JEAN CHUNG POUR « LE MONDE »
DécryptagesLe gaz naturel liquéfié transporté par bateaux permet à l’Europe de s’affranchir du gaz russe et pourrait l’aider à passer la saison froide. Devenue stratégique, la ressource est l’objet de toutes les convoitises.
Depuis les débuts du conflit en Ukraine, le 24 février, ils se font plus visibles aux abords des côtes européennes. En chemin vers l’Asie, ces méthaniers, navires-usines, aux larges cuves réfrigérées, servant à transporter le gaz sur de longues distances, sont désormais souvent « reroutés » de l’Asie vers un Vieux Continent assoiffé de gaz, après que Moscou a cessé ses livraisons. Depuis les prémices de la guerre, l’Union européenne (UE) a accru de 60 % environ ses importations de gaz naturel liquéfié (GNL), en provenance notamment des Etats-Unis.
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Ce grand chambardement des flux de gaz illustre un fait : une bataille mondiale pour le GNL a commencé. « Après le drame [nucléaire] de Fukushima [en 2011], déjà, le GNL avait permis d’amortir le choc », raconte Thierry Bros, professeur à Sciences Po, expert en énergie. « L’Europe avait alors envoyé ce gaz liquéfié vers le Japon et utilisé du gaz russe à la place », rappelle-t-il. Aujourd’hui, revirement de l’histoire : « Si l’Europe a pu reconstituer ses stocks de gaz aussi vite, c’est grâce au GNL qu’elle a détourné de l’Asie, et ce, en le payant au prix fort, quitte à provoquer des “black-out” dans d’autres pays, comme l’Inde et le Pakistan. »
Depuis l’exploitation des schistes bitumineux, le pays est le premier producteur d’hydrocarbures, devant l’Arabie saoudite et la Russie. En 2016, la première usine de liquéfaction de gaz ouvre la voie aux exportations, et les terminaux se sont, depuis, multipliés dans le golfe du Mexique.
La Chine est la principale importatrice mondiale de GNL. Au cours du premier semestre 2022, Pékin a revendu aux Etats européens 4 millions de tonnes de GNL américain ou africain. Plusieurs méthaniers ont fait demi-tour vers l’UE. Mais, à l’approche de l’hiver, Pékin pourrait conserver ses commandes et faire monter la concurrence sur le marché du gaz.
L’occasion pour l’Europe* de se tirer du piège russe
Les importations de GNL ont augmenté de 60 % au premier semestre 2022, dépassant celles du gaz russe. Mais l’Europe de l’Est, très dépendante de la Russie, n’a pas ou peu d’accès à la mer. L’Allemagne a une façade maritime, mais aucune usine de regazéification. L’Espagne a six terminaux, mais pas assez de gazoducs pour acheminer le gaz vers le reste de l’Union européenne (UE).
- Union européenne plus Royaume-Uni
Premier exportateur africain de gaz, l’Algérie livre l’Europe par gazoduc. Mais depuis la crise diplomatique avec Rabat, fin 2021, Alger a coupé le pipeline qui transite par le Maroc. Le développement du gaz liquéfié permettrait à l’Algérie, quatrième fournisseur de l’UE en GNL, de ne plus dépendre de son voisin.
Deuxième exportateur mondial de GNL après l’Australie, l’émirat livre avant tout les pays asiatiques, dans le cadre de contrats de longue durée dans lesquels les acteurs européens ont longtemps refusé de s’engager.
Principale source de gaz pour l’Europe, la Russie limite ses livraisons depuis les sanctions occidentales liées à l’invasion de l’Ukraine. Ce chantage énergétique pousse les Européens à chercher d’autres partenaires et à se tourner vers le GNL.
Le potentiel gazier de l’Afrique intéresse les Européens, qui se heurtent à l’insécurité (piraterie dans le delta du Niger, attaques djihadistes au Mozambique et au Sahel) et à la concurrence : les livraisons de gaz des nouveaux gisements offshore du Sénégal (2,5 millions de tonnes de GNL par an fin 2023) sont largement préemptées par des clients asiatiques. L'Asie représente aujourd'hui 73 % de la demande mondiale de GNL.
Sources : « BP Statistical Review of World Energy 2022 » ; International Gas Union (IGU), « World LNG Report », 2022 ; Connaissance des énergies
Infographie Le Monde : Victoria Denys, Francesca Fattori, Benjamin Martinez, Delphine Papin et Floriane Picard
Ce scénario est-il tenable sur le plus long terme ? A l’approche de l’hiver, les pays asiatiques, eux aussi, vont avoir besoin de reconstituer leurs stocks, ce qui ne devrait pas manquer d’exacerber la compétition internationale. La Corée du Sud, où la législation oblige au remplissage des stocks à 90 % d’ici à la fin octobre, va devoir importer davantage. De son côté, le Japon, très prévoyant, les a déjà remplis au-dessus de la moyenne des cinq dernières années. Mais qu’en sera-t-il de la Chine ?
Plus de CO2
« C’est la grande inconnue, souligne Vincent Demoury, délégué général du Groupe international des importateurs de GNL, tout dépendra de la météo, de si l’hiver est doux ou pas, et de l’impact de la pandémie de Covid-19 sur l’activité industrielle. » Mais aussi de la relance de ses centrales à charbon. « Il n’est pas exclu, si les prix l’avantagent, que Pékin décide de continuer à faire tourner ses centrales à charbon tout en se fournissant en gaz depuis l’Asie centrale et la Russie, comme elle l’a fait ces derniers mois », poursuit ce spécialiste.
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Car, si les Etats-Unis exportent davantage leur gaz, issu majoritairement du schiste, la vraie gagnante dans cette crise reste sans conteste la Chine, qui revend à l’Europe une part de ses cargaisons de GNL, achetées sur des contrats de long terme, à des prix stratosphériques. Confortable, cette source d’approvisionnement qui permet de s’affranchir de la contrainte russe – et des tuyaux – donne déjà des ailes aux Européens. En témoignent les projets d’infrastructures dont l’UE est en train de se doter. Et ce, en dépit du risque de s’enferrer dans une stratégie coûteuse sur le plan climatique.
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