Dans son dernier livre, l'anthropologue Pascal Boyer montre comment les sciences cognitives peuvent nous aider à comprendre le fonctionnement de la société.
Article Abonné Le combat de Carnaval et de Carême, Pieter Brueghel l'Ancien, 1559 Wikimedia Commons
Puisque l'homme est un être de culture autant que de nature, son étude, et celle des sociétés auxquelles il appartient, devrait chercher à concilier ces deux approches, mieux, à les dépasser. On en est pourtant loin, puisque les sciences sociales proscrivent d'ordinaire les apports de la biologie et de l'évolution. Une carence que toute une génération de chercheurs, pratiquant notamment l'anthropologie cognitive, cherche à combler. C'est le cas du Franco-américain Pascal Boyer, l'un de ses éminents représentants et titulaire de la chaire Henry Luce d'anthropologie cognitive à l'université Washington de St. Louis, qui tente de comprendre le fonctionnement des sociétés humaines et des phénomènes culturels à partir des sciences cognitives. Nos relations sociales et notre rapport aux croyances, explique-t-il, sont ainsi modelés par des capacités cognitives spécialisées façonnées par l'évolution. Dans Et l'homme créa les dieux (Robert Laffont), au succès mondial et récemment adapté en bande dessinée, Boyer proposait une compréhension renouvelée de la religion comme fruit de représentations communes rencontrant un succès cognitif supérieur à d'autres. Dans son dernier ouvrage tout juste traduit en français, La Fabrique de l'humanité (Robert Laffont), il étend cette approche aussi innovante que féconde à de nombreux phénomènes comme les conflits, la justice, l'économie ou encore la famille.
L'Express : Votre domaine de recherche est encore peu connu en France alors que notre pays abrite certains de ses meilleurs chercheurs mondiaux. Pourquoi les grands cognitivistes français sont-ils si peu médiatisés chez nous ?
Pascal Boyer : D'abord, ils restent peu nombreux. Ensuite, le monde intellectuel français est très structuré entre gauche et droite, et rares sont les débats sur la société qui échappent à cette dichotomie. Les sciences sociales, marquées par Bourdieu, sont par défaut des travaux militants. Paradoxalement, par conséquent, ceux qui aspirent à une analyse de la société sans militantisme sont accusés... de faire du militantisme.
A vous lire, vous semblez proposer une réconciliation entre sciences sociales et sciences dures.
Tout à fait. Et je suis affligé que cela soit si difficile, notamment en France. Indépendamment du fait que certains domaines de recherche soient devenus politiquement chargés, ce que je regrette, il est pour moi incompréhensible que tant de progrès aient eu lieu en génétique et en sciences cognitives mais que la plupart des débats intellectuels les ignorent ou les diabolisent. On se prive ainsi de connaissances essentielles.
Cela fait quarante ans que des chercheurs travaillent sur la dimension cognitive ou psychologique de l'évolution et ses conséquences pour la vie sociale. Or ces recherches ne sont pas connues. Mon objectif est donc d'abord pédagogique. Quand nous débattons, dans nos sociétés, de la famille, de la justice sociale, des conflits humains ou encore de la religion, il serait bienvenu de se renseigner sur la façon dont l'espèce humaine fonctionne, au lieu de s'en tenir à des habitudes ou au contraire de prôner des ruptures. Les sciences cognitives, ici, peuvent offrir des enseignements concrets.
Votre livre remet en cause la distinction entre nature et culture. Pourquoi ?
La notion de culture est une spécificité humaine qui s'explique par des raisons naturelles. Les être humains, en effet, ont évolué, au sens de l'évolution des espèces, dans des groupes dont les moeurs étaient différentes, et ce très tôt dans notre histoire. Pour expliquer pourquoi les autres étaient à la fois comme nous et différents de nous, et pourquoi cette différence incluait des différences de confiance, il fallait un concept : la "culture", autrement dit des représentations que l'on transmet aux autres. Avant, on appelait cela les "moeurs" ou, comme Montesquieu, les "coutumes". Postuler qu'il y a une séparation entre nature et culture est donc probablement un universel culturel.
La nature de la culture, n'est-ce pas contre-intuitif ?
