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Et si l’on faisait entrer les sciences humaines dans la danse climatique, elle qui a longtemps été cantonnée à la biologie, à la glaciologie et autres sciences naturelles ? C’est tout le propos du « GIEC du comportement » (GIECo, pour Groupe International d’Experts sur les Changements de Comportement) qui s’évertue, dans son premier rapport publié en juillet, à décortiquer le « facteur humain » des désastres écologiques que nous traversons. L’objectif : comprendre les ressorts psychologiques, sociaux et comportementaux de l’inaction climatique… pour mieux les renverser.
De quoi donner un nouveau souffle aux luttes écologiques ? Le sociologue et coordinateur scientifique du GIECo, Stéphane La Branche, en est convaincu : « Le facteur humain est absolument fondamental à la fois comme cause de ces crises mais aussi comme source de solutions. » Dans cette interview accordée à Usbek & Rica, le chercheur revient sur les principaux enseignements de ce rapport qui bouscule un certain nombre d’idées reçues. Vous ne verrez sans doute plus le climatoscepticisme de la même façon après l’avoir lue…
Usbek & Rica : Comment expliquer que les comportements changent peu (ou du moins pas suffisamment), alors même que la prise de conscience de l’urgence écologique s’est généralisée ?
Entre les rapports du GIEC et ceux sur la biodiversité de l’IPBES, il est clair que ce n’est pas la connaissance scientifique qui manque dans notre société. Sommes-nous tous, en tant qu’individus, informés ? C’est très variable. En tout cas, être informé ne signifie pas nécessairement que l’on devienne végétarien ou que l’on arrête de prendre l’avion. À l’inverse, on peut ne pas être informé sur les enjeux de biodiversité et malgré tout manger végétarien et local simplement parce qu’on pense que c’est meilleur en termes de santé et de goût, ou alors parce que l’on a un ami paysan.
C’est la grande conclusion de ce premier rapport : la donnée scientifique et la connaissance cognitive ne sont pas des facteurs très importants (ni en tant que frein, ni en tant que moteur). Et à part quelques climatosceptiques, le facteur idéologique anti-climat est finalement secondaire dans l’inaction climatique.
Le principal problème est que les gens sont tellement pris dans leur quotidien mental et comportemental qu’il leur est difficile de prendre le temps de s’impliquer. Passer à une alimentation végétarienne, par exemple, implique de passer du temps à chercher des recettes et des boutiques qui vendent les produits dont on a besoin.
Depuis dix ou quinze ans, les campagnes de sensibilisation fondées sur la donnée scientifique rationnelle et explicite font fausse route. Notre inconscient et nos émotions jouent un rôle beaucoup plus important que la donnée scientifique dans nos choix et nos préférences. Cela ne veut pas dire qu’il faut arrêter d’expliquer pourquoi il est important de faire des efforts, car il faut autant de bonnes raisons d’en faire que possible.
Autre élément qui ressort du rapport : la construction de la confiance entre celui qui envoie le message et celui qui le reçoit est très importante. En d’autres termes, n’est pas une question de contenu ou de message en soi, mais avant tout une question de confiance. La plupart des gens ne remettent pas en question la légitimité scientifique du GIEC pour parler climat. Ce qui est beaucoup plus questionné, c’est le fait de se faire dire par un scientifique qui fait des modèles comment je dois cuisiner ou me déplacer au quotidien avec mes trois enfants.
Ensuite, si vous dites : « attention, on va tous crever à cause du changement climatique », et que vous ne fournissez pas à côté des solutions réalisables par les personnes qui vous entendent, vous créez de l’éco-anxiété. Or l’une des premières réactions de l’éco-anxiété, c’est le déni. En général, comme le montre Hélène Jalin, docteure en psychologie, dans le chapitre de notre rapport consacré aux émotions, le climatoscepticisme indique la présence d’une éco-anxiété qui n’a pas été conscientisée.
Prenons le cas de la mobilité : si l’on décide de réduire la place de la voiture dans une ville, cela engage généralement beaucoup de mécontentements et d’opposition. Mais si l’on transforme les places de parking en terrasses de bars et de restaurants, c’est beaucoup mieux accepté. En plus, cela améliore l’urbanisme, et on peut éventuellement ajouter des arbres. ll peut y avoir d’importants co-bénéfices au niveau local. Si les gens les perçoivent dans leur corps et dans leur quotidien, cela marche beaucoup mieux que n’importe quel discours.
Affiner notre compréhension du comportement humain pour mieux l’orienter sur le plan écologique est sans doute louable sur le papier, mais n’y a-t-il pas un risque de manipulation ?
