Après un premier article « Les centrales nucléaires vont-elles résister au changement climatique ? » , voici notre deuxième article sur la sûreté par Michaël Mangeon, chercheur associé EVS – Environnement Ville Société (UMR 56000).
Le changement climatique impacte l’intensité et la fréquence des aléas extrêmes soulevant des enjeux de sûreté pour les installations nucléaires. Dans le dernier rapport du GIEC et notamment le chapitre 12 correspondant aux impacts régionaux, les évolutions projetées en matière d’aléas naturels mettent en évidence, pour les zones géographiques de la France (Les régions Europe centrale et de l’Ouest et, pour son extrême sud, la région Méditerranée), plusieurs éléments clés.
Les projections en matière d’aléas naturels
- Une hausse globale des températures et des extrêmes chauds ;
- Une élévation du niveau de la mer dans toutes les régions européennes, à l’exception de la mer Baltique, à un rythme proche ou supérieur à la montée moyenne du niveau des mers global ;
- Une augmentation des précipitations en hiver en Europe du Nord. En été, une diminution des précipitations est projetée autour de la Méditerranée, s’étendant aux régions plus au nord. Une augmentation des précipitations extrêmes en Europe de l’Ouest ;
- Une hausse des débits des fleuves en Europe de l’Ouest et donc des inondations ;
- Une hausse de l’aridité et feux de forêts en méditerranée ;
- Une baisse des périodes de froid et de la couverture neigeuse ;
- Une baisse du vent extrême en Méditerranée ;
Ces aléas naturels sont pris en compte dans la démonstration de sûreté des installations nucléaires car ils peuvent engendrer la défaillance ou la mise hors d’usage d’équipements, comme on a pu le voir avec l’accident de la centrale de Fukushima Daiichi en 2011 consécutive à un séisme puis à un tsunami. Les spécialistes de la sûreté nucléaire utilisent le terme générique d’« agressions externes d’origine naturelle » ou « agressions naturelles » pour parler des aléas naturels et leurs conséquences.
Avec le changement climatique, la sûreté des installations nucléaires face à ces agressions naturelles, dont certaines deviendront plus intenses et/ou fréquentes pose question, que ce soit au monde politique, associatif, et plus généralement à l’ensemble de la société. Cette thématique commence d’ailleurs à être traitée par des experts indépendants des pouvoirs publics.
Capturer des événements extrêmes par les statistiques pour assurer la sûreté des installations nucléaires
En France, l’industriel (dans nos exemples, nous utilisons principalement EDF, l’exploitant des centrales nucléaires produisant de l’électricité) doit démontrer la sûreté de ses installations à l’autorité de sûreté nucléaire (ASN) et à son appui technique, l’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN). Le risque que représente un accident nucléaire pour la société et l’environnement nécessite de prendre en compte un niveau de risque supérieur à celui qui est défini pour d’autres secteurs industriels.
Une cible globale pour les agressions naturelles : 1 risque sur 10 000 par an
Le niveau de risque à retenir pour la protection des centrales nucléaires fait l’objet d’une décision de nature politique, qui peut se traduire par une période de retour et/ou une cible probabiliste. Par exemple, pour le risque d’inondation (maritime et fluviale), des scénarios ont été définis dans un guide de l’Autorité de Sûreté Nucléaire – ASN de 2013 pour protéger les centrales nucléaires contre des inondations ayant un risque sur 10 000 de se produire par an. Cette cible probabiliste est parfois associée en miroir à une période de retour de 10 000 ans, appelée alors décamillénale.
Ce risque sur 10 000 de se produire par an est aujourd’hui devenu une référence européenne pour toutes les « agressions naturelles » avec la publication d’un guide de l’association des régulateurs européens (WENRA). À titre de comparaison, pour l’aménagement du territoire et la sécurité civile, l’aléa d’occurrence centennale (un risque sur 100) est souvent retenu comme référence, notamment dans le cadre de l’élaboration des Plans de Prévention des Risques d’inondations (PPRi).
Quelques exemples de périodes de retour retenues dans différents secteurs. Source
En ce sens, la cible d’un risque sur 10 000 par an pour les centrales nucléaires est exceptionnelle et a pour objectif d’éviter les « cygnes noirs », événements de très faible probabilité mais aux conséquences potentiellement dramatiques.
Comment évaluer et calculer ces évènements que l’on n’a jamais observé et mesuré « dans la réalité » ?
