Depuis quelques mois, les actions des activistes climat divisent et selon certaines personnes, ce type d’activisme pourrait même être contre-productif.
En effet, jeter de la soupe sur une vitre protégeant un tableau de Van Gogh ou s’assoir sur la route pour bloquer le Tour de France n’est pas du goût de tout le monde. Des dizaines de milliers de personnes ont donc expliqué sur les réseaux et sur les plateaux TV que c’était contre-productif. Ce qui est absolument formidable, c’est que les chercheurs et chercheuses sur l’activisme qui étudient ces actions depuis des décennies n’arrivent eux pas à savoir si c’est efficace ou contre-productif.
Mesurez-vous la chance que nous avons d’avoir tant de personnes omniscientes et qui ont la capacité de voir le futur ? Pour les autres, celles et ceux qui ne savent pas lire dans une boule de cristal, cet article revient sur ce que nous savons sur la radicalisation de certaines actions, et comment nous devrions les interpréter.
Quelles sont les formes d’activisme qui font l’actualité ?
Les formes d’activisme ont évolué ces derniers mois. Si nous avions l’habitude des marches pour le climat ou des AG perturbées par des activistes, il semble que de nouvelles méthodes aient pris le pas, du moins médiatiquement. Vous avez probablement entendu parler d’un évènement sportif interrompu par Dernière Rénovation, des personnes qui dégonflent les pneus des SUV ou encore des deux activistes qui ont jeté de la soupe sur une vitre protégeant un tableau de Van Gogh.
Que les formes d’activisme évoluent n’a rien d’étonnant. Dana Fisher, autrice du groupe 3 du GIEC et chercheuse sur l’activisme, précise “que nous assistons à la poursuite de l’inquiétude des jeunes face à la crise climatique… parce que la politique institutionnelle ne fonctionne pas. On peut dire exactement la même chose des premières vagues du mouvement pour les droits civiques, où l’on obtient quelques concessions mais où l’on n’a pas encore obtenu de changements systémiques“.
Un jeune activiste de Just Stop Oil qui arrose la porte d’entrée d’un bâtiment et demande au gouvernement de suspendre tous les nouveaux permis et licences d’exploitation de pétrole et de gaz.
Un traitement médiatique à géométrie variable
Ce sont très majoritairement des évènements très médiatiques ou des lieux symboliques qui sont choisis, à l’instar de la Banque d’Angleterre repeinte en orange. Ce n’est pas un hasard : avec peu de moyens et peu de préparation requise, cela permet de toucher une très forte audience. Les marches climat avec des dizaines de milliers de personnes ne font quasiment aucune audience. En revanche, bloquer une route ou occuper un bâtiment s’avère beaucoup plus efficace si l’on souhaite avoir l’intérêt des médias.
Ce fut le cas avec la vidéo de la soupe jetée “sur” un Van Gogh, avec des millions de vues dès la publication et une couverture internationale immédiate. La couverture n’est en revanche pas du tout la même lorsque des scientifiques manifestent, s’allongent sur des routes ou se collent les mains à des voitures pour alerter sur le changement climatique. En effet, nous sommes très loin d’avoir des milliers de réactions lorsque ces scientifiques participent à ce type d’actions non-violentes.
Cette fois-ci, pas d’expert(e) médiatique pour expliquer que ces actions sont contre-productives.
Crédit : Scientist Rebellion
Quel est le but de cet activisme plus radical ?
Les raisons pour lesquelles activistes et scientifiques s’engagent sont multiples et variées. Cela peut aller de la sensibilisation, à générer de l’attention sur un sujet particulier, pousser à l’action des personnes indécises ou encore ouvrir la voie à d’autres types d’actions plus ou moins radicales.
Contrairement à ce qui peut être déclaré dans certains médias, ce ne sont pas des actions irréfléchies. Si ces actions sont menées, c’est parce que ces activistes et scientifiques savent qu’un rapport de plus expliquant le réchauffement climatique ou l’effondrement de la biodiversité ne changera rien. Les décideurs ne veulent tout simplement pas entendre.
Réduire ces personnes à “ils veulent faire des likes sur Tiktok” n’a aucun sens. Je ne suis pas sûr que cela amuse beaucoup Julia Steinberger, autrice du dernier rapport du GIEC, de s’allonger sur la route, de finir en garde à vue, de risquer un procès, et de subir des insultes et menaces quotidiennes.
