Loïc Giaccone – 19 septembre 2023
Cet article avait été commencé sous la forme d’un court fil Twitter sur la mise-à-jour en cours des projections de PIB et de population des scénarios SSP, les scénarios socioéconomiques utilisés comme base pour une majeure partie des projections climatiques, notamment dans les rapports du GIEC. Ce fil est rapidement devenu beaucoup trop long, car pour montrer l’intérêt de cette actualité, il faut expliquer ce que sont les scénarios SSP, comment ils sont élaborés, ce à quoi ils servent, leur intérêt ainsi que leurs limites. De plus, comme Twitter bloque désormais l’accès à celles et ceux qui n’ont pas de compte, en voici une version sous forme d’article, bien plus développée. Ce sujet permet de revenir sur l’origine de la croissance économique dans les scénarios climatiques, et sur les alternatives actuellement développées avec des scénarios limitant la demande en énergie, voire décroissants.
Sommaire :
2. Les scénarios SSP : concept, narratifs et postulats
6. Une sélection de scénarios pour les projections climatiques
7. De nombreuses trajectoires d’atténuation et un cadre d’évaluation complet
8. La croissance économique dans les scénarios
10. Des projections économiques « optimistes » par construction
11. Des scénarios alternatifs ?
12. Des futurs probables ou réalisables ?
1. Contexte
Le climat futur est déterminé par trois grandes incertitudes : à court et moyen terme, ce sont plutôt la variabilité interne et la réaction du climat qui prédominent, c’est-à-dire des phénomènes « physiques » ; à long terme, il reste une part significative d’incertitude liée à la sensibilité climatique (ainsi qu’aux réactions du cycle du carbone), mais c’est l’incertitude de l’évolution des forçages anthropiques, gaz à effet de serre, aérosols et usages des terres, soit l’incertitude « humaine », qui est dominante (Lehner et al., 2020). Pour simuler les possibles climats futurs, les climatologues ont donc besoin de savoir comment ces forçages pourraient évoluer. Ils utilisent en entrée de leurs modèles climatiques plusieurs scénarios qui décrivent différentes évolutions possibles des gaz à effet de serre, aérosols et usages des terres, que l’on appelle scénarios RCP (Representative Concentration Pathways, ou « Trajectoires représentatives de concentration »). Pour pouvoir obtenir ces trajectoires, il faut déterminer comment les sociétés humaines qui en sont responsables peuvent évoluer dans l’avenir. C’est à cela que servent, en amont, les scénarios SSP (Shared Socioeconomic Pathways, ou « Trajectoires communes d’évolution socioéconomique »), utilisés dans le sixième rapport d’évaluation du GIEC. Si vous vous sentez déjà perdu·e, ne vous inquiétez pas, nous allons revenir sur tout ça dans les prochaines sections.
Du 4 août au 8 septembre 2023, il était possible de participer à la revue des nouvelles projections de PIB et de population de ces scénarios SSP. C’est l’une des étapes d’un processus de mise-à-jour qui permettra de produire les futures projections climatiques, en vue du prochain rapport du GIEC (AR7). Les scénarios SSP ont été élaborés au début des années 2010, et leurs trajectoires commencent autour de 2015. Pour plusieurs raisons, en particulier les conséquences de la pandémie de Covid-19 et de la guerre en Ukraine, ainsi que de révisions des données ou des méthodologies, les projections économiques et démographiques originales doivent être revues. Dans ce décryptage, nous allons parler de modélisation, de croissance économique, de scénarios décroissants, et bien d’autres choses encore.
2. Les scénarios SSP : concept, narratifs et postulats
Dans cette section et les suivantes, nous allons décrypter les différentes étapes de l’élaboration des projections climatiques. Celles-ci sont faites à partir de scénarios socioéconomiques, les SSP : ce sont cinq scénarios représentant cinq évolutions possibles et distinctes des sociétés, reposant sur des narratifs, c’est-à-dire des descriptions qualitatives de ces sociétés (O’Neill et al., 2017). La figure suivante, provenant de donneesclimatiques.ca, résume leurs principales orientations et caractéristiques :
Ces cinq scénarios présentent ainsi un monde globalement plus durable et égalitaire (SSP1), un monde avec un fort développement mais reposant sur les combustibles fossiles (SSP5), un monde de plus en plus inégalitaire entre pays et au sein des pays (SSP4), un monde avec des tensions en augmentation (SSP3), et, enfin, un monde intermédiaire entre toutes ces tendances (SSP2).
Avant de continuer cet article, un point épistémologique important, que nous nous permettons de mettre en majuscule car il s’agit d’une incompréhension récurrente : « LES SCÉNARIOS NE SONT NI DES PRÉDICTIONS NI DES PRÉVISIONS » (GIEC, WG1, Glossaire, définition complète ci-dessous). Ce sont des exercices servant à évaluer « ce qu’il se passerait si » on suit telle ou telle trajectoire, afin d’aider à la prise de décision, et non des tentatives de prédire le futur. C’est pour cela qu’il y a des ensembles de scénarios : cela permet, du moins d’essayer, de couvrir l’ensemble des possibles, en particulier pour l’évaluation du risque.
La définition complète ci-dessus montre bien qu’il y a une part délicate, voire subjective, dans l’élaboration des scénarios : comment définir ce qui est « plausible » ou non, ou ce qui relève d’un « ensemble cohérent » ? Il faut également noter qu’il est extrêmement difficile d’évaluer la probabilité des scénarios, c’est pour cela que le GIEC ne s’y risque pas. Cela pourrait même aller à l’encontre de l’exercice de prospective : on rend « plus probable » un scénario en le qualifiant comme tel (principe, pouvant être à double tranchant, de la prophétie autoréalisatrice). Nous reviendrons sur ces questions importantes en fin d’article.
Les SSP ne sont donc pas des prévisions ou des prédictions de ce qu’il va se passer au cours du XXIème siècle : malheureusement, personne n’a de boule de cristal pour cela. Ce sont également, volontairement et par construction, des mondes développés tout d’abord « sans climat » (O’Neill et al., 2020). Deux raisons à cela : premièrement, ils servent de trajectoires de référence par rapport à d’autres où l’on aura « ajouté » le climat, que ce soit sous forme d’émissions ou d’impacts. Ensuite, leur intérêt repose dans les différences socioéconomiques entre les cinq trajectoires, qui permettent d’étudier les défis de chaque société pour l’atténuation et l’adaptation (axes verticaux et horizontaux sur la figure précédente de donneesclimatiques.ca).
