Capture d'écran d'une illustration du document « Gaza 2035 » conçu en 2014 par le bureau du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, et illustré grâce à l’intelligence artificielle, dessinant les contours d’une possible zone économique spéciale « Gaza-Arish-Sdérot »
Janvier 2025. La représentation stylisée d’une ville côtière du futur sature l’espace médiatique. Cette image présente une langue de terre surplombée par des gratte-ciel effilés, vigies de ce futur idéalisé. À l’arrière-plan, une ligne de train à grande vitesse suit le tracé de la côte qui ouvre sur un port dynamique. De la mer jaillissent les pylônes de métal de plateformes pétrolières offshore. L’ensemble évoque une oasis technologique au milieu du désert, un écrin de verre et d’acier surgi du sable, une allégorie de la prospérité économique. S’agit-il de Miami en 2035 ? D’une ville nouvelle inspirée par la cité futuriste NEOM en Arabie saoudite, ou par Dubaï et Singapour ? Cette image est en réalité une projection du futur de la bande de Gaza, tirée d’un plan imaginé en 2014 par le bureau du premier ministre israélien, Benjamin Netanyahou, et illustré grâce à l’intelligence artificielle. « Gaza 2035 » est un document de neuf pages dessinant les contours d’une possible zone économique spéciale « Gaza-Arish-Sdérot » ; une juridiction nouvelle, un espace de libre-échange s’étirant entre l’Égypte et Israël, depuis la ville de Sdérot au nord-est de Gaza jusqu’au port égyptien d’Al Arish, dans la péninsule du Sinaï.
Ce projet fait écho à celui porté par Jared Kushner, le gendre de Donald Trump. En 2020, il a publié« Peace to Prosperity » (de la paix à la prospérité), un business plan destiné à tracer les contours du futur politique et économique de l’enclave palestinienne. Le document comprend un volet immobilier ambitieux, qui envisage là encore d’élever des gratte-ciel en lieu et place des décombres des immeubles palestiniens bombardés. Il table aussi sur une intégration complète de l’économie palestinienne dans celle de ses voisins israéliens et égyptiens. Le tout sous le haut patronage des États-Unis, principal argentier de cette reconstruction sur le modèle de la zone économique spéciale.
Et aujourd’hui, l’idée prend une épaisseur nouvelle. Après deux ans d’une terrible guerre de représailles qui a conduit à la mort de plus de 60 000 civils palestiniens et à la destruction quasi-totale de la bande de Gaza, Donald Trump sidère le monde avec une déclaration sur l’avenir de l’enclave palestinienne. Fidèle à son ethos de promoteur immobilier, il suggère de « rebâtir Gaza » sur le modèle de l’enclave The World à Dubaï. Dans un territoire vidé de ses 2,3 millions d’occupant, il imagine un paysage de gratte-ciel et d’îles artificielles (des intentions confirmées par la révélation, fin juillet, par le Financial Times de l’existence d’un document de l’administration Trump baptisé « Gaza Reconstitution, Economic Acceleration and Transformation Trust », ou GREAT, détaillant comment elle prévoit de déplacer toute la population du territoire palestinien pour le transformer en un centre touristique et technologique sous tutelle des États-Unis,
). La destruction de l’enclave palestinienne et le génocide des palestiniens représentant à ce titre une opportunité économique, celle de faire de ce territoire martyr la prochaine Riviera du Moyen-Orient ».
Sa déclaration et sa mise en images, là en encore en reprenant une vidéo générée par IA, suscitent l’indignation partout dans le monde. À l’autre bout du pays, un homme en blouson de cuir noir se frotte les mains. Celui qui se présente comme le prophète des « Lumières Sombres » s’apprête à prendre la lumière. Il s’agit de Curtis Yarvin, le chantre de la Néoréaction américaine (NRx). Donald Trump ne vient-il de d’accorder du crédit à l’idée qu’il nourrit depuis plus d’une décennie ? Car lui a déjà proposé de créer « Gaza, Inc. », un prototype de ville privée « souveraine » où la citoyenneté s’achèterait contre une poignée de « tokens ». Cette entité à mi-chemin entre la nation et la start-up serait la première ville-entreprise à rejoindre les Nations Unies. Dans sa newsletter Gray Mirror, il imagine même son introduction au Nasdaq, la bourse technologique américaine, sous le titre financier $GAZA. La pensée de cet idéologue nihiliste, introduite au chapitre premier, est volontiers obscure et provocatrice. Ignorant volontairement les ferments traditionnels du nationalisme — une histoire, une culture commune, le sentiment d’appartenance à une communauté de destin — il préfère la dialectique binaire entre « le sang (les gènes) et le sol (l’immobilier privé) ». L’histoire, la politique et les rapports de pouvoir sont des variables secondaires dans la lecture que Yarvin propose des désordres du monde. Profondément utilitariste, il estime que le conflit entre la Palestine et Israël pourrait être résolu en articulant les besoins des uns et des autres, dans un savant Rubik’s Cube d’intérêts croisés.