Pour répondre à cette question, les spécialistes français de la sûreté nucléaire mobilisent des méthodes diverses, faisant une place importante aux méthodes statistiques et notamment à la théorie des valeurs extrêmes. L’idée est d’aboutir, à partir de données observées et mesurées, par une extrapolation statistique, à une ou des valeurs d’aléas extrêmes jamais observées, afin d’avoir une valeur numérique utilisable (un débit, une vitesse de vent, une température…) pour une évaluation quantitative. In fine, cette valeur pourra permettre de protéger la centrale, par exemple par une digue de hauteur appropriée pour le cas de l’inondation.
Exemples de limites de calcul statistique et de méthodes pour y remédier
La complexité avec ces niveaux d’aléa recherchés, c’est qu’ils n’ont souvent (et heureusement) jamais été observés en situation réelle et reposent donc sur le calcul. L’utilisation de ces méthodes statistiques pose problème car la confiance en une extrapolation statistique est dépendante du nombre d’observations disponibles, ce dernier étant souvent limité (quelques décennies de données enregistrées et donc mobilisables pour le calcul).
Avec des données limitées, les spécialistes de la sûreté nucléaire ne peuvent donc pas « extrapoler » directement vers des aléas d’une période de retour de 10 000 ans car les incertitudes sur le résultat seraient trop importantes. Ils font donc « au mieux » (jusqu’à 100, 200, voire 1000 ans pour les inondations) et mobilisent ensuite des majorations et/ou des combinaisons d’aléas pour arriver à des scénarios extrêmes, qu’ils imaginent couvrir la cible probabiliste annuelle d’un risque sur 10 000.
Le changement climatique et sûreté nucléaire : vers un changement de paradigme ?
Mobilisées dans les années 1970 lors de la conception/construction des centrales nucléaires et sans prise en compte du changement climatique, ces méthodes statistiques, qui se basent sur la connaissance des événements du passé, postulent l’idée d’une « stationnarité » du processus avec le temps. Pour faire simple, les spécialistes de la sûreté nucléaire ont alors imaginé que les conditions d’apparition des aléas extrêmes n’évolueraient pas dans le temps. Pour certains aléas extrêmes, le postulat de conditions constantes dans le temps ne tient plus en raison du changement climatique.
Depuis les années 2000, des évolutions pour prendre en compte le changement climatique…
Depuis plusieurs années, ces méthodes ont peu à peu évolué. C’est notamment le cas pour deux des aléas qui sont impactés par les effets du changement climatique.
Pour les inondations de type “Submersion marine”
Tout d’abord, pour les sites nucléaires des centrales en bord de mer aujourd’hui en exploitation, le scénario inondation mis à jour en 2013, puis suite aux évaluations complémentaires de sûreté (ECS) après l’accident de Fukushima, comprend la combinaison suivante :
- Une surcote (un soulèvement de la surface de la mer qui est généralement dû à l’effet d’une dépression météorologique) millénale (1 risque sur 1000/an) ;
- Une marée de coefficient 120 (coefficient maximum) ;
- La prise en compte du changement climatique pour le niveau moyen de la mer avec une majoration de 20 cm au titre du réchauffement climatique, retenue en fonction des projections du GIEC pour couvrir des évolutions dans les 10 à 20 ans à venir. Après l’accident de Fukushima, certaines structures, systèmes et composants formant « un noyau dur » sont protégés contre des niveaux marins majorés de 50 cm. Pour le réacteur EPR en construction à Flamanville, le « calage » ou le niveau de la plateforme sur lequel est construit le réacteur, doit prendre en compte l’évolution prévisible du niveau de la mer jusqu’en 2080.
Le noyau dur, un dispositif de sûreté ultime pour résister aux situations extrêmes. Source : © Hervé Bouilly/IRSN.
Ces différents éléments du scénario sont réévalués à chaque réexamen, tous les 10 ans.
Des canicules marquantes qui ont conduit à des modifications réglementaires…
La canicule de l’été 2003, puis celle de 2006 ont montré des vulnérabilités possibles des centrales nucléaires, avec de nombreuses dérogations accordées pour les rejets thermiques dans les cours d’eau mais également des dépassements de températures maximales imaginées à la conception des réacteurs pour certains systèmes et équipements.
Un bâtiment réacteur de la centrale nucléaire de Fessenheim est aspergé d’eau froide lors de la canicule le 04 août 2003. Source : AFP/Archives/Olivier MORIN.