Ces scénarios sont composés de postulats qualitatifs concernant différentes dimensions (démographie, développement, progrès technologique, modes de vie, commerce international, institutions, relation à l’environnement, etc.) établis à partir des narratifs par plusieurs communautés scientifiques : démographes, économistes, urbanistes, etc. (voir l’article explicatif de Carbon Brief). En voici certains, provenant de l’article de O’Neill et al., 2017 (voir l’article complet pour les autres postulats, dans les tableaux 2 et 3) :
Certains de ces postulats sont traduits en projections quantitatives, globales et nationales, à l’aide de modèles spécialisés : c’est le cas pour le PIB, la population, l’éducation et l’urbanisation (voir Riahi et al., 2017, fig. 2 ci-après).
Il s’agit ici des projections originales, élaborées au début des années 2010 et publiées en 2017. Ce qui importe, plus que les valeurs absolues, ce sont les différences entre les trajectoires, représentant les différents narratifs sous-jacents, notamment sur la convergence entre Sud et Nord : fort développement et rattrapage des pays en développement (SSP5, et SSP1 dans une moindre mesure), développement intermédiaire (SSP2), développement inégal (SSP4) et rivalités limitant fortement le développement (SSP3). Plus le rattrapage est rapide, plus la transition démographique l’est également, avec un pic de population survenant plus tôt et une population mondiale moins élevée en fin de siècle. À noter qu’il existe souvent plusieurs modèles qui peuvent être utilisés pour une même catégorie de projection, avec des résultats différents. On sélectionne généralement un modèle de référence, dit marker, pour une catégorie ou pour un SSP donné (dans le cas des émissions), et les autres modèles permettent d’avoir une idée de l’incertitude, par exemple ci-dessus pour le PIB avec Dellink et al., 2017 en marker, et les plages de couleur représentant l’incertitude avec les résultats de deux autres exercices de modélisation (Cuaresma, 2017 ; Leimbach et al., 2017). Nous reviendrons sur ces projections économiques un peu plus loin.
Nous le mentionnions précédemment, le but des SSP est de pouvoir analyser les différents défis pour l’atténuation des émissions et l’adaptation aux impacts du changement climatique, pour différentes trajectoires des sociétés (O’Neill et al., 2013). Ainsi, les postulats quantitatifs et qualitatifs des cinq scénarios que nous venons de voir servent de données d’entrée aux modèles d’évaluation intégrée (Integrated Assessment Models ou IAMs, voir l’article explicatif de Carbon Brief). Ceux-ci permettent de projeter les trajectoires d’émissions de gaz à effet de serre et autres polluants (aérosols notamment) ainsi que les changements d’usages des terres de ces différents scénarios. En résumé, un IAM est une machine compliquée qui représente les interactions entre la société, ou plus précisément des secteurs (énergie, agriculture, économie, etc.), et le système Terre. Il est possible d’ajouter aux postulats de départ des mesures, afin de représenter des politiques climatiques par exemple, ce qui permet d’étudier leurs effets sur les trajectoires d’émissions par rapport à celles de référence. Il est également possible, en fonction des modèles, d’étudier certains impacts. Il existe de nombreux IAMs différents, globaux ou régionaux. Voici une figure représentant l’un d’entre eux en version simplifiée, IMAGE 3.0 :
On observe en bleu au sommet les données d’entrée (« Drivers », c’est-à-dire les différents postulats et données des SSP de développement économique, démographique, technologique, d’usage des terres, etc.), à droite en jaune les possibles mesures, puis les différentes composantes du modèles qui interagissent : sociétés (agriculture et énergie essentiellement ici), système Terre, impacts. Les résultats principaux sont les trajectoires des émissions et des usages des terres sur la période simulée. Cette version simplifiée cache une certaine complexité du modèle, dont voici la version complète :
3. Scénarios de référence
Jusqu’ici, nous considérons des mondes « sans climat » dans nos scénarios socioéconomiques, et notamment sans politiques climatiques. C’est ce que l’on appelle des scénarios de référence, ou baseline en anglais, également connus sous le nom de business as usual. Leur fonction est comparative : ils permettent d’étudier les différences avec les caractéristiques des trajectoires d’atténuation, sur le mix énergétique et les émissions associées, les usages des terres, les coûts, etc. Un court aparté en raison des évolutions de ces dernières années : le glossaire du GIEC indique que ces expressions peuvent également représenter des trajectoires avec une absence de politiques climatiques supplémentaires par rapport à celles en place à un moment donné (trajectoires souvent appelées « current policies », politiques actuelles, il est donc important de noter à quel moment elles ont été établies car cela évolue, voir la section 4).
Pour obtenir ces trajectoires, il suffit de faire tourner les IAMs sans intervention particulière. Comme nous avons cinq trajectoires socio-économiques distinctes, on obtient différentes trajectoires de référence pour chaque gaz à effet de serre ou aérosol. C’est ce que l’on observe dans la figure ci-dessous, provenant de l’article de Riahi et al. (2017) :
Ces projections d’émissions sont faites à partir des mêmes projections de PIB (Dellink et al., 2017) et de population (KC & Lutz, 2017), mais avec différents IAMs, six au total pour ce travail. Leurs projections de l’évolution de la demande énergétique et des mix énergétiques diffèrent, d’où les plages d’incertitude des trajectoires. Pour chaque SSP, un IAM a été défini comme le « marker », et les projections des autres modèles sont représentées par les enveloppes d’incertitude : il faut bien comprendre que la trajectoire colorée principale représente seulement un modèle parmi six autres et non une médiane ou une moyenne des projections.
Les pointillés permettent de comparer aux projections des scénarios précédents utilisés dans l’AR5. Il faut noter que les scénarios « de référence » de ce rapport couvraient une plage commençant un peu au-dessus du RCP6.0 et allant légèrement au-dessus du RCP8.5 (en émissions de gaz à effet de serre, AR5, WG3, Fig. RID.4). Le point principal à retenir ici est que, même sans politiques climatiques, les émissions futures dépendraient de l’évolution socioéconomique des sociétés : il n’y a pas qu’une seule trajectoire « business as usual ». De plus, même le SSP1, sans politiques climatiques, conduirait à un réchauffement significatif (environ +3 °C – à noter que dans cet article, pour une meilleure compréhension, nous traduisons parfois les forçages radiatifs en élévation de température en fin de siècle, en utilisant les valeurs de l’AR6, WG1, tableau RID.1).