Le plan est simple, il tient en deux étapes. D’abord, vider le territoire palestinien de ses habitants, pour leur permettre d’échapper à la violence et aux bombes. Et ce quitte à les « déplacer dans un Airbnb en Thaïlande » ou dans des « tentes au Mozambique », comme il le suggère, désinvolte. Ensuite, accorder aux personnes déplacées des titres de propriété représentant la valeur de leurs terres et de leurs habitations, sans pour autant qu’elles n’en conservent l’usufruit. Ces titres leur serviraient de compensation financière, en échange de l’abandon des terres et de l’exil. Yarvin écrit : « Que se passerait-il si les habitants de Gaza partaient, mais restaient propriétaires de leurs biens ? Ou détenteurs d’actions dans une société, dirigée par des Arabes élégants diplômés du MIT, qui développeraient la bande de Gaza pour en faire une nouvelle ville israélienne ? Le Los Angeles ou le Vegas du sud d’Israël ? » Transformer Gaza en ville-entreprise est pour lui un devenir plus enviable que celui qui est prédit à ce peuple martyr ; un futur à vivre des « sacs de grains de l’aide humanitaire internationale », encagé dans un territoire anéanti par Israël.
Curtis Yarvin en est convaincu, les États-nations sont des reliques du passé ; le droit du sol est un fétiche barbare ; la démocratie est un idéal « médiocre et inefficace ». Son regard est fixé sur Dubaï, Singapour et Hong-Kong, des cités façonnées par des entrepreneurs-bâtisseurs à la sensibilité ultralibérale. Des zones prospères et productives, au dynamisme économique éclatant. Mais aussi des enclaves autoritaires où le capitalisme s’accommode d’une absence criante : celle de la démocratie. Nous sommes en 2008. Déçu par le libertarianisme bon teint de certains de ses pairs, il lance un « fork », une mise à jour de ce logiciel de pensée qui enferme l’État dans un rôle de Léviathan spoliateur, condamne la centralisation comme irrémédiablement oppressive, postule que la recherche du consensus est inefficace et cherche à tout prix à éradiquer la bureaucratie.
Ce programme n’est pas assez radical pour Curtis Yarvin. Lui préconise le retour à la verticalité monarchique, celle du souverain devenu un CEO, un dirigeant d’entreprise. Curtis Yarvin nomme son courant de pensée le « Formalisme ». Et, plutôt que de s’attarder sur les écueils du passé, il propose une vision pour le futur. Cette société idéale est libérée de la gangue dans laquelle l’enserre ses fondements démocratiques. Pour la faire naître, Yarvin préconise de procéder de façon méthodique, en attaquant les fondements démocratiques comme un insecte rongerait la structure d’un meuble, jusqu’à ce que celui-ci s’affaisse dans un nuage de poussière. Sa stratégie politique est celle de la fragmentation. C’est pourquoi les « formalistes » devraient s’attacher à multiplier les initiatives de villes-entreprises souveraines, les sovcorps, afin d’archipéliser le monde et, partant de là, faire concurrence aux démocraties nationales. Car, dans cette vision « néocaméraliste », le meilleur des mondes est celui de la start-up : souple, agile, innovant. La nation du futur serait une société par actions simplifiée (SAS) régie par des conditions générales de vente, perfusée au capital-risque et administrée grâce à la blockchain. Ce plan pour le futur est synthétisé dans un texte-manifeste publié en novembre 2008, et intitulé Patchwork : A Political System for the 21st Century :
« L’idée de base du « Patchwork » est que, au fur et à mesure que les gouvernements hérités de l’histoire sont détruits, ils seraient remplacés par une toile d’araignée mondiale de dizaines, voire de centaines, de milliers de mini-pays souverains et indépendants, chacun serait gouverné par sa propre société anonyme, sans tenir compte de l’opinion des résidents. Si les habitants n’apprécient pas leur gouvernement, ils peuvent et doivent déménager (…) »
En formaliste, l’idéologue Yarvin rêve d’une privatisation intégrale des sociétés que précipiteraient le démantèlement, puis la mort de l’État. Pour lui, la notion de contrat social doit d’ailleurs être comprise dans son sens le plus littéral, les contrats privés entre individus pouvant se substituer aux constitutions. Il s’agit, selon les termes du politiste Arnaud Miranda, de « dissoudre le politique dans une ingénierie économique autoritaire ». Un horizon politique se dessine, celui de la sécession.