Même chose pour ces jeunes activistes. Pensez-vous qu’ils prennent du plaisir à se faire insulter quotidiennement ? Probablement que non. Mais c’est un prix à payer pour faire exister la lutte climatique dans les médias et qu’on continue à en parler.
Crédit : James Ozden
Même si les actions radicales remportent moins l’adhésion du grand public, la couverture médiatique est tellement plus importante que l’impact finit par être quoi qu’il arrive plus important. Mais quel impact, et dans quel but?
Le flanc radical (radical flank effect)
C’est probablement ce qui peut paraître le plus contre-intuitif au premier abord, mais les récentes actions les plus radicales des activistes n’ont pas pour but de changer l’opinion publique. Le but recherché est celui de tout flanc radical depuis des décennies : accroître le soutien aux actions perçues comme plus modérées. Cette stratégie a été testée et approuvée par plusieurs mouvements sociaux (pas uniquement climat) et est très bien documentée dans le livre instructif d’Andreas Malm, Comment saboter un pipeline.
Contrairement au flanc radical, les actions plus modérées peuvent cette fois-ci influencer positivement l’opinion publique, bénéficier d’un soutien financier plus important ou tout simplement pousser des personnes qui hésitaient à s’engager, à franchir le pas. Si vous lisez les commentaires sous les dernières actions, vous trouverez systématiquement plusieurs commentaires du type “n’importe quoi de jeter de la soupe sur l’art, allez plutôt manifester devant Total, là okay ! Mais pas dans un musée merde !“. Si certains ont commenté sous le coup de l’émotion, il est fort probable que ces actions trouvent désormais plus de sympathie si elles visent les criminels climatiques.
Crédit : Dernière Rénovation
Selon Dana Fisher, le flanc radical joue un rôle important dans l’efficacité du mouvement climat. En effet, “ce type d’actions ne vise pas à changer les cœurs et les esprits, mais à mobiliser des personnes qui sont déjà acquises à la cause“. Plusieurs études comme Simpson et al. (2022), Shuman et al. (2022) ou encore Budgen (2020) estiment que le type d’actions (telles que pratiquées par Dernière Rénovation ou Just Stop Oil) ont plus d’impact que les marches pour le climat. C’est ce que rappelle Rob Willer dans le dilemme de l’activiste : une manifestation classique, ne dérangeant personne, ne vous donnera jamais une couverture médiatique internationale et n’aura que très peu de chance de dépasser la bulle écolo.
Activisme, fenêtre d’Overton et Benny Hill
Si ce flanc radical remporte un certain succès, son but sous-jacent est également le déplacement de la fenêtre d’Overton. La fenêtre d’Overton est une allégorie qui situe l’ensemble des idées, opinions ou pratiques considérées comme plus ou moins acceptables dans l’opinion publique d’une société.
Si certaines actions paraissent extrêmes ou trop radicales les premières fois, non seulement l’habitude peut les rendre moins “violentes” aux yeux du grand public, mais rendre moins violentes les actions qui auparavant ne remportaient pas forcément l’adhésion d’une majorité de la population.
En revanche, l’effet du flanc radical ne fonctionne que lorsque le public peut faire la distinction entre le flanc radical et le flanc modéré. Cela ne devrait pas être trop compliqué à faire ces derniers temps, si vous prêtez attention aux différentes actions. Dernière en date, ces activistes qui ont souhaité empêcher des jets privés de décoller a par exemple remporté un très large succès et fait rire sur les réseaux sociaux…
Impossible de dire si c’est contre-productif
Répondons désormais à la question centrale : ces actions sont-elles contre-productives ? Pour cela, il faut se plonger dans la littérature scientifique sur le sujet. Cela va probablement ne pas plaire à tout le monde, mais la seule chose que vous pouvez alors en conclure, c’est qu’il est impossible de prétendre savoir à ce stade si ces actions sont contre-productives. Celles et ceux qui prétendent le contraire donnent juste leur opinion, et ce n’est pas basé sur des preuves empiriques.
Lorsque le GIEC a demandé à Dana Fisher de résumer les recherches visant à évaluer l’impact de l’activisme climatique sur les tendances des émissions de gaz à effet de serre, la sociologue a conclu qu’il n’y avait pas grand-chose à résumer. Quelques mois après la sortie du 3e volet du dernier rapport du GIEC (chap.13), nous en sommes exactement au même point. Il existe de nombreuses ressources qui mesurent les mouvements climat, mais très peu qui en mesurent les impacts.