4. Scénarios d’atténuation
L’étape suivante consiste à produire des trajectoires d’atténuation, c’est-à-dire qui limitent le réchauffement par rapport aux différents business as usual. On utilise la même catégorie de modèles, les IAMs. L’une des méthodes principales consiste à obliger le modèle à respecter un niveau de forçage radiatif donné en fin de période, inférieur à la trajectoire de référence, en le laissant faire varier un prix du carbone qui influencera l’évolution du mix énergétique, le tout en fonction des postulats de départ (démographiques, économiques, technologiques, relations entre les régions, ressources, etc.). Ces IAMs sont généralement construits pour résoudre le problème en cherchant la trajectoire la moins coûteuse (cost-effectiveness analysis, CEA). La figure ci-dessous montre l’énergie primaire pour les cinq SSP (colonnes), en référence pour la ligne du haut, puis pour deux niveaux de forçage radiatif, 4,5 W/m2 et 2,6 W/m2 (équivalents à environ +2,7 °C et +1,8 °C, AR6 WG1 ; Bauer et al., 2017) :
On observe bien ici les différences de consommation énergétique entre les SSP dues à leurs narratifs, puis leurs effets à la fois sur les évolutions du mix, et sur la difficulté d’atteindre des niveaux de forçage radiatif inférieurs (avec notamment, dans certains cas, l’utilisation intensive de capture de carbone). La case vide en bas et au milieu montre qu’ici, le modèle ne parvient pas à obtenir une trajectoire atteignant 2,6 W/m2 pour le SSP3. Ne regardez pas de trop près le détail de ces mix énergétiques, c’est surtout pour expliquer la façon dont fonctionne un modèle : il y a beaucoup plus d’éléments pertinents à analyser sur ce sujet dans le rapport du groupe 3, qui évalue et synthétise des dizaines de projections de ce style. Si vous souhaitez aller plus loin sur la question, l’article de Rogelj et al. (2018) sur la modélisation d’un forçage radiatif de 1,9 W/m2 (respectant l’objectif de l’accord de Paris, soit environ +1,4 °C en 2100) montre les difficultés des différents IAMs à atteindre ce niveau en fonction des SSP. L’idée générale, qui ressort du fonctionnement de ces modèles, c’est que plus on cherche à atteindre un forçage radiatif bas, plus le prix du carbone va être élevé, afin de rendre compétitifs rapidement les moyens de production d’énergie moins carbonés. De plus, le prix augmente plus fortement pour certains SSP où la décarbonation est plus difficile pour des raisons économiques et technologiques, tandis que l’on part parfois de plus haut, c’est-à-dire que les émissions et le forçage radiatif de référence de ces SSP sont plus élevés (Riahi et al., 2017 ; Rogelj et al., 2018).
5. Une matrice de scénarios
Nous avons désormais assez d’éléments pour rentrer plus dans le détail de ce qu’on appelle la matrice SSP-RCP. Pour chaque SSP, il y a plusieurs niveaux d’atténuation possibles par rapport à la trajectoire de référence. Afin de s’y retrouver, on note ces combinaisons SSPx-y, où x est le SSP correspondant et y le niveau de forçage radiatif atteint en 2100 : SSP1-2.6, SSP2-4.5, etc. On parle aussi de matrice SSP-RCP car pour une combinaison SSPx-y donnée, les IAMs permettent d’obtenir un profil d’émissions de gaz à effet de serre et aérosols, c’est-à-dire un scénario d’émissions (un RCP) qui pourra être utilisé dans un modèle climatique. Si vous souhaitez vous familiariser avec cette matrice, il est possible d’analyser les caractéristiques des SSP, les cinq références et la vingtaine de combinaisons de forçage radiatif possibles, sur l’explorateur de Our World in Data. Par exemple, ci-dessous, on peut comparer les émissions de CO2 de la référence du SSP1, au milieu (baseline), avec différents niveaux d’atténuation pour le même SSP et par rapport aux références des SSP3 et SSP5 :
L’explorateur permet d’étudier ce que nous expliquions précédemment en comparant les prix du carbone, par exemple ici pour le SSP1 uniquement, pour les différents niveaux d’atténuation, tandis qu’il est de zéro pour la référence :
Ainsi, plus on souhaite obtenir un forçage radiatif bas, plus le modèle a besoin d’augmenter le prix du carbone, du moins pendant le temps nécessaire pour rendre les technologies décarbonées compétitives. On peut aussi comparer les caractéristiques des trajectoires pour différents SSP et pour un même niveau de forçage radiatif. Ici, toujours pour le prix du carbone, et pour un forçage de 2,6 W/m2, soit environ +1,8 °C en fin de siècle :
Cela illustre bien le fait que les défis d’atténuation sont plus forts, voire bien plus forts, pour certains SSP que pour d’autres. Dans ce cas, pour ce niveau de forçage radiatif, les modèles n’arrivent pas à obtenir une trajectoire pour le SSP3. Nous avons utilisé le prix du carbone à titre d’exemple, mais cette matrice et les IAMs permettent d’explorer les différences sur de nombreuses autres variables : les usages des terres, la consommation d’énergie, les mix énergétiques, le PIB, les évolutions sectorielles, etc.
6. Une sélection de scénarios pour les projections climatiques
Nous avons donc les propriétés de cinq mondes qui évoluent différemment avec les émissions de gaz à effet de serre et aérosols associés, à la fois en trajectoire de référence et pour différents niveaux d’atténuation. Il s’agit de la première étape de l’élaboration des projections climatiques, comme le décrit bien la figure suivante (GIEC, groupe 1, chapitre 1) :
Les postulats socioéconomiques sont traduits en émissions par les IAMs pour les différentes combinaisons (SSPx-y), émissions qui servent alors à simuler les climats futurs possibles grâce aux modèles climatiques (voir l’article de Carbon Brief sur ces derniers). Les changements physiques, température, précipitations, élévation du niveau de la mer, etc., sont ensuite traduits en impacts, géophysiques puis sur les populations et écosystèmes, par les modèles de la communauté IAV (Impacts, Adaptation, Vulnerability, du même nom que le groupe dédié du GIEC, le 2). Comme on peut le voir ci-dessus, il y a au moins six familles de modèles – c’est-à-dire, des communautés scientifiques distinctes – qui contribuent à l’élaboration des projections climatiques et de leurs impacts. Et cela ne comprend pas ceux qui permettent, en amont, de traduire les postulats qualitatifs des SSP en projections quantitatives (PIB, démographie, etc.).
