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Heurs et malheurs des classes moyennes alimentent les discussions et les craintes politiques. A juste titre si on se plonge à la fois dans le passé et dans l'avenir.
Manifestations aux Etats-Unis, 28 juin 2020. (Lindsey Wasson/REUTERS)
Si certains indicateurs passent au vert en politique française, ils sont souvent au rouge pour ce qui concerne, globalement, les classes moyennes. Ecrasement et ressentiment de ces catégories sociales centrales, partout, conduisent à envisager de sombres perspectives pour le monde dit d'après. A travers les continents, leur affermissement alimentait un progrès partagé par à peu près tous. De nouvelles réalités économiques et géopolitiques vont dans l'autre sens.
Néo-féodalisme en vue
Auteur abondant, géographe et prospectiviste, Joel Kotkin édite l'intéressant site Newgeography.com. Repérant des tendances de stagnation sociale et de calcification des hiérarchies, il s'inquiète d'un néo-féodalisme à l'oeuvre. Un peu partout dans le monde, une nouvelle stratification sociale, rappelant mutatis mutandis les ressorts de la féodalité, se renforce. Une aristocratie financière high-tech tient de plus en plus fermement les pouvoirs. Un clergé intellectuel, passé par des universités uniformisées, tient le registre des idées, protège les croyances et fait craindre des apocalypses. La majorité des populations subit, malgré les promesses d'autonomie, une dépendance et une instabilité accrues, avec un prolétariat industriel devenu précariat tertiaire. Ce « revival » féodal ne ramène pas les structures sociales médiévales, mais signe le déclin du capitalisme libéral.
A rebours de la dynamique de démocratisation de la propriété, typique de la consolidation des classes moyennes, la concentration croissante des richesses passe davantage par l'héritage que par la réussite. Kotkin cite ici souvent Piketty. L'oligarchie qui ressort s'appuie sur une classe d'inféodés. Le tiers état comprend une vaste classe moyenne parfois propriétaire et le plus souvent laborieuse. Une orthodoxie idéologique, favorable à la mondialisation et mobilisée, au moins en rhétorique, contre le changement climatique, entretient le tout. Avec des slogans mâtinés de vert et de justice sociale. Géographiquement, la polarisation s'accentue dans les territoires et entre les territoires. De grandes métropoles deviennent fiefs d'élites néo-féodales mobiles. Des citadelles de villes moyennes et de zones rurales dépréciées abritent les néo-serfs. Ces derniers, rétifs au cosmopolitisme et subordonnés par la technologie, se voient décliner. Leurs modes de vie périurbains, sous surveillance digitale et morale, sont vilipendés. Le pessimisme les gagne.
Globalement, ce qui faisait la modernité, notamment en termes de mobilité sociale ascendante, s'affaisse. En réaction à cet état figé et préoccupant des choses, des populismes de droite et des activismes de gauche s'agitent. L'avenir ne sera pas apaisé. En témoigne en France, comme le note Kotkin, le mouvement des « gilets jaunes ». L'auteur rappelle que les tendances ne sont jamais inexorables et que le retour au Moyen Age ne s'impose pas. Reste, note-t-il, que la célébration contemporaine de la frugalité, au nom de l'environnement, prend déjà parfois des accents de l'apologie passée pour la pauvreté (des autres). Expansion des régimes autoritaires à la chinoise, affaiblissement du pluralisme politique, totalitarisme urbain des « smart cities » mettent à mal les bases d'un libéralisme qui avait permis la fin de la première féodalité et l'affirmation de classes moyennes grandissantes et heureuses. L'analyse de Kotkin, entretenue par des données judicieusement collectées aux quatre coins de la planète, invite peu à l'optimisme. Selon lui, les classes moyennes ne s'en sortiront que par la rébellion. L'ouvrage, rédigé avant la crise récente, s'avère stimulant, car inquiétant. Et vice versa.
Retour vers le passé
Comment se remettre de l'alarmisme d'un Kotkin ? Une voie consiste à se plonger dans le passé. Non pas forcément pour se rassurer, mais afin de bien saisir l'importance capitale des évolutions des structures sociales. Un gros volume érudit, produit principalement par des historiens, revient sur l'éclosion et l'affirmation récentes des classes moyennes à travers le monde. Les XIXe et XXe siècles n'ont pas seulement vu le développement des classes moyennes occidentales, sur le modèle d'une petite bourgeoisie européenne prospérant après l'effondrement d'anciens régimes. Ces périodes ont vu aussi la naissance de catégories intermédiaires et dynamiques dans l'Empire ottoman, en Amérique latine, au Japon, en Iran ou encore en Inde. Empires et diasporas, notamment, permirent les échanges d'idées et de réalisations. Sans gommer les frontières nationales, des considérations et valeurs neuves révisèrent les frontières sociales, recomposant les hiérarchies jusqu'ici trop figées. Avec leurs différences et leurs similarités, les classes moyennes ont bénéficié des avancées internationales du commerce et de la communication, bref de la mondialisation. Celle-ci a autorisé, en quelque sorte, leur naissance. Ses traits actuels et la rancoeur qu'elle nourrit risquent d'accélérer leur décrépitude. Voici le gigantesque défi.
Julien Damon
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