De plus, les études indiquent ce que nous avons observé dans le passé, à un endroit et contexte précis, mais elles ne peuvent prédire l’effet d’une action spécifique. Elles peuvent au mieux montrer les tendances. Mais il est extrêmement difficile de savoir ce qui déclenchera le passage à l’action d’une personne. En revanche, ces actions radicales ne font pas changer d’avis les personnes déjà engagées pour la cause. “Personne n’est engagé(e) dans la lutte contre le changement climatique et va soudainement arrêter parce qu’il y a des activistes agaçants. Les gens ne fonctionnent pas comme ça, même s’ils le prétendent“, déclare Oscar Berglund, chercheur sur l’activisme et la désobéissance civile.
NB : comme d’autres chercheurs, Dana Fisher appelle à plus de financements pour comprendre les différents mouvements et leurs stratégies pour lutter contre le changement climatique. L’ensemble des fonds de recherche consacrés aux sciences sociales de l’atténuation des émissions est ridicule (0.12% entre 1990 et 2018) comparé aux autres financements.
Comment pourrait-on savoir si ces formes d’activisme sont productives ?
Pour juger de l’efficacité des actions et savoir si elles sont productives/efficaces – et donc provoquent un changement de mentalité ou des actions qui vont lutter contre le changement climatique – il faut prêter une attention particulière à la méthodologie. Quel est le sujet abordé ? Mobilisation ? Activisme ? Action violente ? Désobéissance civile ? Une étude sur les mouvements sociaux est-elle valable pour l’activisme climat ? Et puis, comment le savoir ? Via des entretiens ? Avec quel niveau de connaissances sur l’urgence climatique des interviewé(e)s ?
Il faudra tout d’abord prendre en compte la temporalité de l’action : quel sentiment avant, pendant, et après les actions. Ensuite, prendre en compte la localisation. L’efficacité va alors dépendre de l’environnement culturel. Avec une population très au fait du changement climatique et de ses conséquences, vous n’aurez pas le même effet qu’avec une population où 90% des habitants pensent que le réchauffement climatique actuel fait juste partie d’un cycle solaire (c’est faux).
Ensuite, lorsque vous lisez une étude sur le sujet, non seulement il faut prêter attention au fait que ce soit un travail revu par les pairs ou non, mais surtout, garder à l’esprit qu’un travail valable en 2018 n’est potentiellement plus valable en 2022. Le sentiment d’urgence climatique évolue, et même si elle est légère, la prise de conscience a augmenté depuis 2018.
Time is running out
Enfin, qui est la cible d’une action ? Cherchez-vous à convaincre l’opinion publique (qui reste à définir) ? D’autres activistes, comme avec le flanc radical ? Des décideurs politiques ? Et si vous obtenez une majorité de la population qui soutient votre action, est-ce que ce sera suffisant pour que les décideurs agissent et changent de modèle économique ou les lois ?
Pour conclure, vous ne pourrez savoir si une action est productive ou contre-productive qu’au bout d’un certain temps. Selon Dana Fisher, l’intérêt d’une action comme celle du jet de soupe est l’attention et la communication, non seulement à travers l’acte lui-même mais aussi à travers ce qui suit. Et tout cela n’est pas déterminé par l’action elle-même. Je ne sais pas si nous devrions attendre les travaux d’historiens qui jugeront en 2050 si ces actions étaient contre-productives.
Traitement médiatique et écoterrorisme
S’il y a bien une chose qui a une influence fondamentale sur l’opinion, c’est l’information. Nous savons déjà que le traitement du changement climatique est très insuffisant quantitativement, mais aussi qualitativement. Lorsque ces actions sont évoquées sur les plateaux TV, c’est quasiment systématiquement pour parler de la forme et jamais du fond.
Le fond, c’est le besoin urgent de changer de système économique. De changer tous les secteurs. Notre façon de manger, de nous déplacer, de nous chauffer. C’est ce que rappelle le GIEC dans son dernier rapport. Il faut “des changements fondamentaux dans le fonctionnement de la société, notamment des changements dans les valeurs sous-jacentes, les visions du monde, les idéologies, les structures sociales, les systèmes politiques et économiques, et les relations de pouvoir“.
