Résumé
Le terme « découplage » est habituellement utilisé pour désigner la possibilité d’une croissance économique, mesurée par une hausse du PIB, qui a lieu de manière simultanée à une baisse des consommations de ressources et des impacts environnementaux.
Le découplage ainsi défini doit satisfaire plusieurs critères afin de répondre à l’urgence climatique. Il doit notamment être :
- absolu : le PIB et les dommages environnementaux doivent évoluer dans des sens opposés – par opposition à une moindre hausse du dommage environnemental quand le PIB augmente ;
- total : dans le cas des dommages climatiques, le PIB est décorrélé de l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre et non de seulement une partie d’entre elles (ex. : effets de la combustion des énergies fossiles sans omettre ceux de la déforestation).
- mondial : il ne doit pas être limité à une ou quelques zones géographiques ;
- pérenne : il doit se maintenir dans le temps à long terme ;
- et rapide : certains dommages environnementaux sont irréversibles s’ils ne sont pas traités au plus vite (ex. : respect de la limite des 2°C de l’Accord de Paris).
De nombreux scénarios prospectifs de référence articulent leur approche autour de la notion de découplage. Ces scénarios énergie-climat sont proposés par des agences internationales, ONG, entreprises ou laboratoires de recherche : ils fournissent la vision d’un découplage aisé et rapide, “sans douleur”. Cette vision n’est pas exempte de raccourcis et d’hypothèses fortes, parfois inhérentes à ce type de modélisation, et dont il faut avoir conscience. En effet, pour tenir la contrainte carbone liée à l’Accord de Paris, ces scénarios s’appuient en général sur des hypothèses très fortes d’efficacité énergétique, de recours au captage du CO2, et de réduction de l’intensité carbone de l’énergie. Leur vraisemblance peut être discutée, notamment au regard des progrès techniques réalisés par le passé.
De plus, la construction actuelle de ces scénarios prospectifs réserve à la croissance du PIB un “régime d’exception”. Cette croissance est exogène, et ni l’augmentation des températures, ni l’épuisement des ressources naturelles, ni, plus généralement, aucun événement possible à l’avenir n’a la capacité de la modérer ou la supprimer. Cette construction doit être revue car elle donne l’impression fallacieuse que le PIB peut continuer à augmenter en fonction de nos seuls désirs, indépendamment de toute contrainte physique.
Il semble donc nécessaire de reconnecter ces scénarios avec les limites planétaires en intégrant les déterminants physiques sur lesquels repose l’activité économique et l’évolution endogène du PIB qui en découle.
Cet exercice a également tout son sens pour la prospective des acteurs économiques : il permet de disposer d’un “spectre des possibles” plus étoffé et robuste. Et cela contribue à être prêt ou "mieux préparé" le moment venu, dans un contexte où il faut composer avec un niveau d’incertitudes grandissant pour prendre des décisions.
Introduction
La crise écologique et la dérive climatique imposent de revoir en profondeur notre système économique, afin de le rendre compatible avec les limites physiques de la planète. L’envie de concilier préservation des ressources, limitation du réchauffement planétaire et croissance économique mondiale trouve dans le concept de « croissance verte » une solution théorique idéale : la transition écologique deviendrait en pratique une « croissance durable », au sein de laquelle économie et écologie évolueraient sans se gêner l’une l’autre.
Apparue comme une thématique centrale des politiques publiques depuis la conférence Rio +20 en 2012, la notion de croissance verte vise ainsi à faire cohabiter la préservation de l’habitabilité de la planète et une croissance économique soutenue. Elle est devenue, dans le monde politique et économique, la réponse dominante aux inquiétudes et aux avertissements de la sphère scientifique face à la menace du réchauffement climatique et de la dégradation globale de l’environnement.
La présente publication tentera de fournir de premiers éléments de réponse aux questions suivantes :
- De quoi parle-t-on exactement lorsque l’on parle de découplage ou de croissance verte ?
- De quel découplage avons-nous besoin pour répondre aux défis de la crise écologique, à la fois en termes de consommation des ressources et d’impacts sur l’environnement ?
- En ce qui concerne le réchauffement climatique, comment les scénarios énergie-climat “de référence” parviennent-ils à réduire drastiquement les émissions de CO2 sans compromettre une croissance soutenue du PIB ?
- Quelles sont les impasses de la prospective actuelle et comment penser une prospective alternative ?
1. Le découplage : de quoi parle-t-on ?
Le “couplage” désigne le comportement asservi d’une variable par rapport à une autre. Deux variables sont donc dites couplées si elles sont dans une relation de causalité, et toute variation de l’une implique une variation de l’autre. La relation qui relie les deux variations peut prendre une infinité de formes. La plus familière est linéaire : par exemple, le prix payé pour des carottes sur un marché est proportionnel au poids acheté.
Dans une situation de découplage, chacune des deux variables évolue de manière indépendante. Par abus de langage, il arrive que l’on désigne aussi avec ce terme une situation où l’augmentation de l’une implique la baisse de l’autre.
De quelles variables parlons-nous ? Que voulons-nous découpler ?
Partant du constat que notre société fait face à une crise écologique sans précédent, il s’agirait, selon les mots de l’OCDE, de « briser le lien entre les maux environnementaux et les biens économiques »[1]. C’est en fait la nécessité d’un double découplage qu’il faut souligner. Dans un contexte de croissance économique, c’est à dire de croissance du produit intérieur brut (PIB[2]), il s’agirait :
- en amont, de réduire l’usage des ressources naturelles “épuisables”[3] d’une part ;
- en aval, de réduire l’impact environnemental de cet usage d’autre part.
