L’intelligence artificielle pourrait rendre de nombreux métiers obsolètes ; celui de patron n’est pas exclu. Le leadership est important, mais l’efficacité et les coûts le sont aussi.
L’intelligence artificielle (IA) bouleverse le monde des cols blancs, menaçant des millions d’emplois. Parmi eux, un groupe de travailleurs – déjà perpétuellement stressé – devrait s’inquiéter : les patrons.
Publié à 0h50 Mis à jour à 11h00
The New York Times
Les PDG analysent les nouveaux marchés et discernent les tendances, deux tâches que l’IA pourrait mieux faire. Ils passent des heures à communiquer avec leurs collègues, une activité en voie d’être automatisée par des générateurs de voix et d’images. Ils doivent parfois prendre des décisions difficiles : qui, mieux qu’une machine, est capable d’agir sans émotion ?
Enfin, ces gens sont très bien payés. Les remplacer par une machine permettrait des économies.
Le PDG est menacé par l’IA, tout comme le rédacteur en entreprise et l’agent du service à la clientèle. Les usines sans éclairage ni personnel pourraient bientôt avoir un équivalent au sommet de l’entreprise : le bureau du PDG sans éclairage ni PDG.
Les usines sans personnel pourraient bientôt avoir un équivalent au sommet de l’entreprise : le bureau du PDG sans PDG. Ci-dessus, une usine de General Motors assemblant des Cadillac en Chine.
Ce n’est déjà plus du futurisme : quelques entreprises prospères explorent l’idée d’un dirigeant IA (même si, pour l’instant, il y a une part de branding dans ces démarches).
Depuis qu’OpenAI a lancé ChatGPT en novembre 2022, l’IA est présentée comme la panacée aux problèmes en entreprise. La Silicon Valley a investi 29 milliards en 2023 dans l’IA générative et la promeut avec force. Même sous sa forme rudimentaire actuelle, l’IA s’implante dans les entreprises en difficulté n’ayant pas grand-chose à perdre et qui ont des directions faibles.
« Dans une entreprise en difficulté, on remplacerait d’abord les gestionnaires, mais en gardant quelques humains pour superviser le raisonnement des machines », dit Saul J. Berman, ancien consultant principal chez IBM. « L’impact de l’IA dans les entreprises sera aussi important – peut-être même plus – aux niveaux stratégiques supérieurs de la gestion qu’aux niveaux inférieurs. »
La moitié des patrons pensent qu’ils sont superflus
Même les PDG semblent enthousiastes. Ou c’est peut-être du fatalisme.
EdX, la plateforme d’apprentissage en ligne de l’Université Harvard et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), a interrogé des centaines de PDG et d’autres cadres à ce sujet, l’été dernier. (EdX appartient désormais à la société 2U Inc. et a offert aux participants « une petite incitation financière ».)
Le résultat est saisissant : selon 47 % des cadres interrogés, « la majorité » ou « la totalité » du rôle de PDG devrait être complètement automatisé ou remplacé par l’IA. À l’ère numérique, même les patrons pensent que les patrons sont superflus.
Anant Agarwal, fondateur d’EdX et ancien directeur du Computer Science and AI Lab du MIT, a été étonné par ce sondage : « De prime abord, j’aurais pensé qu’ils diraient : “Remplacez tous les employés, mais pas moi» ”. Mais après y avoir réfléchi davantage, je dirais que 80 % du travail d’un PDG peut être fait par l’IA », dont les tâches de rédaction et d’analyse et même la motivation des employés.
De manière plus subtile, l’IA – si elle tient ses promesses – démocratisera le travail de patron tout en en réduisant l’ampleur.
« Tout le monde peut être PDG »
« Autrefois, il y avait les forts en chiffres, qui avaient un avantage sur tous les autres durant toute leur carrière, explique M. Agarwal. Puis la calculatrice est apparue et a égalisé les chances. Je pense que l’IA fera la même chose pour la connaissance. Tout le monde pourrait être PDG. »
Bien avant l’IA, Jack Ma, alors PDG de la société chinoise de commerce électronique Alibaba, avait prédit qu’un jour, « un robot sera PDG de l’année en couverture du magazine Time ». Les robots, arguait-il, sont plus rapides et plus rationnels que l’humain, et sont imperméables aux émotions comme la colère.