Avant de continuer, un point sur les projections climatiques que vous pouvez voir dans le dernier rapport du GIEC (WG1, SPM, Fig.8a). Elles proviennent d’un exercice de modélisation intitulé Coupled Model Intercomparison Project (CMIP) regroupant les résultats d’une centaine de modèles climatiques (voir l’article de Carbon Brief sur le CMIP6), qui sont synthétisés, évalués et contraints (voir chap. 4, Fig. 4.11). Pour pouvoir comparer les résultats de ces modèles, il faut qu’ils tournent avec les mêmes scénarios d’émissions en entrée. Et comme nous avons commencé à l’entrevoir, il existe de nombreux scénarios climatiques : rien qu’avec la matrice SSPx-y, plus d’une vingtaine de combinaisons sont possibles. De plus, faire tourner ces modèles prend beaucoup de temps – et d’argent -, c’est pourquoi il est nécessaire de sélectionner une poignée de scénarios que toutes les équipes de modélisation vont utiliser. Les chercheurs en ont donc sélectionné certains, avec plusieurs critères : une certaine correspondance aux anciens scénarios RCP et à l’objectif de l’accord de Paris, une couverture de l’ensemble des possibles, plus quelques scénarios permettant de tester la réaction du climat à des trajectoires particulières (O’Neill et al., 2016, Gidden et al., 2019). Voici la matrice et les scénarios sélectionnés (WG1, chapitre 1, Box 1.4) :
On retrouve en couleurs les différentes combinaisons entre SSP et forçage radiatif obtenues avec les IAMs (les cases n/a ne pouvant être produites). Les flèches blanches verticales représentent à leur sommet la référence puis les différents niveaux d’atténuation possibles pour chaque SSP. Cinq scénarios principaux, en gras sur la figure, ont été identifiés comme prioritaires pour les projections climatiques, les deux derniers étant des références (sans politiques climatiques) : SSP1-1.9, SSP1-2.6, SSP2-4.5, SSP3-7.0 et SSP5-8.5. Si vous avez passé du temps dans l’AR6, cela doit vous parler. Quatre autres scénarios ont également été retenus pour des analyses complémentaires : SSP3-7.0-lowNTCF (variation des forçages autres que le CO2), SSP4-6.0, SSP4-3.4 et SSP5-3.4-OS (pour « overshoot », un scénario de dépassement assez exagéré afin d’étudier la réaction du système climatique). La figure suivante de Meinshausen et al. (2020) montre les scénarios sélectionnés pour les projections, les traits noirs rappelant qu’il existe d’autres possibilités :
Ces scénarios, en particulier les cinq principaux, ont donc été utilisés pour une grande partie des projections climatiques et des impacts synthétisés par les groupes 1 et 2 du GIEC pour l’AR6, bien que certaines études aient continué d’utiliser les RCP de l’AR5. Le groupe 1 présente l’évaluation de la température et l’incertitude associée des cinq scénarios principaux, obtenues grâce aux modèles climatiques et aux travaux sur la sensibilité climatique, dans le tableau suivant (AR6 WG1 tableau RID.1) :
Un point de détail : les scénarios socioéconomiques comme les scénarios climatiques qui en résultent ci-dessus ne sont pas les « scénarios du GIEC », ils sont élaborés, sélectionnés et utilisés par les différentes communautés scientifiques. Le GIEC, lui, évalue et synthétise les résultats. Les derniers scénarios élaborés par le GIEC lui-même étaient les scénarios SRES, utilisés dans le troisième et le quatrième rapport d’évaluation. On peut cependant dire que le GIEC influence assez fortement le travail des communautés scientifiques, notamment au niveau de la temporalité des travaux.
7. De nombreuses trajectoires d’atténuation et un cadre d’évaluation complet
Pendant que les communautés scientifiques dédiées à la modélisation climatique et aux impacts travaillaient sur leurs projections avec les scénarios SSPx-y sélectionnés, les chercheurs spécialisés dans l’atténuation exploraient les nombreuses voies possibles pour diminuer les émissions de gaz à effet de serre. En très résumé, ils utilisent des IAMs, des SSP en entrée (majoritairement le SSP2, WG3, Box TS.5), et font varier un ou plusieurs postulats afin d’explorer différentes trajectoires possibles, le tout pour différents niveaux d’atténuation.
Plus de 3000 scénarios élaborés par des dizaines de modèles ont été ainsi déposés dans la base de données du groupe 3 du GIEC, en préparation de l’AR6. Les auteurs du rapport ont mis en place des critères de sélection (cohérence avec les tendances récentes, probabilité à court terme, etc., voir Peters et al., 2023) et en ont retenu 1202, qui ont été triés en fonction du réchauffement qu’ils provoquent en 2100 (avec l’aide d’un émulateur, un petit modèle climatique qui permet de « reproduire » les résultats des gros) : ce sont les catégories de scénarios, de C1 à C8, mentionnées sur la figure ci-dessous qui décrit ce processus (WG3, chap.3, Fig. 3.5a).
Pour pouvoir tirer quelque chose de ces nombreux scénarios, c’est-à-dire comparer leurs caractéristiques et leurs conséquences, les auteurs ont présenté sept trajectoires « illustratives » (Illustrative Pathways, IP) : deux tendancielles limitant le réchauffement à, respectivement, +4 °C et +3 °C, « politiques actuelles », « action modérée » ; et cinq d’atténuation (Illustrative Mitigation Pathways, IMP), aux postulats bien distincts, « renforcement progressif » (+2 °C), « émissions négatives » (+1,5 °C avec dépassement), « renouvelables », « faible demande » et « changement de trajectoire » (+1,5 °C avec peu ou pas de dépassement).
Il y a de quoi s’y perdre. Pour résumer, nous avons :
– Les anciens scénarios RCP de l’AR5 (quatre trajectoires d’émissions illustratives) que l’on peut encore parfois trouver dans des travaux,
– Les scénarios SSP (cinq trajectoires socioéconomiques),
– La matrice SSP-RCP (une vingtaine de combinaisons possibles), dont 5 à 9 scénarios précis ont été retenus pour les projections des groupes 1 et 2, avec des correspondances au forçage radiatif des anciens RCP,
– Les centaines de scénarios d’atténuation du groupe 3 (utilisant des SSP comme « base » pour explorer différentes trajectoires d’émissions), triés par catégorie de réchauffement (C1 à C8) et synthétisés en une poignée de scénarios illustratifs (IP et IMP).