Comprendre que l'existence de la culture est un comportement naturel est difficile, mais elle l'est autant que respirer, vivre sur terre et non dans l'eau, faire des bébés vivants et non pondre des oeufs. De fait, les hommes, beaucoup plus que d'autres espèces, dépendent pour se développer et vivre de l'information délivrée par les autres, notamment parce que les nourrissons sont longtemps immatures. Ensuite, où commence la culture ? Certaines représentations dans un groupe sont communes mais sans être socialement transmises - par exemple la connaissance de certains faits ; inversement, il existe des informations transmises verbalement mais qui sont individuelles et non communes. Le cognitiviste Dan Sperber a donc raison quand il estime qu'on peut parler de choses culturellement transmises mais pas vraiment de "la" culture.
Vous parlez de représentations. La culture est donc affaire de cognition ?
Notre esprit contient des représentations sur le monde : des états mentaux qui nous font attendre certaines choses. Mais mon livre s'intéresse surtout aux rapports sociaux qui en découlent et à leur fonctionnement plus qu'au comportement de l'esprit humain. Car ce fonctionnement a un sens, et les choses évidentes ne le sont pas toujours. Je cite dans mon livre l'anthropologue Paul Seabright qui avait cette réflexion spirituelle : si l'anthropologie était faite par des bonobos, ils s'étonneraient que les humains parlent autant de sexe sans le beaucoup le pratiquer et passent leur vie dans des bureaux ; par des gorilles, ils trouveraient étrange que nos dirigeants puissent être des hommes petits et malins et non uniquement des costauds. Entre Emmanuel Macron et Gérard Depardieu, le président, pour eux, serait naturellement le second.
Dans votre livre, vous abordez entre autres la question de la transmission des rumeurs et de la désinformation. De nos jours, il semble y avoir deux thèses en présence : quand certains, comme le sociologue Gérald Bronner, voient dans la désinformation numérique une grande menace pour nos sociétés, d'autres, comme le cognitiviste Hugo Mercier, estiment qu'on exagère la crédulité des gens et donc la nocivité des fake news. Où vous situez-vous ?
Je suis d'accord avec la deuxième école quand elle explique que ceux qui diffusent de fausses informations n'y croient pas forcément. Même quand ils y croient un peu, ils n'y croient pas complètement au sens où leur comportement n'est pas forcément corrélé avec cette croyance. Je me rappelle ainsi ces Américains qui prétendaient que le 11 septembre était le fait du gouvernement et des services secrets et que des lanceurs d'alerte avaient été tués de façon mystérieuse ou avaient eu des accidents : ces militants avaient organisé un congrès pour exposer leurs recherches dans un grand hôtel, en public, au coeur de Washington ! La ville où il y a le plus d'agents des services secrets au monde ! Et ils n'avaient pas peur. Leur attitude invalidait leur croyance. Autrement, ils se seraient cachés au fin fond du Montana. On trouve une très bonne illustration de ce cas de figure dans La rumeur d'Orléans d'Edgar Morin : selon cette rumeur, des commerçants de cette ville, juifs, étaient supposés organiser une traite des blanches. Or ceux qui colportaient cette rumeur n'avaient jamais entendu parler d'une seule famille qui ait perdu une fille. Mieux, la fréquentation de ces boutiques n'avait pas baissé pendant la période.
En revanche, cette école tend à exagérer le fait que notre "vigilance épistémique" nous protège. Le fait que les gens aiment colporter des choses farfelues, et donc difficiles à croire, a en réalité une fonction : si vous y croyez, c'est le signe que nous sommes dans le même camp. Les êtres humains ont évolué pour constituer des coalitions contre d'autres êtres humains et le partage de certaines croyances joue, dans ce contexte, le rôle de liant. Or si ce qui nous réunit est la prétendue nocivité des autres et qu'il faut les exclure et même les attaquer, cela peut avoir des effets sociaux très négatifs.
Si l'on vous suit, plus les croyances sont farfelues, plus elles accroissent le lien entre ceux qui les partagent ?
Oui, car cela revient à brûler ses vaisseaux : à se comporter de façon à ce que les autres coalitions ne puissent pas vouloir de vous. Prenons l'exemple de Philippe Egalité, qui vote la mort du roi, son cousin : choisir un tel nom était un premier signe de ralliement mais ne lui coûtait pas grand-chose ; voter la mort de son cousin, c'était autre chose. Après cela, impossible qu'on veuille de lui dans le parti royaliste. Plus les croyances sont délirantes, plus cela renforce la logique coalitionnelle car le coût d'entrée dans le groupe devient plus élevé. Ceux qui rejoignent le mouvement sont d'autant plus fiables pour le groupe parce qu'ils ont accepté de payer le prix fort : ne jamais pouvoir en rejoindre un autre.