C’est une question qui revient souvent. J’ai deux réponses à cette objection. Premièrement, notre système capitaliste consumériste nous manipule de toute façon, à toujours plus consommer, maintenant et rapidement. Alors pourquoi ne pas offrir une alternative ?
Deuxièmement, en vulgarisant les outils de compréhension du comportement humain, on donne des outils à tous ceux qui sont impliqués dans le militantisme et les politiques publiques qui tentent de faire émerger des alternatives. Les gens vont alors décider par eux-mêmes des alternatives qu’ils veulent. Mais tant qu’il n’y en a pas, ils sont incités à penser que la solution est celle qui existe déjà, et qui constitue pourtant le problème : le duo capitalisme-consumérisme. Un des chapitres du rapport s’attaque justement à cette figure de l’homo économicus.
Les possibilités de changement des comportements individuels et collectifs sont néanmoins limitées par les contraintes du système capitaliste dans lequel nous vivons… N'est-il pas limité de se concentrer sur les actions individuelles ?
Il est vrai que les sciences du comportement se sont beaucoup focalisées sur l’échelle individuelle, ce qui est normal quand on commence à faire de la recherche dans un nouveau domaine. Pendant plusieurs années, les préconisations ont donc aussi visé l’échelle individuelle. Ce n’était pas forcément une erreur, juste une étape nécessaire sur le plan méthodologique. Sauf qu’on a peut-être eu trop tendance à rester à cette échelle. Les chapitres le montrent bien : Il faut monter d’un cran ou deux maintenant, on a les connaissances nécessaires pour faire le pont !
On commence à voir émerger aujourd’hui des recherches à plus grande échelle, notamment chez les économistes qui font de la politique économique. Certains courants pensent en effet qu’une modification du capitalisme ne sera pas suffisante et qu’il faudra en sortir. Ce capitalisme productiviste est néanmoins nourri par notre consommation. Il n’est pas évident d’en sortir car le capitalisme est tout de même une sacrée bonne campagne de pub pour lui-même, dans la mesure où il nourrit notre besoin cérébral de récompense immédiate. Le capitalisme, c’est le tout de suite et maintenant – et c’est addictif. Notre psyché est pourtant capable d’autres choses : empathie, long-termisme, émerveillement pour la nature !
Il y a donc tous ces éléments collectifs et structurels qu’il va falloir approfondir, car quoi qu’on fasse individuellement, ça ne sera pas assez. Mais si on ne fait rien individuellement, ça ne sera pas suffisant non plus.
Tout le monde n’a pas la même marge de manœuvre (notamment financière) pour adapter ses comportements. Ne faudrait-il pas se concentrer en premier lieu sur les plus riches, qui sont aussi les premiers pollueurs ?
C’est vrai que peu d’études sont sorties sur les très riches (millionnaires et plus). Ce n’est pas facile : pour leur parler, on ne peut pas tout simplement leur passer un coup de fil. Ceci dit, d’un point de vue sociologique et des sciences comportementales, ce qui m’interpelle, ce n’est pas tant les émissions de gaz à effet de serre qu’ils émettent que l’indignation parfois très forte de certains militants vis-à-vis des classes très aisées, voire moyennes supérieures. Au-delà de la question écologique, il y a aussi le symbole de richesse et de statut social qui choque et qui renvoient à un sens d’injustice sans lequel il n’y aura pas de transition. Dénouer ces deux aspects n’est pas toujours évident.
Par ailleurs, s’il est vrai que les effets du changement climatique sont plus graves pour les personnes les plus précaires, on explore moins les inégalités en termes de capacité à agir, ainsi qu’au niveau de la perception que l’on a de ses propres capacités. Ce n’est pas qu’une question de capacité objective, c’est aussi le fait de croire que l’on peut avoir un effet et participer au changement.
Dans un monde idéal, on aurait une influence comparable à celle de l’IPBES pour la biodiversité et du GIEC pour le climat. Cela dit, l’IPBES et le GIEC n’influencent pas tant que ça les grands décideurs, et je ne crois pas non plus qu’on va le faire, pour être réaliste. Je pense qu’on aura un effet plutôt sur les décideurs locaux, les chefs d’entreprises et les associations, plus que sur des décideurs nationaux – mais il faut espérer.
Le facteur humain est pris en compte par les pouvoirs publics territoriaux depuis de nombreuses années, suivi puis par l’Ademe mais récemment seulement en interne dans les ministères concernés. Ainsi, au ministère de la Transition en France, ils ont embauché quelqu’un pour porter ce sujet de l’humain dans la transition écologique, Élise Potier (elle porte le titre de cheffe de projets sciences comportementales, ndlr). Ça avance mais il va falloir que ça aille bien plus vite. Comme on le dit au GIECo : il n’y aura pas de transition écologique sans prise en compte de l’humain !