne conservant pas une capacité blindée robuste et mobile. Celle-ci aurait permis à la Sixième Armée de la Wehrmacht de se défendre efficacement au moment crucial. Mais, ajoute Beevor, cela supposait une claire appréciation du danger véritable [2]. Cela signifie que, face à des changements attendus et identifiés (je parlerais de prospective exploratoire), voire de changements voulus, que je vais provoquer, construire (je parlerais alors de prospective normative), je vais agir. Anticiper signifie à la fois imaginer puis agir par avance, c’est-à-dire agir avant que les événements, les actions ne surviennent.
2. Une triple difficulté pour appréhender le futur
La difficulté dans laquelle nous nous trouvons, chacun d’entre nous, face au futur est triple. La première c’est que, dans la tradition de Gaston Berger (1896-1960) [3], on nous demande de voir loin, mais qu’en réalité le futur n’existe pas en tant qu’objet de connaissance. Il n’existe pas bien sûr parce qu’il n’est pas écrit, qu’il n’est pas déterminé – comme le pensait Marx ou le pensent aujourd’hui certains tenants de la théorie de l’effondrement.
On nous demande aussi de voir large, de réfléchir de manière systémique. Mais les prévisions ne portent jamais que sur un nombre limité de variables, même à l’heure du Big Data. Or, nous nous trouvons face à des systèmes qui sont tous complexes, qui sont au cœur d’un enchevêtrement d’événements improbables. Tous connaissent des émergences, des apparitions soudaines, liées aux relations entre acteurs et facteurs au sein du système. Je peux, en conduisant ma voiture, anticiper une flaque d’eau pour éviter l’aquaplanage ou une plaque de verglas, en me disant que je ne peux pas freiner. Mais en fait, je ne sais jamais quelle sera ma réaction en sentant mes roues trembler, celle de ma voiture, de mes pneus, du revêtement, ou celle des conducteurs qui sont devant ou derrière moi, ou sur les autres bandes, voire de l’oiseau qui viendra à ce moment percuter mon pare-brise. Donc, je dois m’accommoder de la complexité, mais je ne peux jamais la réduire.
La troisième difficulté, c’est que face à des systèmes aussi complexes que le monde, mes propres outils de connaissance sont limités. Nous sommes formés à des disciplines, à des épistémologies, des modes de connaissances, des vocabulaires, des jargons scientifiques qui ne favorisent pas la pluridisciplinarité (étude d’une discipline par plusieurs disciplines), l’interdisciplinarité (le transfert des méthodes d’une discipline à l’autre), la transdisciplinarité (une approche exigeante qui va entre, à travers et au-delà des disciplines), pour reprendre les distinctions du physicien franco-roumain Basarab Nicolescu, à la suite des travaux de Jean Piaget (1896-1980) [4]. Ces étroitesses d’esprit et réticences à nous ouvrir affectent notre modestie, favorisent les idées reçues, créent de l’ambiguïté (les mots n’ont pas le même sens), empêchent le dialogue constructif nécessaire, nuisent à l’intelligence collective.
C’est le grand mérite des économistes et prospectivistes français Jacques Lesourne (1928-2020) et Michel Godet d’avoir montré les limites de la prévision qui recherche dans le passé des invariants ou des modèles de relations pour postuler sa permanence ou son évolution plus ou moins constante dans l’avenir, amenant à des prévisions conditionnelles : ceteris paribus, all things being equals, « toutes choses étant égales par ailleurs ». Le travail majeur de Michel Godet s’est intitulé Crise de la prévision, essor de la prospective (PUF, 1977). Ainsi, à la suite du philosophe Gaston Berger, lui-même nourri par les pensées de Teilhard de Chardin (1881-1955) et de Maurice Blondel (1861-1949), et de nombreuses sources d’inspirations anglo-saxonnes, s’est développée l’attitude prospective. Il s’agit d’une posture intellectuelle qui consiste à prendre en considération le long terme passé et futur, à appréhender de manière décloisonnée l’ensemble du système ainsi qu’à envisager de manière collective des capacités et des moyens d’action.