Dans le chapitre 3 du groupe 3, vous trouverez le détail des émissions de ces scénarios illustratifs et une comparaison avec certains SSPx-y (Fig. 3.10). La figure 1 de l’encadré SPM.1 du Résumé à l’intention des décideurs permet de voir à quelle catégorie de réchauffement appartient chaque scénario :
Nous convenons volontiers que tout cela est assez compliqué… Mais permet d’avoir une idée des conséquences climatiques d’un scénario d’atténuation donné grâce à la catégorie de réchauffement à laquelle il appartient, ou bien en observant celles d’un scénario SSPx-y dont il est proche. Car le but de tout cet exercice de prospective, c’est de pouvoir évaluer les caractéristiques et conséquences de différentes trajectoires afin de prendre des décisions, aussi bien pour l’atténuation des émissions (tentative de suivre certaines trajectoires correspondant à nos objectifs) que pour l’adaptation (étude des risques associés à des niveaux de réchauffement susceptibles d’être atteints).
Afin d’illustrer l’intérêt de ce que nous venons de voir, voici un exemple de travail récent qui compare trois catégories de réchauffement de scénarios d’atténuation (C1, +1,5 °C avec peu ou pas de dépassement ; C2, +1,5 °C avec fort dépassement ; C3, +2 °C), ainsi que les IMP correspondant à chacune, avec les projections de production des combustibles fossiles, charbon, pétrole et gaz (en noir, Production Gap Report 2021, Achakulwisut et al., 2023) :
Le Rapport de synthèse de l’AR6, publié au printemps 2023, présente une figure résumant le cadre d’évaluation des projections, des impacts et de l’atténuation, que vous pouvez peut-être comprendre un peu mieux désormais :
Cette figure permet de s’y retrouver entre les différents scénarios d’émissions (à gauche), les projections de réchauffement associées (au milieu), et les niveaux de risques liés à différents niveaux de réchauffement (évalués par le groupe 2 avec les diagrammes « burning embers », ici à droite).
8. La croissance économique dans les scénarios
Nous avions promis de parler de croissance économique, nous allons donc y revenir maintenant que vous avez l’ensemble du processus d’élaboration des projections climatiques en tête. Si vous avez déjà lu ou entendu l’idée que la croissance économique est « exogène » dans les projections climatiques, c’est en partie vrai : le PIB est exogène dans les IAMs car ceux-ci servent à définir des trajectoires d’émissions et ne peuvent reproduire le comportement global de l’économie, tout comme les modèles climatiques ne sont pas faits pour déterminer des trajectoires d’émissions, mais simuler leurs conséquences sur le climat.
Cependant, nous en avons eu un aperçu en début d’article, les projections de PIB proviennent bien de quelque part. L’évolution économique et le développement des pays sont décrits de manière qualitative dans les narratifs des cinq SSP, et ont été traduits en projections économiques quantitatives par trois exercices de modélisation pour les SSP « originaux » :
– Dellink et al., 2017 (OCDE),
– Cuaresma, 2017 (IIASA),
– Leimbach et al., 2017 (PIK).
La figure ci-dessous, provenant de la base de données des SSP, montre les projections de PIB mondial de ces trois travaux pour les cinq scénarios :
On constate que toutes les projections simulent une croissance économique au niveau global, avec des différences entre les trois modélisations mais surtout entre les différents SSP, dues aux narratifs de chacun. Nous allons nous concentrer sur Dellink et al. (2017) car ce sont les projections qui ont été retenues pour produire les scénarios d’émissions. La figure ci-dessous montre les projections de PIB mondial, en absolu, par personne, ainsi que les taux de croissance, pour chaque SSP :
Cette figure montre des résultats agrégés, mais les projections sont effectuées au niveau national, pour chaque pays, avec une calibration sur des données historiques. L’article complet détaille les principes et le fonctionnement du modèle économique utilisé, et représente les déterminants du PIB, c’est-à-dire de la croissance, dans la figure suivante :
Ainsi, le PIB obtenu est déterminé par de nombreux facteurs : le capital physique, le travail (via le capital humain et le taux d’emploi), la demande en énergie, la rente des combustibles fossiles (significative dans certains pays) et la « productivité globale des facteurs », un mystère de l’économie qui représente « le reste » de la croissance, notamment le progrès technique. Les différences entre les trajectoires observées s’expliquent par la façon dont les postulats des scénarios agissent sur ces facteurs : caractéristiques des populations et évolution démographique, développement technologique, convergence entre le Nord et le Sud, poursuite de la mondialisation ou, à l’inverse, régionalisme, etc. En observant les courbes de la figure précédente, il ne faut pas oublier que ce sont des résultats agrégés au niveau mondial, qui peuvent masquer d’importantes disparités entre régions ou au sein des pays (c’est notamment le cas pour le SSP4, qui représente un monde de plus en plus inégal).
Dans l’article, Dellink et ses coauteurs expliquent que leur modèle repose sur un modèle économique de Solow « augmenté », c’est-à-dire que la croissance économique est due essentiellement à la productivité globale des facteurs, i.e., le progrès technique (notamment l’amélioration de l’efficience énergétique). Ce dernier finit cependant par atteindre une limite, propre à chaque pays. Le modèle de Solow, néoclassique, est parfois considéré pour cette raison comme ayant une croissance « exogène », du moins, il n’explique pas entièrement d’où elle provient. Ce modèle prévoit cependant l’atteinte d’une économie « stationnaire » à (très) long terme, où la population serait alors le principal déterminant de l’activité économique.
9. Une mise-à-jour nécessaire
Les scénarios SSP ont été élaborés dans les années 2010, et les projections commencent autour de 2010/2015 selon les postulats (2018 pour les projections économiques de Dellink et al., 2017). Depuis, des mises-à-jour des données économiques historiques ainsi que de nouvelles projections démographiques ont été publiées, tandis que des événements significatifs ont modifié les trajectoire de court terme (Covid, guerre en Ukraine). En vue de la production des futures projections climatiques pour l’AR7, il est nécessaire de mettre à jour les projections de population et de PIB des SSP. Le travail a été entamé par les chercheurs il y a plus d’un an, et nous en sommes à la revue des résultats, qui a eu lieu au cours du mois d’août 2023.
Un travail préliminaire publié en avril dernier permet de voir la différence entre les projections originales et de nouvelles, faites à partir de données de la Banque mondiale et du Fond monétaire international (Koch & Leimbach, 2023) :
On observe bien les conséquences de la pandémie sur le taux de croissance (à droite). Également, le PIB « de départ » a été réévalué à la hausse. À long terme, il est légèrement plus élevé, essentiellement en raison de la révision à la hausse des projections démographiques (dans ce travail).