Si les conséquences pour la sûreté nucléaire furent toutefois limitées, un nouveau référentiel dit « grands chauds » a été mis en place par EDF afin de réévaluer la sûreté des installations pour des températures de l’air extérieur et de la source froide plus élevées, susceptibles d’être atteintes à l’horizon 2042 en tenant compte du réchauffement climatique. En effet, sur le sujet des températures, l’influence du changement climatique est très importante.
…Sur l’évaluation du risque
Après 2003, une période de retour trentennale était recherchée en mobilisant un calcul statistique issu des données du passé mais sur lesquelles on observe déjà clairement une tendance à la hausse des températures liée au changement climatique. Cette tendance est alors prolongée de manière mathématique pour les décennies à venir. Aujourd’hui, à la demande de l’IRSN et de l’ASN, EDF doit prendre en compte une température exceptionnelle centennale, sur le même type de calcul, permettant de couvrir l’évolution climatique jusqu’au prochain réexamen de sûreté du site. Enfin, pour le site EPR en construction à Flamanville, EDF utilise une méthode différente et mobilise des sorties de modèles climatiques avec des projections à 2080-2100.
La cible d’un risque sur 10 000 par an semble difficile à justifier pour l’agression « grands chauds ». En ce sens, EDF a ajouté une majoration d’une valeur forfaitaire de 2°C à ces calculs pour tenter de tendre vers cette cible.
…et sur les protections des centrales nucléaires
Du point de vue de la sûreté, les vérifications d’une centrale nucléaire vis-à-vis des « grands chauds » couvrent 2 volets :
- Les températures élevées de l’air extérieur entraînent de fait une augmentation de la température dans les locaux des centrales nucléaires, ce qui peut perturber le fonctionnement des équipements, générer un vieillissement prématuré de ces derniers, voire les rendre indisponibles. A cet égard, EDF s’assure que la température de l’air dans les locaux est en adéquation avec les températures admissibles des équipements s’y trouvant. A titre d’illustrations, après la canicule de 2003 ou dans le cadre des réexamens périodiques de sûreté, comme l’explique l’IRSN, « Les performances des échangeurs thermiques refroidissant l’eau des systèmes de sûreté à l’aide de l’eau de la source froide ont été augmentées, des climatiseurs autonomes ont été installés, des batteries froides ont été ajoutées sur certains systèmes de ventilation… ».
- Les températures élevées de l’eau de la source froide peuvent affecter les capacités de refroidissement des systèmes des centrales nucléaires. En cas de température trop élevée de l’eau de la source froide, EDF peut mettre en œuvre des délestages (c’est-à-dire arrêter le refroidissement de certains systèmes non essentiels) pour maintenir le refroidissement des systèmes essentiels. Sur le nouveau projet de réacteur “EPR 2”, en plus de la source froide principale (mer ou rivière), EDF a rajouté un source froide diversifiée qui consiste en un bassin d’eau refroidi de manière autonome par aéroréfrigérant. De plus, en période de canicule (mais pas que) des colmatants (comme par exemple des algues ou des alevins) peuvent proliférer et venir boucher la source froide. Des tambours, dégrilleurs et autres dispositifs flottants sont installés pour protéger les centrales contre ces colmatants.
Enfin, des règles particulières de conduite graduées (phase de veille, de vigilance, de pré-alerte et d’alerte ») des réacteurs sont prévues par EDF en cas de « grands chauds » pour prévenir, détecter et maîtriser les conséquences de températures élevées de l’air et de l’eau sur le fonctionnement des installations.
Mais, malgré l’utilisation des méthodes statistiques et la mise en œuvre de parades matérielles et organisationnelles, peut-on être certain que les centrales ne seront jamais mises en difficultés par des aléas extrêmes ?
La survenue d’événements réels et les avancées scientifiques invitent à la modestie et à la prudence
L’utilisation des méthodes statistiques peut néanmoins poser question au regard de la réalité observée et notamment d’événements, en lien ou non avec le changement climatique, qui ont touché les centrales nucléaires.
Le choc de l’inondation de la centrale nucléaire du Blayais en 1999
Lors de la tempête Martin, fin décembre 1999, la centrale du Blayais est inondée par des vagues qui, poussées par la houle, passent au-dessus de la digue de la centrale, même si celle-ci était dimensionnée contre une surcote millénale et un coefficient de marée de 120. L’effet de la houle n’avait en effet pas été pris en compte sur ce site en estuaire. Cet événement montre qu’il est complexe de capter l’ensemble des effets d’une situation hydrométéorologique.