Quel est l'effet des réseaux sociaux sur cette configuration initiale ?
Les réseaux font chuter le coût de la diffusion des informations erronées, notamment en raison de l'anonymat des diffuseurs. D'où l'apparition de véritables vagues, par exemple sur Twitter : si trois personnes accusent un tel de racisme, en quelques heures elles peuvent être des centaines de milliers. La viralité existe car elle ne coûte rien. Les rumeurs ont toujours existé, mais les réseaux leur donnent une autre dimension. Par exemple, dans un village, on n'accuse pas les gens de sorcellerie à tire-larigot. Car les accusateurs ne sont pas anonymes et que les accusés ont peut-être des alliés plus puissants que les dénonciateurs. Les personnes accusées de sorcellerie le sont après de longues périodes de chuchotement et de cancans qui finissent par susciter un consensus. Certes, moins il y a de gens pour les défendre, plus on est disposé à les attaquer car cela devient moins coûteux. Mais les réseaux opèrent ce saut sans aucun contrepoids.
Comment combattre la désinformation alors ?
Outre la réforme des réseaux, il faut réviser notre analyse des fake news. Quand des gens soutiennent une contre-vérité, ils ne se rejoignent pas forcément sur la croyance dans celle-ci mais ils se coalisent grâce à cette déclaration. L'analyse usuelle est de dire que des gens crédules sont les victimes de personnes influentes qui propagent des mensonges ; j'estime pour ma part que des gens diffusent des idées fausses, que celles-ci rencontrent une certaine demande, et surtout que beaucoup les utilisent pour montrer leur appartenance à un même camp. Par exemple, quand les vaccins anti-Covid venaient de sortir, du temps de Trump, beaucoup d'anti-Trump exprimèrent ne pas vouloir du "vaccin Trump". Quand Biden a été élu, cela a cessé. La solution à la désinformation ne réside donc pas tant dans la fourniture de contre-arguments rationnels que dans la compréhension du phénomène de coalition. En un mot, la seule façon de détruire ces identités coalitionnelles est d'en forger d'autres.
Mais comment ?
Un exemple : quel est l'endroit aux Etats-Unis où les rapports entre blancs et noirs sont les plus confortables ? L'armée. Un endroit où l'on risque potentiellement sa vie avec d'autres gens en petites unités. Des psychologues l'ont testé : au sein même de l'armée, la cohésion est plus forte chez ceux qui sont au contact du danger, moins chez ceux qui s'occupent de logistique. Et quand ils ont quitté l'armée, le confort de ces anciens militaires avec des gens de l'autre communauté diminue. Pour créer un lien solide, il faut une situation de dépendance mutuelle pour des choses cruciales.
Un ennemi commun ?
Pas forcément, plutôt un danger commun. On peut observer le même type de phénomène en cas de catastrophe naturelle.
Le danger climatique pourrait-il jouer ce rôle ?
Oui, mais les individus ne perçoivent pas suffisamment ce danger. Notamment parce qu'ils reçoivent un message ambigu de la part d'élites qui continuent de voyager aux quatre coins du monde en jet tout en faisant la morale aux autres. L'autre problème est l'insistance constante sur la présence d'une "urgence" accompagnée de temporalités souvent fausses - on entend 2030, 2050, sans guère de justification -, qui de fait déconsidère le discours de prudence. On a pu observer un phénomène similaire en Afrique du Sud, où le catastrophisme et les contre-vérités vis-à-vis du Sida ont été suivi par le déni. Ainsi, très concrètement, quand on demande aux gens ce qu'ils sont prêts à sacrifier pour le climat, cela n'excède pas entre 3 et 4% de leur revenu : ils n'ont pas peur.
Un autre thème important de votre ouvrage est la famille. En quoi présente-t-elle des invariants ?
Notre nature fait que tous les traits culturels ne sont pas également probables. Les arrangements familiaux peuvent être assez divers selon les endroits. Pour beaucoup d'Africains, par exemple, l'idée qu'un homme et une femme appartiennent à la même famille une fois mariés est absurde : si c'était le cas, ils ne seraient pas mariés. S'ils le sont, c'est qu'ils sont de deux lignages différents, ce qui a beaucoup de conséquences pratiques.
Ceci étant dit, on constate un universel : les humains forment des unions qui mélangent la coopération économique, l'éducation des enfants et le sexe. Or cela n'a rien d'évident : pourquoi les gens avec qui l'on couche devraient être ceux avec lesquels on coopère économiquement et dont on élève les enfants ? Un chimpanzé mâle n'élèvera jamais ses enfants, les mâles étant aussi agressifs vis-à-vis de leur progéniture que de celle des autres.