Ce sont d’autres projections, démographiques et économiques, qui étaient en cours de revue le mois dernier. Elles formeront, après corrections et publication, les nouvelles données des SSP. Leurs auteurs les ont présentées durant un webinaire dédié du projet ICONICS. Voici un extrait de la présentation de Samir KC, pour les projections de population, qui sont encore préliminaires :
On y observe la différence avec deux anciennes projections pour le SSP2 (2013 et 2018). Ces nouvelles projections ont été obtenues en intégrant les mises-à-jour de nombreux travaux démographiques récents (voir le webinaire pour plus de détails). Résultat, elles partent de légèrement plus haut et piquent plus tardivement, menant à une hausse d’environ un milliard de personnes à la fin du siècle pour le SSP2, par rapport aux projections originales.
R. Dellink présente des projections préliminaires de PIB durant le webinaire, avec plusieurs modifications liées à la mise-à-jour des données historiques, à l’ajout des données récentes, à des modifications du modèle et à la mise-à-jour des projections démographiques. Il faudra attendre pour voir le résultat final.
10. Des projections économiques « optimistes » par construction
Il est important de préciser que les incertitudes concernant ces projections, notamment de PIB, sont élevées. Ces exercices de modélisation ne capturent pas certains phénomènes qui pourraient limiter significativement la croissance économique des pays, comme l’indiquent explicitement Dellink et al. dans leur article de 2017 :
Nous sommes donc sur des trajectoires assez optimistes, « par construction ». Buhaug & Vestby, (2019) ont critiqué cette approche ignorant de possibles disruptions et ont montré que si on extrapole les tendances passées, on obtient des trajectoires qui sont plutôt dans la tranche basse de croissance des projections. On retrouve récemment un résultat similaire chez Burgess et al., (2023), qui indiquent que leur extrapolation faite à partir des données passées (« DEM ») suivrait plutôt une trajectoire proche du SSP4 (un monde inégal), à la croissance relativement faible :
De plus, comme nous le mentionnions en début d’article, les SSP ont pour but de présenter différentes évolutions sociétales possibles dans un monde « sans climat », afin de les comparer à des trajectoires « avec climat », en termes d’atténuation, mais aussi d’adaptation (O’Neill et al., 2020). D’origine, et c’est fait exprès, ils n’intègrent pas les impacts du changement climatique. Quand on les ajoute, généralement sous la forme de fonctions de dommages, cela peut infléchir significativement les trajectoires économiques et de développement : c’est ce que montrent Taconet et al. (2020) pour l’évolution des inégalités entre pays, ou Benveniste et al. (2022) pour les impacts sur les migrations et les possibles « pièges de pauvreté » (travaux passionnants, importants mais aussi très inquiétants).
Le groupe 2 du GIEC a fait une évaluation des impacts économiques du changement climatique que vous pouvez retrouver dans le chapitre 16 (Cross-Working Group Box ECONOMICS). En résumé, les impacts augmentent avec l’élévation de la température, probablement plus fortement que ce qui avait été évalué auparavant. Cependant, les incertitudes sont très élevées et les différentes méthodologies ne permettent pas de quantifier ces impacts avec précision. Ceux-ci sont présentés dans la figure ci-dessous, il s’agit de la baisse de PIB en fonction du niveau de réchauffement, les couleurs représentant différents travaux (et la figure (f) permet d’évaluer le réchauffement associé aux différents SSP, en fonction de l’échéance) :
Il faut donc bien comprendre que les projections reposant sur les SSP, telles que celles des scénarios d’atténuation, représentent des trajectoires qui n’intègrent pas de chocs économiques particuliers, ni les impacts économiques du changement climatique. Elles sont donc « par construction » plutôt optimistes, notamment car elles servent de référence pour étudier ces conséquences. Ce n’est pas choquant, mais c’est important de le comprendre et de le garder en tête lorsque l’on utilise ces projections. Il existe d’autres types de travaux qui intègrent les impacts du changement climatique (cost-benefit analysis, CBA, tel que le modèle bien connu DICE), mais ils ont aussi des limitations significatives – nous en reparlons en fin d’article.
11. Des scénarios alternatifs ?
Une autre limitation des projections actuelles est la suivante : les cinq SSP ne représentent pas l’ensemble des futurs possibles des sociétés. Le GIEC le rappelle dans des notes de bas de page dans tous les Résumés à l’intention des décideurs de l’AR6 (ici WG1) : « Le GIEC est neutre en ce qui concerne les hypothèses sous-jacentes aux SSP, qui ne recouvrent pas tous les scénarios possibles. Des scénarios alternatifs peuvent être envisagés ou élaborés ».
Également, les scénarios existants (SSPx-y et scénarios du WG3, qui reposent sur certains SSP) et les modèles qui les produisent sont critiqués pour leurs postulats implicites, notamment sur les questions de justice (Rivadeneira & Carton, 2022). L’un des principaux reproches concerne la répartition des efforts d’atténuation, qui est une question hautement politique (puisque dépendante du principe des responsabilités communes mais différenciées). Or, les IAMs utilisent généralement un prix du carbone global pour représenter l’atténuation, ce qui pèse plus fortement sur les économies fortement carbonées et/ou reposant sur l’exportation de combustibles fossiles (voir section 3.6.1.2). Les questions d’équité sont ainsi souvent ignorées ou implicites lors de l’élaboration des scénarios d’atténuation, qui se concentrent surtout sur les aspects technologiques. Dans une majeure partie de ces scénarios, en raison des postulats, les inégalités entre les pays du Sud et du Nord persistent (Kanitkar et al., preprint, Ranjan et al., preprint).
Parmi les « scénarios alternatifs qui peuvent être envisagés ou élaborés » (formulation du GIEC vue précédemment), il y a les scénarios de décroissance ou post-croissance (Keyßer & Lenzen, 2021). En réduisant la production et la consommation (selon une des définitions de la décroissance, Parrique, 2022), de tels scénarios permettraient de limiter la demande en énergie, et donc les émissions associées, mais aussi les impacts de la transition tels que le développement à grande échelle d’énergies renouvelables ou d’élimination du dioxyde de carbone (Carbon Dioxide Removal, CDR), tout en assurant le bien-être des populations et en répondant aux enjeux d’équité.