De plus, la gestion de crise fut complexe en raison des dégâts causés par la tempête. Enfin, cet évènement a mis en lumière certaines limites des méthodes statistiques habituellement utilisées, notamment la difficile prise en considération des événements extrêmes, nommés « horsains » (outliers en anglais), qui par leur rareté et leur intensité, peuvent rendre les extrapolations statistiques très incertaines.
Quelques exemples de horsains (cercles rouges) sur les stations de Dunkerque, Port Bloc, et Brest, IRSN 2012. Source IRSN, cité dans Mangeon et al, 2020.
Quelques suites de l’inondation du Blayais
Des méthodes complémentaires (prise en considération d’événements historiques, non enregistrés dans les bases de données ou de zones géographiques plus étendues) sont aujourd’hui développées pour étendre la base de données des événements extrêmes. L’inondation du Blayais fut classée comme incident de niveau 2 sur l’échelle INES, qui classe les événements nucléaires de 0 à 7 (Tchernobyl et Fukushima ont été classés niveau 7).
L’échelle INES de classement des événements nucléaires. Source :Silver Spoon Commons Wikimedia avec ajouts de données du rapport annuel de l’ASN pour 2020.
L’inondation du Blayais est un choc médiatique et politique important. Pour les spécialistes de la sûreté, cet événement va conduire à une longue refonte de la réglementation inondation.
“Très près de l’accident majeur”. Source : Journal « Sud-ouest » du 5 janvier 2000
La canicule de l’été 2019 : retour d’expérience de sûreté nucléaire
Plus récemment, lors de la canicule de l’été 2019, les températures exceptionnelles de l’agression canicule du référentiel « grands chauds » définies en 2003 ont été dépassées pour les sites de Paluel, Penly et Gravelines. Ces sites du nord de la France n’avaient en effet jamais enregistré de telles températures. Le calcul statistique n’avait donc pas conduit à anticiper cet événement.
Evidemment, en situation réelle, dépasser les valeurs définies par le calcul ne conduit heureusement pas toujours à un incident ou un accident nucléaire. Par exemple, un équipement important pour la sûreté ne s’arrête pas au moindre dépassement de sa température maximale admissible. Une série de lignes de défense que les spécialistes nomment défense en profondeur et des marges doivent permettre d’éviter le pire en cas d’aléas naturels extrêmes.
De plus, à la suite de l’accident de Fukushima, un « noyau dur », constitué d’équipements existants et de nouveaux équipements protégés face aux agressions extrêmes (séisme, inondation et tornade) a été mis en place afin de gérer des situations extrêmes. Mais, malgré ces protections, un accident reste toujours possible et différents événements ont montré que les calculs méritent d’être révisés régulièrement et que les méthodes doivent être ajustées. Pour la gestion de crise, l’impressionnante « Force Action Rapide Nucléaire » d’EDF se prépare pour faire face à des situations extrêmes.
D’autres aléas extrêmes qui ne font pas (encore ?) l’objet d’une prise en charge réglementaire en lien avec le changement climatique
De même, certains aléas extrêmes, comme les inondations fluviales, les pluies (ou les tempêtes, même s’il n’existe pas de consensus sur les effets du changement climatique sur les tempêtes en France), ne font pas encore l’objet d’un traitement spécifique, dans les calculs, en fonction du changement climatique. La mise en évidence récente, depuis quelques années, de l’évolution en intensité et/ou en fréquence de ces aléas est suivie par les spécialistes de l’IRSN et les industriels (EDF notamment) même si les travaux sur les aléas les plus extrêmes sont encore rares. A EDF, une veille climatique est également mise en place pour suivre ces évolutions.
Comme nous l’avons vu, l’évaluation des aléas naturels et la gestion de leurs conséquences se focalisent sur des évènements soudains et unitaires, impactant directement l’installation. Aujourd’hui, les industriels, l’IRSN et l’ASN considèrent que les centrales nucléaires disposent de marges contre ces aléas, notamment avec la mise en place du noyau dur après Fukushima.
Mais, les aléas extrêmes sont-ils les seuls risques associés au changement climatique pouvant toucher les centrales nucléaires ?
Réflexions sur la sûreté nucléaire dans un monde en crise
Au-delà des agressions naturelles, de nombreuses réflexions demeurent en chantier concernant l’impact du changement climatique pour la sûreté nucléaire. Quel sera l’impact du changement climatique sur la stabilité de nos systèmes politiques, économiques, sociaux, industriels ? Et, en ce sens, dans un monde en proie à des crises multiples, comment garantir la sûreté des installations nucléaires ?