On comprend que dans notre cadre culturel, mental, intellectuel, scientifique, social et politique, cette approche n’est pas favorisée. Elle nous fait pourtant passer de la question « que va-t-il advenir » à la question « que peut-il advenir » et donc au what if ? Que se passe-t-il si ? Elle se lie aussi à une de nos préoccupations brûlantes : l’analyse préalable d’impact à court, moyen et long terme des décisions que nous prenons.
La prospective a développé des méthodes fondées justement sur la question de ces émergences. À côté des analyses de tendances et des trajectoires – qui peuvent appréhender des crises comme celle du chaudron de la finance mondiale, en 2008 – , elle travaille aussi sur les wildcards : des surprises majeures, des événements inattendus, surprenants, peu probables, qui peuvent avoir des effets considérables s’ils surviennent : le 11 septembre 2001, le volcan islandais en avril 2010, la crise du Covid en 2019, les inondations de juillet 2021, etc.
On parle aussi beaucoup aujourd’hui de cygne noir à la suite des travaux de l’ancien trader Nassim Nicholas Taleb, professeur d’ingénierie du risque à I’Université de New York. Il s’agit d’identifier des événements statistiquement presque impossibles – on parle de dissonance statistique -, mais qui se produisent tout de même [5].
3. Construire un agenda politique sur la complexité
Il faut d’abord se méfier des biais rétrospectifs, mis en évidence par l’économiste, psychologue et futur Prix Nobel Daniel Kahneman ainsi que son collègue Amos Tversky qui consiste à surestimer a posteriori le fait que les événements auraient pu être anticipés. Ces biais sont liés au besoin que nous avons tous de donner du sens, y compris aux événements les plus aléatoires [6]. Lorsque l’imprévisible arrive, il nous est intellectuellement assez facile de le trouver prévisible.
Ensuite, il faut observer que le dirigeant politique est confronté aux questions centrales de l’appropriation, de la légitimité et de l’acceptabilité – notamment budgétaire – d’une décision qui se prend au bout d’un processus de dialogue et de négociation avec de multiples interlocuteurs. Le citoyen n’est pas nécessairement prêt à accepter de lourdes dépenses de l’État pour appréhender des problèmes qu’il ne visualise pas encore. Comme Saint Thomas, tant qu’on ne touche pas, on n’y croit pas. S’agit-il d’un « Stop béton » ou d’un stock périssable de masques ? La population n’est pas d’emblée prête à entendre ce que les politiques ont à lui dire à ce sujet. Pour l’expert comme pour l’élu, il ne suffit donc plus d’affirmer, il faut aujourd’hui prouver scientifiquement. Et surtout éviter le déni, car le lien à l’émotionnel peut être grand. Il ne faut pas non plus négliger le rôle considérable joué par le facteur médiatique. On a longtemps cru qu’une pandémie était un risque acceptable comme dans les années 1960 avec la grippe de Hong Kong qui fit au moins un million de morts dans le monde de 1968 à 1970, alors que la vision des victimes de la Covid-19 aux soins intensifs est insoutenable et accroît notre refus du nombre de morts. Rappelons-nous combien, en France, la ministre de la Santé Roselyne Bachelot fut critiquée et accusée de dilapider les deniers publics lorsqu’elle avait acheté des masques sanitaires et des vaccins contre la grippe liée au virus (H1N1) en 2009-2010. Dans le même temps, l’être humain a une grande capacité à s’habituer au risque. Pensons à l’épée de Damoclès nucléaire de la Guerre froide, présente jusqu’au début des années 1990. Interrogeons-nous aussi pour savoir si ce risque nucléaire militaire – l’apocalypse anthropique – a disparu.
On se retrouve donc constamment dans la nécessité de s’accorder sur la priorité des enjeux. Construire un agenda politique sur une telle complexité n’est pas du tout évident et le dirigeant politique se dit : ne va-t-on pas me reprocher d’ouvrir des chantiers qui peuvent ne pas paraître urgents ou à ce point importants qu’ils méritent attention soutenue, mobilisation des acteurs et budgets conséquents ?