Comment cela ?
La notion importante ici est celle du couple, qui est une spécificité humaine universelle. Le couple originel est fondé sur la division du travail entre chasse et cueillette, qui elle-même vient de la différence sexuelle entre homme et femme. Ce n'est pas que les hommes soient faits pour chasser et les femmes pour collecter, mais qu'il y a un avantage comparatif pour chacun des deux sexes à exercer une activité plutôt que l'autre. Pourquoi? Un des facteurs environnementaux stables de l'espèce humaine, depuis ses débuts, est qu'une femme peut-être mise en danger par l'existence d'hommes autres que ceux dont elle veut. Pourquoi ? Parce que l'asymétrie des coûts de reproduction entre hommes et femmes est beaucoup plus importante chez les humains que d'autres primates : les enfants humains sont nés très prématurés - ils devraient être mûrs à 12 mois alors qu'ils naissent à 9 - et la période de complète immaturité est nettement plus longue. Par conséquent, l'immobilisation des femmes fait qu'elles ont un avantage comparatif à moins chasser tout en trouvant un partenaire qui lui fournit les produits de la chasse et qui soit assez fort pour la défendre contre les hommes qui pourraient profiter de sa vulnérabilité. La meilleure garantie contre un homme dont une femme ne veut pas, c'est donc un homme dont elle veut.
Étant donné le dimorphisme sexuel (l'ensemble des différences morphologiques entre individus mâles et femelles d'une même espèce, NDLR), la valeur d'un homme peut donc être mesurée par sa capacité à éloigner les autres hommes de sa partenaire. Une caractéristique que l'on peut toujours mesurer dans des études aujourd'hui : ce qui fait le plus baisser le potentiel de séduction d'un homme auprès d'une femme, c'est son inaction lorsque d'autres hommes la harcèlent.
C'est donc... "viande contre sexe" ?
C'est ce que disaient autrefois les anthropologues. Mais ce n'est pas exactement cela, c'est plutôt la garantie de continuer à donner de la viande et de la protection contre celle de l'exclusivité sexuelle. L'avantage des mâles, ici, se mesure par le fait que les enfants soient viables et bien nourris multiplié par la probabilité que ces enfants soient les leurs. Toute mesure qui tend à garantir ce dernier point est donc bienvenue - ce qui conduit à des pratiques contraignantes vis-à-vis des femmes mais aussi à un engagement des hommes pour le présent et l'avenir. Dans ce cas, ce lien sera plus intéressant pour une femme qui aura alors plus de motivation à assurer à son partenaire une exclusivité sexuelle. Tout le monde y gagne. Mais des tensions surviennent aussi : dans toutes les espèces où il existe une différence de coût reproductif, le sexe dont le coût est le plus fort est celui qui a le plus de pouvoir pour choisir son partenaire - en l'occurrence les femmes.
Cela signifie que quand on réajuste ce coût, par exemple par la technologie (en l'occurrence les moyens de contraception), cela devrait modifier cette asymétrie.
Tout à fait. Une façon d'interpréter les évolutions sociales est d'ailleurs d'analyser les découplages entre certaines capacités humaines et de nouvelles conditions sociales qui ne sont pas celles dans lesquelles ont évolué ces capacités. Prenons l'exemple de la justice socio-économique. Originellement, le partage des ressources se faisait dans des groupes qui n'excédaient pas 40 personnes. L'éthique qui sous-tend cette vision, égalitaire, est issue d'une écologie où la disponibilité de certains produits alimentaires était très variable. Ne pas les partager aurait été absurde : en le faisant, on gardait l'assurance que la fois où l'on serait malchanceux, on bénéficierait à son tour de la générosité du groupe. Or cette éthique est toujours présente dans certaines propositions politiques. Elle voisine avec une autre, tout aussi ancienne : l'équité (fairness), selon laquelle on doit recevoir à proportion de ce qu'on a donné.