Pourquoi ne voit-on pas cela dans le dernier rapport du GIEC ? Parce qu’il n’y avait pas encore de scénario de ce type publié et soumis à la revue pendant l’élaboration de l’AR6. C’est un champ de recherche récent et émergent, et il existe peu de modèles macroéconomiques permettant de produire des trajectoires de décroissance quantifiées, nécessaires pour calculer les émissions associées (c’est-à-dire, faire des scénarios de type RCP que l’on pourra utiliser dans un modèle climatique). Cependant, il y a eu de nombreux travaux sur la réduction de la demande ces dernières années (voir le chapitre 5 du groupe 3), et il y a un scénario d’atténuation dédié dans le rapport du groupe 3, « IMP-LD » (low demand, faible demande, Grubler et al., 2018). Avec l’IMP-SP (Soergel et al., 2021), ce sont probablement les scénarios qui se rapprochent le plus de ce à quoi pourraient ressembler des scénarios d’émissions décroissants, car ils limitent la demande énergétique et l’utilisation des ressources, tout en maximisant les co-bénéfices sociaux et environnementaux. La figure suivante permet de comparer les caractéristiques du système énergétique des différents scénarios illustratifs du groupe 3 (chap. 3, 3.8) :
De nombreuses études sont en cours de travail sur ces enjeux de décroissance, post-croissance et changement climatique. Il y a eu une session dédiée au Scenarios Forum 2022, une grande conférence rassemblant la plupart des chercheurs travaillant sur les questions abordées dans cet article (voir la session #37). Y étaient présentés des travaux sur le système alimentaire (Bodirsky et al., 2022), une tentative de modifier la fonction de production d’un IAM, une autre de la fonction d’utilité. Ce dernier travail vient d’être publié (Li et al., 2023, et un autre lié est en preprint, Kikstra et al.) : en limitant le niveau de consommation par personne à différents niveaux, le modèle permet d’analyser des trajectoires aussi bien croissantes que décroissantes pour le cas de l’Australie (ci-dessous, fig. 8). Ce n’est qu’un début avec de nombreuses limitations et simplifications, mais c’est un axe de recherche prometteur pour explorer d’autres voies.
Le Scenarios Forum 2022 a d’ailleurs identifié un manque pour un SSP « qui n’associe pas automatiquement un niveau élevé de développement humain et de durabilité environnementale à une forte croissance économique » (Meeting report, p. 72). Ce manque est illustré dans la figure ci-dessous provenant de la synthèse de la session sur la post-croissance, inspiré par le « SSP0 » de Otero et al. (2020) :
L’Integrated Assessment Modeling Consortium, qui regroupe de nombreuses équipes de modélisation, a prévu une session dédiée aux trajectoires de baisse de la demande et de décroissance lors de son prochain congrès annuel, prévu en novembre 2023. Affaire à suivre, notamment en ce qui concerne la représentation des questions d’équité, que ce soit pour des scénarios croissants ou décroissants.
12. Des futurs probables ou réalisables ?
Avant de conclure, nous allons revenir sur les notions de probabilité et de faisabilité concernant les scénarios et trajectoires climatiques. Nous le mentionnions précédemment, le GIEC n’évalue pas de probabilité – définie comme la probabilité qu’un événement se produise – pour les scénarios, qu’ils soient de type exploratoire (représentant la palette des futurs possibles, SSPx-y utilisés par les groupes 1 et 2) ou de type normatif (respectant certains niveaux de réchauffement, tels que les scénarios d’atténuation), à la fois car ce serait méthodologiquement très difficile, et parce que cela irait à l’encontre de l’exercice de prospective, dont le but est de représenter l’incertitude sociétale (voir la section 1.6.1.4, WG1).
Cependant, des travaux récents se sont penchés sur la probabilité des scénarios les plus élevés en émissions de gaz à effet de serre, le RCP8.5 et son successeur, le SSP5-8.5. Le groupe 3 du GIEC synthétise cela dans la box 3.3 du chapitre 3. En résumé, l’évolution de ces dernières années des politiques climatiques et le développement des technologies bas-carbone rendent ces scénarios moins probables. En revanche, il existe des incertitudes significatives sur la réaction du système climatique et du cycle du carbone, ce qui pourrait mener à atteindre les conséquences de ce type de scénario avec une trajectoire d’émissions inférieure. Le GIEC conclut que, bien que moins probables par rapport à l’AR5, ces scénarios ne peuvent être exclus, notamment dans le cadre de l’évaluation du risque.
Le groupe 3 du GIEC évalue la faisabilité des scénarios d’atténuation illustratifs, définie comme « la possibilité de mettre en œuvre une option d’atténuation ou d’adaptation » (WG3, glossaire). La définition indique que cette faisabilité est influencée par des facteurs qui « dépendent du contexte, sont dynamiques dans le temps et peuvent varier selon les groupes et les acteurs », et elle est évaluée pour différentes dimensions : géophysique, économique, technologique, socioculturelle et institutionnelle (voir le chapitre 3, section 3.8.2 pour le détail). Ce processus permet d’obtenir la figure ci-dessous provenant du Résumé technique (TS.32), qui montre comment se placent les différents scénarios d’atténuation illustratifs en fonction de ces dimensions, selon trois niveaux de faisabilité et trois échéances :
Pour celles et ceux qui souhaiteraient aller plus loin sur le sujet, il existe aussi une évaluation de la plausibilité des scénarios climatiques dans les deux éditions du Hamburg Climate Futures Outlook. Le rapport examine les blocages et les leviers possibles en vue de poursuivre les trajectoires respectant l’accord de Paris.
Pour compléter ce panorama des projections climatiques, il existe également des travaux examinant les trajectoires induites par les conditions existantes à un moment t, que l’on appelle aussi les scénarios tendanciels. Les scénarios illustratifs « Current Policies » et « Moderate Action » font partie de ce type de projections, qui représentent des trajectoires d’émissions correspondant aux politiques climatiques en place (pour le premier) ou aux engagements de court terme pris par les pays (pour le second) à une date donnée (2020 pour les scénarios du groupe 3 dans l’AR6). Les incertitudes sont élevées quant à ces projections, en fonction des postulats sur les effets des politiques climatiques et des modèles utilisés, les trajectoires d’émissions peuvent être assez différentes (Sognnaes et al., 2021).