Enfin, gouverner, ce n’est pas seulement résoudre des problèmes d’organisation, allouer des ressources, et planifier les actions dans le temps. Gouverner, c’est aussi rendre les choses intelligibles, comme le rappelle Pierre Rosanvallon [7]. Le monde politique ne prend pas assez la mesure de l’importance du facteur pédagogique. En Belgique, il ne vient plus à la télévision s’adresser aux gens, droit dans les yeux, pour expliquer un enjeu qu’il est impératif de relever. Les communications gouvernementales ont disparu, ne subsistent plus que les allocutions télévisées du chef de l’État qui en vient ainsi à être le dernier acteur à communiquer encore par ce biais des valeurs aux citoyens.
Conclusion : incertitude, responsabilité et anticipation
En mai 2020, en période de confinement lié au Covid19, l’animateur de Signes des Temps sur France-Culture, Marc Weitzmann, eut la bonne idée de rappeler le premier grand débat du siècle des Lumières sur les catastrophes naturelles et leurs conséquences sur les populations humaines [8], débat tenu entre Voltaire (1694-1778) et Rousseau (1712-1778) au sujet de la catastrophe de Lisbonne de 1755 [9].
HRP5XD Lisbon Tsunami, 1755
Ainsi, lorsque le 1er novembre 1755 – jour de la Toussaint -, un séisme brutal frappe Lisbonne, trois vagues successives de 5 à 15 mètres de haut ravagent le port et le centre-ville[10], plusieurs dizaines de milliers d’habitants perdent la vie dans le tremblement de terre, le tsunami et le gigantesque incendie qui se suivent. Lorsqu’il l’apprend, Voltaire en est très affecté et, compte tenu de la gravité de l’événement, écrit, quelques semaines plus tard, un poème fameux dont l’intention dépasse la simple évocation de la catastrophe ou la compassion envers les victimes.
Philosophes trompés qui criez tout est bon,
Accourez, contemplez ces ruines affreuses,
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l’un sur l’autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés ;
Cent mille infortunés que la terre dévore,
Qui, sanglants, déchirés, et palpitants encore,
Enterrés sous leurs toits, terminent sans secours
Dans l’horreur des tourments leurs lamentables jours !
Aux cris demi-formés de leurs voix expirantes,
Au spectacle effrayant de leurs cendres fumantes,
Direz-vous : « C’est l’effet des éternelles lois
Qui d’un Dieu libre et bon nécessitent le choix » ? [11]
Dans ce Poème sur le désastre de Lisbonne, dont ces quelques lignes ne sont qu’un extrait, Voltaire s’interroge sur la pertinence de mettre l’évènement sur le compte de la justice divine alors que, comme le disent alors certains philosophes qualifiés d’optimistes, tout ce qui est naturel serait don de Dieu, donc, finalement, bon et juste[12]. Sans remettre en cause la puissance divine, l’encyclopédiste combat cette conception, rejette l’idée d’une punition céleste spécifique qui voudrait faire payer quelque vices à la capitale portugaise et désigne plutôt la fatalité comme responsable de la catastrophe.
Comme l’indique Jean-Paul Deléage, qui a publié en 2005 dans la revue Écologie et Politique la lettre que Rousseau adresse à Voltaire le 18 août 1756, le philosophe genevois va proposer une conception nouvelle de la responsabilité humaine. Cette conception sera davantage sociale et politique que métaphysique et religieuse. Ainsi, dans sa réponse à Voltaire, Rousseau affirme ce qui suit :
(…) , je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que, si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là, tout aussi gais que s’il n’étoit rien arrivé. Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ! Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste ? [13]
Si, pour Voltaire, le désastre de Lisbonne est un hasard et un malheureux concours de circonstances, Rousseau voit dans l’action des hommes, dans leurs choix urbanistiques ainsi que dans leur attitude lors du cataclysme, l’aggravation des effets sismiques naturels. En fait, c’est la responsabilité des comportements humains que Rousseau met en avant, considérant d’ailleurs que, au fond, si Lisbonne a été détruite, cela relève de la décision des hommes d’avoir construit une ville à la fois sur les bords de l’océan et près d’une faille sismique… Donc, oserions-nous écrire, un défaut d’anticipation [14].