On retrouve aujourd'hui ces deux éthiques via des expériences menées avec des enfants dans de nombreux pays. Quand on explique à des enfants que X et Y ont produit trois bonbons mais que X a travaillé davantage que Y pour arriver à ce résultat, les enfants commencent en général par estimer que X et Y doivent recevoir une proportion égale de bonbons. Si on leur explique que c'est impossible puisqu'il faudrait couper un bonbon en deux, certains proposent de jeter l'un des bonbons à la poubelle, de façon à ce que chaque acteur en obtienne un à la fin! Le coût social de l'inégalité paraît trop important aux enfants : il vaut mieux jeter un bonbon à la poubelle que d'avoir de mauvais rapports avec autrui, soit que les uns deviennent envieux, soit que les autres soient victimes de l'envie. En revanche, quand les enfants comprennent que l'option de la poubelle n'est pas possible, ils convergent vers l'idée que la personne qui a travaillé le plus recevra davantage : c'est l'acceptation de la méritocratie. Cette expérience est fascinante parce qu'on la retrouve dans la politique moderne.
L'équité n'est-elle pas plus adaptée au monde moderne, à sa complexité et au grand nombre d'interactions qui y ont cours que l'égalité ?
Certaines études montrent qu'on peut profondément changer l'attitude des individus de telle sorte qu'on active soit le module "cela pourrait arriver à tout le monde et il faut prendre des assurances collectives", soit le module "certains contribuent plus que d'autres". Une de ces expériences a testé l'attitude comparée des Américains et des Danois : si les premiers débutent avec la seconde attitude et vice-versa, les positions s'échangent si on leur propose des stimuli bien choisis. En réalité, ces deux modules primitifs sont présents dans toutes les sociétés humaines mais avec des répartitions différentes. Les politiciens qui prétendent que l'argent est partout essaient d'activer le module du partage ; les autres celui de la méritocratie.
Cela ne devrait-il pas nous encourager à mieux prendre en compte l'échelle en politique? Une éthique de partage est évidente dans une famille, moins à l'échelle de la planète.
La famille est en effet le lieu d'un communisme total : on y a tant d'intérêt génétique en commun qu'on tient absolument au bien-être des autres. Or cela ne peut pas marcher au-delà d'un petit groupe.
Cette incapacité à changer d'échelle, est-ce lié à ce que vous appelez dans votre ouvrage des "croyances économiques spontanées" ?
Tout à fait. Une de ces croyances, extrêmement répandue, est l'idée selon laquelle dans une société, les ressources constituent un gâteau de taille fixe, et donc que la richesse des uns fait la pauvreté des autres. Ces croyances sont ancrées et métaphoriquement pensées pour avoir une grande stabilité - même si dans la pratique, au cours des 100 dernières années, il est littéralement impossible que la richesse des riches ait entraîné la pauvreté des pauvres car les premiers sont devenus très riches mais les seconds sont devenus moins pauvres.
Certains estiment que l'on cultive de telles croyances parce que l'on a pas bien étudié l'économie. Ce n'est pas vrai car il n'y a pas de corrélation entre ces deux faits. D'autres rejettent la faute sur la propagande des politiciens. Ce n'est pas entièrement vrai non plus car de très nombreuses études montrent que la propagande politique n'a presque pas d'effet sur les opinions, et qu'elle répond plutôt à celles-ci qu'elle ne les provoque. Les démagogues n'entraînent pas les foules, les foules sont consentantes et les individus sont heureux de faire partie d'une foule puissante.
En revanche, que ces croyances soient erronées ne nous dit pas quelle politique adopter.
C'est-à-dire que nous pourrions choisir d'être collectivement moins riches si le partage était plus égalitaire ? Mais oserait-on le dire ainsi ?
Cela peut arriver ! A des journalistes qui lui faisaient remarquer que l'augmentation des taux d'imposition pouvait réduire le produit de l'impôt, Obama avait répondu que c'était peut-être préférable du point de vue de la justice - il voyait donc cette question comme un problème moral.
La persistance des croyances économiques spontanées s'explique-t-elle par l'évolution de notre espèce ?
Je le pense. L'être humain a évolué dans des écologies malthusiennes où l'on produisait et échangeait très peu. Il y a avait peu d'inégalités parmi les chasseurs-cueilleurs, et quand elles survenaient, c'était le fait de "big men", qui pillaient les autres. C'est pourquoi la grande richesse nous semble toujours suspecte, même si l'enrichissement moderne a peu à voir avec le pillage et s'est fait par la production et surtout par l'échange. Cela explique pourquoi la rhétorique anti-riches fonctionne si bien, même si elle ne résout rien : le thème est cognitivement si facile qu'il est presque inutile de tenter un message plus complexe.
La Fabrique de l'humanité. Comment notre cerveau explique la famille, l'économie, la justice, la religion..., traduit de l'anglais par Abel Gerschenfeld, Robert Laffont, 506 p., 22,50 euros