L’AR6 présentait les trajectoires pré-COP26 pour des raisons de timing de publication. Entre temps, le renforcement des politiques climatiques en place (Inflation Reduction Act aux États-Unis par exemple) et des engagements a eu des effets sur ces trajectoires. Le briefing paper de Meinshausen et al. (2022) fait la synthèse des différents travaux qui tentent de projeter les émissions des scénarios tendanciels. Plus récemment, Zeke Hausfather a regroupé sur une même figure ce type de projections, en distinguant les incertitudes associées aux émissions (en couleur) et celles liées au système climatique (barres noires) :
On distingue les résultats de différents travaux de projection pour différents scénarios : politiques « actuelles » (en rouge), engagements à échéance 2030 (en orange), des exercices de projection à partir des tendances passées (en gris) et les engagements de long terme de type neutralité carbone (en bleu). Pour plus de détails sur ce sujet et l’évolution de ces projections, voir notre article sur la gouvernance climatique.
13. Que conclure de tout ça ?
Tout d’abord, il faut donc bien comprendre le but des exercices de prospective : évaluer les conséquences de différentes trajectoires, afin de prendre des décisions aussi bien pour la réduction des émissions, que pour l’adaptation aux impacts. Ainsi, les scénarios SSP sont une base de projections de différents mondes qui permettent ensuite d’analyser les conséquences de ces trajectoires sociétales. Ils sont par construction, et c’est là leur intérêt, des scénarios de référence, sans impacts économiques particuliers et sans impacts climatiques. La traduction de leurs narratifs en projections quantitatives fait l’objet de choix, par exemple via le modèle économique utilisé. Concernant la croissance économique, il faut retenir qu’il s’agit surtout d’une conséquence, c’est-à-dire de la résultante de postulats (démographiques, technologiques, de ressources, etc.) et de la façon dont ils interagissent pour représenter le fonctionnement de l’économie. D’autres représentations sont possibles, c’est ce qu’explique le chercheur E. Kemp-Benedict dans sa présentation lors du Scenarios Forum 2022 : le narratif du SSP1 est tout-à-fait compatible avec une interprétation « post-croissance », c’est sa traduction via le modèle économique puis l’IAM qui produit des scénarios de type croissance verte. Et il est également possible de développer d’autres narratifs, d’autres scénarios.
Il faut avoir conscience des incertitudes que l’on retrouve tout au long des projections : incertitudes sur l’évolution économique, incertitudes sur sa traduction en émissions, incertitudes sur la réaction du système climatique, incertitudes sur les impacts, etc. C’est notamment pour limiter l’augmentation des incertitudes au fil des projections que les impacts du changement climatique sont de plus en plus souvent présentés pour différents niveaux de réchauffement, plutôt que pour des scénarios donnés. Malgré ces incertitudes, l’exercice de prospective reste pertinent : les scénarios exploratoires couvrent un grand ensemble de futurs climatiques possibles, et les scénarios d’atténuation explorent de nombreuses manières d’atteindre les objectifs climatiques. Leurs conclusions générales, par exemple sur les trajectoires d’émissions nécessaires pour limiter le réchauffement dans certaines proportions, sont robustes. La communauté scientifique est d’ailleurs tout-à-fait consciente des biais et limitations des scénarios et projections (voir les rapports du Scenario Forums 2022 et du récent atelier du GIEC). Elle a cependant du mal à les communiquer (voir ce webinaire sur le sujet), aussi bien aux décideurs, qu’au public et même aux autres chercheurs, qui les utilisent parfois sans vraiment comprendre ce qu’il y a derrière.
Pour l’avenir, de nombreuses pistes sont ouvertes afin d’explorer d’autres trajectoires d’atténuation, en particulier du côté de la limitation de la demande, de la post-croissance et la décroissance, sur les enjeux d’équité et la répartition des efforts, etc. En parallèle, un nouvel ensemble de scénarios doit être élaboré pour les projections climatiques des prochaines années et du prochain rapport d’évaluation du GIEC. Le preprint de Meinshausen et al. présente une proposition intéressante, destinée à remplacer l’ensemble SSPx-y actuel : les « Representative Emissions Pathways », qui iraient au-delà de 2100. Cela reste à décider, mais il y aurait une trajectoire d’action « immédiate » avec léger dépassement de +1,5 °C, une trajectoire d’action tardive et de fort dépassement, une trajectoire d’action tardive et d’objectif « nettement en dessous de 2 °C » manqué, une trajectoire « politiques actuelles » sans action supplémentaire (avec un « ensemble physique perturbé » pour explorer les pires conséquences possibles) et, enfin, deux trajectoires dites « évitées », l’une avec des émissions plongeant en 2015, l’autre avec des émissions très élevées. L’ensemble est représenté ci-dessous, dans la figure 2 de l’article :
Il est à noter que nous avons laissé de côté dans cet article une catégorie de modèles à part entière qui font partie des IAMs, les modèles d’analyse coûts-bénéfices, car ils ne sont pas utilisés pour produire des projections climatiques telles que celles présentées dans les rapports du GIEC. Leur principe est d’intégrer les impacts économiques du changement climatique via une fonction de dommages, et, par comparaison aux coûts de l’atténuation, d’en tirer une trajectoire dite « optimale ». Ce type de projection – où la croissance économique peut être endogène – a longtemps fait débat en raison des incertitudes élevées, des postulats et des résultats obtenus (pour un historique, voir l’article d’Emmanuel Pont et Nicolas Taconet). Les travaux les plus récents donnent des résultats confortant les objectifs climatiques (Glanemann et al., 2020 ; Hänsel et al., 2021). Il est possible d’utiliser les scénarios SSP avec ce type de modèle, pour un exemple, voir Gazzotti et al., 2021.
Pour terminer, et au risque de se répéter, il faut rappeler que les scénarios et projections ne sont pas des boules de cristal, mais des outils d’aide à la décision. Personne ne sait de quoi l’avenir sera fait, car il n’est pas écrit et dépend des actions (ou inactions) actuelles et futures. Le problème des scénarios et projections, c’est qu’ils représentent des trajectoires qui semblent « fixées », déterminée par les postulats et paramètres du modèle qui tourne sur une période choisie. Or, dans le vrai monde, les choses peuvent changer en cours de route. Ainsi, la figure qui nous semble le mieux représenter l’avenir et ses nombreuses possibilités est celle ci-dessous, provenant du résumé du groupe 2 du GIEC (figure SPM.5). Car, à la différence des courbes « fixées » des scénarios, elle montre les possibilités de changer de direction à chaque étape, dans une direction, ou dans une autre…
Image d’illustration d’en-tête et vignette : Li et al. (2023), figure 4.