Rousseau reviendra sur ces questions notamment dans ses Confessions, disculpant à nouveau la Providence et affirmant que tous les maux de la vie humaine trouvent finalement leur origine dans l’abus que l’homme a fait de ses facultés plus que dans la nature elle-même [15].
Dans l’émission Signes des Temps, si bien nommée, Marc Weitzmann établit une relation entre ce débat, la question de l’incertitude, de la nature et de l’être humain, avec la pensée de l’urbaniste français Paul Virilio (1932-2018). Marqué par la Blitzkrieg et l’exode de son enfance, l’idée que l’accélération empêche l’anticipation et peut mener à l’accident, l’auteur notamment de Vitesse et Politique (1977), L’accident originel (2005), Le Grand accélérateur (2010), soulignait que les catastrophes industrielles ou naturelles progressaient de manière non seulement géométrique, mais géographique, si ce n’est cosmique. Selon Virilio, ce progrès de l’accident contemporain exige une intelligence nouvelle où le principe de responsabilité supplanterait définitivement celui de l’efficacité des technosciences arrogantes jusqu’au délire [16].
Ainsi, comme chez Rousseau, nos catastrophes naturelles apparaissent de plus en plus inséparables de nos catastrophes anthropiques. D’autant que, nous le savons désormais, nous avons, par nos actions humaines et industrielles, modifié le cours du temps dans toutes ses acceptions : temps climat, mais aussi temps vitesse, accélération.
La belle métaphore des prévisionnistes et prospectivistes sur la nécessité de disposer de bons phares dans la nuit, d’autant meilleurs que nous roulons plus vite, semble parfois dépassée. En fait, alors que nous nous demandons aujourd’hui collectivement si la route existe encore, nous pouvons nous réjouir de pouvoir inventer, tracer, creuser un nouveau chemin. Car, en effet, l’avenir n’est pas seulement ce qui peut arriver ou ce qui a le plus de chance de se produire, disait Gaston Berger, il est aussi, dans une proportion qui ne cesse de croître, ce que nous voulons qu’il fût. Prévoir une catastrophe est conditionnel : c’est prévoir ce qui arriverait si nous ne faisions rien pour changer le cours des choses, et non point ce qui arrivera de toute manière [17].
Sur la trajectoire que nous choisirons la gestion des risques restera fondamentalement nécessaire. Toute initiative implique d’ailleurs une marge d’incertitude que nous ne pourrons jamais que partiellement réduire. Cette incertitude n’exonèrera jamais nos responsabilités, individuelles et collectives, celles des élus comme celles des citoyens. Cette incertitude crée à son tour un devoir d’anticipation [18].
La culture de l’anticipation doit figurer au cœur de nos politiques publiques et collectives. Nous devons mobiliser à cet effet des méthodes de prospective véritablement robustes et opérationnelles ainsi que des analyses préalables d’impacts des actions à mener. C’est la voie indispensable pour aborder un nouvel avenir sans fausse illusion.
Ainsi, tout comme dans Le Principe responsabilité Hans Jonas décrétait la crainte comme une obligation pour aborder l’avenir [19], nous faisons de même avec l’anticipation. Celle-ci rejoint donc l’espérance, corollaire de l’une et de l’autre.
Philippe Destatte
@PhD2050
[1] Ce texte constitue la mise au net de quelques notes prises dans le cadre de l’interview de Pierre HAVAUX, Gouverner, c’est prévoir…, parue dans Le Vif du 5 août 2021, p. 74-75.
[2] Antony BEEVOR, Stalingrad, p. 231-232 et 252 , Paris, de Fallois, 1999.
[3] Gaston BERGER, L’attitude prospective, dans Phénoménologie et prospective, p. 270sv, Paris, PUF, 1964.
[4] Voir l’article Transdisciplinarité dans Ph. DESTATTE et Philippe DURANCE dir., Les mots-clés de la prospective territoriale, p. 51, Paris, La Documentation française, 2009.
[5] Nicholas TALEB, Cygne noir, La puissance de l’imprévisible, (The Black Swan), Random House, 2007.