En 2022, la société chinoise de jeux en ligne NetDragon Websoft, qui compte 5000 employés, a nommé une co-PDG IA surnommée Tang Yu. « L’IA est l’avenir de la gestion d’entreprise », a déclaré le fondateur de la société, Dejian Liu, ajoutant que cette décision s’inscrivait dans la mutation de NetDragon en une « communauté de travail dans le métavers ».
PHOTO TIRÉE DU SITE DE NETDRAGON
Tang Yu, à qui M. Dejian a donné une identité féminine, n’apparaît pas dans la hiérarchie sur le site de NetDragon, mais la société a annoncé en avril qu’elle avait remporté « le titre convoité de “meilleur employé virtuel de l’année” » lors du Forum de l’industrie humaine-numérique de Chine. Un cadre de NetDragon a reçu le prix en son nom. L’équipe IA de NetDragon est chargée, entre autres, de l’évaluation des performances et du mentorat, indique la société.
À l’autre bout du monde, le distillateur polonais Dictador a annoncé en novembre la nomination d’une PDG humanoïde dotée d’IA, Mika, qui a proclamé sur LinkedIn être « dénuée de tout parti pris personnel, garantissant des choix stratégiques impartiaux dans l’intérêt de l’entreprise ».
Les patrons eux-même ont sans doute une opinion sur cette tendance – ne serait-ce que pour en nier l’existence réelle –, mais un courriel envoyé à la National Association of Chief Executive Officers n’a pas suscité de réponse. D’ailleurs, son site web ne répertorie aucun membre, humain ou autre, juste des entreprises.
Selon les experts en IA, cette transition est embryonnaire, mais il s’agit d’une progression naturelle.
« Nous avons toujours sous-traité l’effort. Aujourd’hui, on sous-traite l’intelligence », observe Vinay Menon, responsable de l’IA chez le consultant Korn Ferry.
Mais même si on a besoin de moins de dirigeants, on aura quand même besoin de leadership.
Vinay Menon, responsable de l’IA chez le consultant Korn Ferry
Les humains apportent une responsabilité dont aucune machine n’est capable. « Certains pourraient utiliser l’IA pour essayer de se soustraire à la responsabilité civile », note Sean Earley, PDG du cabinet-conseil Teneo. « À quel moment devient-elle responsable d’une erreur ? »
Le cas Air Canada
Un juge des petites créances a dû trancher une telle cause lors d’un procès intenté contre Air Canada par un client qui reprochait au transporteur de lui avoir refusé un rabais promis en ligne par son robot conversationnel. Air Canada a plaidé dans sa défense qu’elle ne pouvait être tenue responsable des informations fournies par l’un de ses agents, préposés ou représentants – y compris son robot d’IA.
Le juge a donné raison au passager en février. En tout cas, le fait qu’une entreprise plaide en cour que sa propre IA n’est pas digne de confiance augure mal pour la gestion IA. Air Canada n’a pas souhaité faire de commentaires.
Un juge des petites créances a donné raison à un client d’Air Canada qui reprochait au transporteur de lui avoir refusé un rabais promis en ligne par son robot conversationnel.
Depuis un an, le débat sur l’IA au bureau a surtout porté sur les risques encourus par les employés s’ils n’intègrent pas les nouvelles technologies à leur travail – sans, bien entendu, que leurs tâches soient avalées par l’IA. Historiquement, l’automatisation met les travailleurs en danger et profite aux investisseurs et aux dirigeants.
Aujourd’hui, c’est l’inverse. Des chercheurs estiment que l’automatisation au niveau des cadres pourrait même favoriser les subalternes.
« Un employé bien en selle dans sa carrière et qui est motivé n’a peut-être plus besoin d’un patron humain », souligne Phœbe V. Moore, professeure de gestion à l’Essex Business School. « Dans ce cas de figure, un logiciel d’autogestion peut même renforcer l’autonomie de ce travailleur. »
La pandémie a préparé le terrain. De nombreux employés de bureau ont télétravaillé en 2020, et beaucoup le font encore, au moins partiellement. Collègues et cadres communiquent par des machines. Il n’y a qu’un pas à franchir pour communiquer avec une machine uniquement.
« Il y a des gens qui préfèrent avoir un patron humain. Mais après la COVID-19, il y en a plein aussi qui s’en passeraient bien. »
Cet article a été publié dans le New York Times.
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