Comment imaginer l’impact du changement climatique sur la sûreté nucléaire au-delà de la question des agressions naturelles ?
Pour réfléchir à ces questions, l’utilisation d’études qualitatives, de travaux de prospectives, voire de science-fiction (comme le fait l’armée avec le programme Red Team Défense) sur l’état du monde dans un futur plus ou moins proche constituent des perspectives de travail intéressantes. Néanmoins, ces questions apparaissent comme bien plus complexes à appréhender méthodologiquement pour les spécialistes de la sûreté nucléaire.
Ces aspects peuvent notamment toucher ce que les spécialistes nomment les « facteurs organisationnels et humains (FOH) », qu’on retrouve régulièrement comme l’une des causes principales d’incidents ou accidents nucléaires mais également mobiliser les sciences humaines et sociales, un domaine encore peu exploité sur les questions de sûreté nucléaire.
Quelques questions ouvertes sur la sûreté nucléaire dans un monde en crise
A ce stade, de nombreuses questions restent donc en suspens. Par exemple, si les spécialistes savent appréhender des événements « spontanés » et quantifiables, comment imaginer les conséquences sur la sûreté de crises systémiques, durables, incertaines ? Et, pour de tels scénarios, sur quels critères se mettre d’accord pour considérer que la sûreté est suffisamment démontrée ? Les cibles probabilistes mobilisées pour évaluer les aléas extrêmes ont-elles encore un sens pour ce type de scénario, qui peuvent impacter indirectement, et sur des temporalités parfois longues, l’ensemble du système sociotechnique nucléaire.
D’autres questions peuvent également se poser : comment assurer la maintenance des installations en période de crise économique durable, de pénuries d’équipements et de matériels, de troubles sociaux et/ou politiques importants voire de conflits armés ? Comment penser les arbitrages entre sûreté nucléaire et production d’électricité en période de tensions extrêmes sur le réseau électrique ? En somme, comment un système de gestion des risques nucléaires peut-il faire face à une crise systémique aux contours flous et dont l’intensité et les impacts demeurent incertains ?
Quelques pistes complémentaires pour défricher le sujet
Pour penser la sûreté nucléaire dans un monde en crise, nous menons par exemple des analyses historiques sur la sûreté nucléaire dans les pays du bloc de l’Est après l’effondrement de l’URSS, notamment sur le cas de la centrale bulgare de Kozloduy.
Salle de commande des réacteurs 1 et 2 de la centrale nucléaire de Kozloduy, 2009. Source : Yovko Lambrev Wikimedia Commons
De même, la crise Covid peut apporter un retour d’expérience sur la manière de gérer la sûreté (et l’exploitation) en période de crise. Si l’ASN estime que le niveau de sûreté et de radioprotection est resté satisfaisant et que les responsables d’activités nucléaires ont su s’adapter à la situation, elle considère également que le contexte reste incertain et évolutif.
Enfin, si cette crise du Covid semble avoir été bien gérée du point de vue de la sûreté, elle a néanmoins conduit à un décalage dans le temps de certaines maintenances et, in fine, à des indisponibilités de réacteurs à l’hiver 2021-2022. A ces décalages de maintenance se sont ajoutés des arrêts de réacteurs en raison de défauts, à ce stade heureusement sans impact significatif sur l’approvisionnement en électricité.
Actualité RTE du 04/02/2022. Source : site internet de RTE.
Conclusion
Les spécialistes du nucléaire travaillent au quotidien pour faire face aux agressions naturelles extrêmes en intégrant petit à petit les nouvelles connaissances liées au changement climatique.
Néanmoins, certaines crises à venir, aux contours incertains, semblent difficilement appréhendables par les méthodes de calcul traditionnellement utilisées par les spécialistes de la sûreté. Et en ce sens, il ne s’agit pas de remettre en cause le travail déjà réalisé depuis de nombreuses années mais de pousser à un élargissement du cadre de la réflexion, et ainsi de se doter pour l’avenir de capacités de projection, de créativité et même d’invention qui seront sans doute nécessaires à la préparation des crises futures.
Évidemment, ces réflexions doivent déborder le seul cadre de la sûreté nucléaire et questionnent globalement nos capacités de résilience, à l’heure où la France envisage de lancer des programmes industriels et énergétiques majeurs.