[6] Daniel KAHNEMAN & Amos TVERSKY, Prospect theory: An Analysis of Decision under Risk, in Econometrica, Journal of the econometric society, 1979, vol. 47, nr 2, p. 263-291.
https://www.jstor.org/stable/1914185?seq=1
[7] ROSANVALLON Pierre, La contre-démocratie, La politique à l’âge de la défiance, p. 313, Paris, Seuil, 2006
[8] La formule est de Jean-Paul Deléage. Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur « la Loi naturelle » et sur « le Désastre de Lisbonne », présentée par Jean-Paul DELEAGE, dans Écologie & politique, 2005, 30, p. 141-154. https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique1-2005-1-page-141.htm
[9] Cfr Marc Weitzmann, Le Cygne noir, une énigme de notre temps, ou la prévision prise en défaut, avec Cynthia Fleury, Bruno Tertrais et Erwan Queinnec, Signes des Temps, France Culture,
[10] Sofiane BOUHDIBA, Lisbonne, le 1er novembre 1755 : un hasard ? Au cœur de la polémique entre Voltaire et Rousseau, A travers champs, 19 octobre 2014. S. Bouhdiba est démographe à l’Université de Tunis. https://presquepartout.hypotheses.org/1023 – Jean-Paul POIRIER, Le tremblement de terre de Lisbonne, Paris, Odile Jacob, 2005.
[11] VOLTAIRE, Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), Œuvres complètes, Paris, Garnier, t. 9, p. 475.
Wikisources : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome9.djvu/485
[12] On parle ici de la théodicée. Celle-ci consiste en la justification de la bonté de Dieu par la réfutation des arguments tirés de l’existence. Ce concept avait été introduit par le philosophe et mathématicien allemand Gottfried Wilhelm Leibnitz (1646-1716) pour tenter de concilier l’apparente contradiction entre, d’une part, les malheurs qui sévissent sur terre et, d’autre part, la puissance et la bonté de Dieu. LEIBNITZ, Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’Homme et l’origine du mal, Amsterdam, F. Changuion, 1710. – On sait que dans son conte Candide, ou l’Optimisme, publié en 1759, Voltaire déformera et tournera en dérision la pensée leibnitzienne au travers du personnage caricatural de Pangloss et de la formule tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles… Voir aussi Henry DUMERY, Théodicée, dans Encyclopædia Universalis en ligne, consulté le 18 août 2021. https://www.universalis.fr/encyclopedie/theodicee/
[13] Lettre à Monsieur de Voltaire sur ses deux poèmes sur la « Loi naturelle » et sur « Le Désastre de Lisbonne », 18 août 1756. dans Jean-Paul DELEAGE, op. cit.
[14] Rousseau poursuit d’ailleurs : Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie ; et alors la question n’est point pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Ibidem, n°8.
[15] J.-J. ROUSSEAU, Confessions, IX, Paris, 1767, cité par Sofiane BOUHDIBA, op. cit.
[16] Paul VIRILIO, L’accident originel, p. 3, Paris, Galilée, 2005. – Paul VIRILIO, Le krach actuel représente l’accident intégral par excellence, dans Le Monde, 18 octobre 2008, Cela fait trente ans que l’on fait l’impasse sur le phénomène d’accélération de l’Histoire, et que cette accélération est la source de la multiplication d’accidents majeurs. « L’accumulation met fin à l’impression de hasard », disait Freud à propos de la mort. Son mot-clé, ici, c’est hasard. Ces accidents ne sont pas des hasards. On se contente pour l’instant d’étudier le krach boursier sous l’angle économique ou politique, avec ses conséquences sociales. Mais on ne peut comprendre ce qui se passe si on ne met pas en place une économie politique de la vitesse, générée par le progrès des techniques, et si on ne la lie pas au caractère accidentel de l’Histoire.
[17] G. BERGER, Phénoménologie et prospective…, p. 275.
[18] Voir à ce sujet Pierre LASCOUMES, La précaution comme anticipation des risques résiduels et hybridation de la responsabilité, dans L’année sociologique, Paris, PUF, 1996, 46, n°2, p. 359-382.
[19] Hans JONAS, Le principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, p. 301, Paris, Éditions du Cerf, 1990.