« Le Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley, « 1984 » de George Orwell
Fortunato Depero. — Décor pour le ballet « La nouvelle Babel » (1930)
e Meilleur des mondes et 1984 ont marqué l’histoire du XXe siècle en préfigurant et en dénonçant les premières formes des sociétés totalitaires. Mais ces utopies n’auraient pas eu un tel succès si leurs modalités complémentaires et leurs traits communs n’annonçaient pas, à l’heure de la mondialisation et du multimédia, les dangers des totalitarismes à venir. Un bref parallèle entre les deux ouvrages le montre à l’évidence.
Le Meilleur des mondes est d’abord le tableau d’une société capitaliste triomphante. La machine de production-consommation, mondialisée, exige une parfaite normalisation du citoyen, dès avant sa naissance par manipulation génétique, et tout le long de sa vie par le conditionnement. Il n’y a plus de sujets, mais des masses anonymes esclaves d’un bonheur conforme qu’elles ne choisissent pas.
1984, parallèlement, décrit une société totalitaire de nature communiste. L’économie de pénurie et l’ordre stalinien régissent pour toujours les trois super-Etats qui se partagent la planète. Les citoyens subissent une discipline physique et mentale sciemment dépersonnalisante. Leur conscience se réduit à une orthodoxie venimeuse ; leur existence, aux délices sado-masochistes d’un malheur conforme.
Plus profondément, Le Meilleur des mondes illustre un totalitarisme du parfait bonheur. La Cité y est une Mère ; mais une Mère terroriste qui infantilise et animalise les citoyens-bébés au nom d’un Bien communautaire auquel nul n’a droit d’échapper.
1984, allant plus loin encore, incarne un totalitarisme du pur pouvoir. L’ordre social, apparemment régi par un gouvernant protecteur (Big Brother), obéit en réalité à la loi du Père sadique. Chacun doit littéralement s’écraser à ses pieds, sous son regard, puis écraser semblablement ses concitoyens, dans un complexe de peur et de haine totalement infantile.
Le Meilleur des mondes a pour lien social... l’amour, entretenu rituellement lors des « offices de solidarité ». Mais il s’agit d’une solidarité impersonnelle, fusionnelle, sirupeuse, à base de sexualité diffuse, en laquelle tout le monde « communie » anonymement.
Dans 1984, le lien social est... la haine. La haine de tout ce et de tous ceux qui pourraient infinitésimalement s’écarter de la ligne, une haine qui est fortifiée chaque jour, en face du Télécran, lors du spot rituel intitulé « Les deux minutes de la haine ». Cette haine est à base d’hystérie sexuelle, la sexualité étant réprimée en tant que telle pour être « convertie » en pulsion de pouvoir.
Le Meilleur des mondes décrit une civilisation dans laquelle l’histoire n’existe plus. La caste dirigeante, pour conserver à jamais sa domination — sous prétexte de faire le bien des hommes —, a pour objectif essentiel la stabilité sociale obtenue par l’amour de la servitude. Le but proclamé est de « faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper ». Le moyen : les divertissements audiovisuels qui neutralisent la conscience critique, et le « soma », une drogue qui procure l’euphorie sans les ennuis de l’accoutumance.
1984 supprime aussi l’histoire, puisque la « Révolution » a eu lieu ; la classe dirigeante institue publiquement la phraséologie révolutionnaire pour désamorcer d’avance toute idée de révolution. Le passé est nié comme l’avenir. Les journaux et les livres, réécrits s’il le faut, célèbrent un éternel présent ; c’est la « réalité » qu’invente la classe dirigeante et qu’il est obligatoire de « croire ». La conscience collective est sans mémoire : elle ne se constitue que de la consommation de l’actualité officielle.
Dans l’une et l’autre de ces Cités, enfin, c’est à l’aune de l’existentiel que se mesure la politique : des relations étroites lient en profondeur la structure psychique de l’individu et l’ordre politico-social qui l’aliène. Le moindre acte d’existence, la moindre pulsion apparemment spontanée sont en fait le reflet ou le produit de modèles idéologiques intériorisés depuis l’enfance. Il en résulte que le combat militant contre l’oppression du système commence par un travail psychopolitique de lucidité sur soi-même…
Le citoyen qui médite sur ces ouvrages apprend ainsi qu’il n’y a pas de libération collective sans reconquête de la liberté intérieure.
Auteur du Bonheur conforme (Gallimard, 1985) et de De l’idéologie, aujourd’hui (Parangon, 2004, édition revue et augmentée en septembre 2005).