Si les chaines d’information en continu, journalistes, éditorialistes et politiques rappelaient constamment ce message, il est évident que ces actions ne seraient pas perçues de la même manière. Avant de faire un sondage, présentez le fond, l’inaction des gouvernements, les mensonges des entreprises comme Total, puis faites le sondage.
Désobéissance civile et violence
La violence est au cœur des discussions depuis quelques semaines. Le mot a été répété en boucle, jusqu’à ce que le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin parle d’écoterrorisme, terme repris ensuite par la majorité présidentielle et en tendances Twitter pendant plusieurs jours.
Le choix du mot et son contexte est particulièrement intéressant. Nous ne l’entendons jamais lorsque les entreprises fossiles, soutenues par les Etats, exploitent de nouveaux puits de pétrole et de gaz, ce qui nous fera sortir de l’Accord de Paris et condamne une partie de l’humanité. Ceci n’est pas violent. Mais une activiste qui jette de la soupe sur une vitre, c’est violent, un acte terroriste.
L’année 2022 est un théâtre parfait pour illustrer le traitement médiatique des actions dites ‘radicales’ des activistes climat. Une activiste qui interrompt Roland-Garros : terroriste de la pensée, “petite conne bobo”, “une folle”. Des milliers de morts de la canicule cet été en France, un gouvernement français condamné pour inaction climatique et qui n’a toujours pas fait une seule réforme structurelle, ce n’est pas violent. Le gouvernement Macron piétine la Convention Citoyenne pour le Climat, les rapports du GIEC, les recommandations du HCC, méprise les scientifiques et parle de couper le wifi pour lutter contre la crise énergétique et climatique : ce n’est pas violent.
Roland Garros : une militante de Dernière Rénovation interrompt un match de tennis. Juin 2022
Voilà ce qu’est la majorité du traitement médiatique aujourd’hui : les activistes qui demandent à ce que les scientifiques soient entendus sont violents, mais l’inaction climatique qui tue est non violente. Partout, des scientifiques sont détenus en prison pour une action non-violente, celles et ceux qui maintiennent un système mortifère en place et n’engagent aucun changement structurel sont au pouvoir.
Le droit actuel protège et permet des activités mortifères et ne permet pas par conséquent de rester dans l’Accord de Paris. Le droit actuel condamne à mort une partie de l’humanité. Doit-on considérer le droit actuel comme juste, ou la désobéissance civile devient-elle une légitime défense ? Lors d’un discours à la COP27, Emmanuel Macron semble donner une indication :
Le mot de la fin
Depuis quelques mois, les actions plus radicales font parler d’elles et alimentent les débats, dépassant très largement la bulle écolo des personnes déjà convaincues par l’urgence climatique.
Si la question est de savoir si ces actions sont contre-productives, la réponse est “personne ne peut le dire”. Il faudra du temps, des études, et la réponse dépendra très largement de la méthode, du contexte social et temporel. En d’autres termes, toute personne prétendant que ces actions sont contre-productives en octobre 2022 ne fait que donner son opinion, et il est fort probable qu’elle ne connaisse rien à l’activisme.
Il ne faut se faire aucune illusion. Que vous soyez pour ou contre, les actions dites radicales ne s’arrêteront pas tant qu’aucun changement de système ne sera enclenché. Le système changera, ou se défendra comme il peut, en augmentant la répression sur les activistes et scientifiques qui participent à des actions non-violentes. Il est également certain que les formes d’activisme évolueront et doivent évoluer, si leurs actions souhaitent éviter un effet de lassitude. Jeter de la soupe sur un tableau a eu un écho international la première fois, il est probable que la même action n’ait plus jamais la même couverture médiatique.
Mais si la forme cristallise une majorité des débats, recentrons-nous sur le fond. Une société où des scientifiques sont prêts à s’enchainer pour être écoutés plutôt que de travailler tranquillement est une société malade. Cela devrait nous interpeller et inquiéter beaucoup plus qu’un jet de soupe sur une vitre. Si vous êtes plus énervé(e) par un activiste qui jette de la peinture sur une vitre ou qui s’allonge sur la route que par les multinationales d’énergies fossiles qui condamnent notre avenir, c’est probablement que vous n’avez pas compris le problème.