Cette notion de double découplage est évoquée par la Commission européenne dès 2005[4] et est reprise dans de nombreuses publications de référence sur le sujet[5]. Nous la reprenons à notre compte dans cette publication, car elle a le mérite de s’intéresser à la fois aux intrants de l’économie (les ressources naturelles, dont certaines ne sont pas renouvelables) et à son impact sur l’environnement.
Un double découplage
Notons dès à présent qu’il existe des ponts entre les volets 1 et 2, les impacts environnementaux étant par exemple les conséquences de la consommation des ressources naturelles. C’est notamment le cas du réchauffement climatique anthropique, principalement causé par la consommation de ressources fossiles (pétrole, charbon et gaz naturel) et par la déforestation. Dans la suite de cette publication, nous nous intéresserons à cet impact en particulier et aux consommations de combustibles fossiles qui en sont la cause principale. Nous tenterons néanmoins de ne pas occulter les autres dimensions du découplage, et notamment le volet “ressources”, qu’elles soient énergétiques ou non.
Les protagonistes du découplage
Suite à ce propos introductif, pourquoi se focaliser sur le PIB comme la variable à découpler des consommations de ressources et des impacts environnementaux ? Pensé comme un agrégat monétaire de tout ce qui est physiquement produit via l’activité productive humaine, le PIB est considéré comme l’indicateur de référence pour quantifier l’ensemble de l’économie.
Il n’est cependant pas un indicateur de la bonne santé des sociétés ou des écosystèmes. Aux États-Unis, par exemple, l’espérance de vie est découplée du PIB depuis 4 ans[6]. Et en ce qui concerne les écosystèmes, la croissance du PIB mondial au cours des 50 dernières années s’est accompagnée d’une crise de biodiversité[7].
Toutefois, dans la mesure où c’est cet indicateur qui est généralement utilisé dans les débats sur le découplage entre économie et environnement, c’est aussi celui que nous utiliserons dans cette publication.
Prenons le problème sous l’angle de l’urgence climatique à laquelle nous faisons face. De quel découplage aurions-nous besoin afin de répondre à cette crise[8] majeure ?
Nous avons besoin d’un découplage qui combine plusieurs critères complémentaires. Ils sont décrits ci-dessous et pour partie repris du rapport Decoupling debunked[9] du European Environmental Bureau (réseau des associations environnementales européennes).
1. Nous avons besoin d’un découplage absolu et pas seulement relatif
Le terme de découplage est en pratique utilisé dès lors qu’il y a perte de proportionnalité entre les deux variables considérées.
- Un découplage relatif signifie que les deux variables restent couplées, mais “dans une moindre mesure” par rapport à la tendance historique, une augmentation de PIB signifiant alors “juste” une augmentation plus faible qu’avant des consommations de ressources et des nuisances environnementales[10].
Aujourd’hui, en ce qui concerne le réchauffement climatique, le niveau d’émissions de gaz à effet de serre (GES) est tel que nous ne pourrions pas nous contenter d’un découplage relatif : le flux annuel des émissions doit diminuer, et non augmenter moins rapidement. Aussi loin qu’il existe des statistiques, le seul phénomène qui a été observé à l’échelle du globe est un découplage relatif des variables PIB et consommations d’énergie ou émissions de GES.
Le graphique 1 ci-dessous illustre ce qu’est un découplage relatif, à la fois pour l’énergie et les émissions versus le PIB. Sur la période 1980-2018, les trois variables augmentent, mais l’énergie et les émissions augmentent moins vite que le PIB. Chaque unité de PIB a donc requis de moins en moins d’énergie, et généré de moins en moins de GES. Le PIB de 2018 est donc plus important qu’en 1980 pour une même quantité d’énergie. Or, pour le système climatique, c’est la quantité totale de GES émise qui compte : dès lors que cette dernière continue d’augmenter, cela perturbe un peu plus les équilibres climatiques, et augmente la température terrestre.
Symétriquement, le seul moment où les émissions et l’énergie décroissent sont les moments où le PIB décroît (en 2009, et il en a été de même en 2020).
Graphique 1 – Évolution de la consommation d’énergie primaire, des gaz à effet de serre et du PIB l’échelle mondiale | 1980 - 2018 (base 100 en 1980, gaz à effet de serre y compris les émissions UTCATF[11])Sources : Banque mondiale (2020), Our world in data (2020), ONU (2019)
- Un découplage absolu signifie que les variables deviennent indépendantes l’une de l’autre, et donc libres d’évoluer de façon opposée. Si l’une augmente, cela n’empêche pas l’autre de diminuer et inversement ; une augmentation de PIB pourrait survenir en même temps qu’une réduction suffisante - voire massive - des consommations de ressources, ou des impacts environnementaux.
En France, si l’on considère l’ensemble des GES en empreinte (c'est-à-dire les gaz à effet de serre induits par la demande finale[12]), on constate une baisse de cette empreinte à partir des années 2010. En parallèle, le PIB, lui, augmente (à l’exception de l’année 2009, conséquence de la crise économique). À partir des années 2010, les variables “PIB” et “Empreinte GES” évoluent dans des directions opposées : en ce sens, un découplage absolu existe entre ces deux variables en France sur la période 2010-2018.
Graphique 2 - Évolution des émissions de gaz à effet de serre et du PIB en France | 1995 - 2020 (base 100 en 1995)Sources : Banque mondiale (2020), Service des données et études statistiques (SDES) (2020)
En Europe, le graphique 3 ci-dessous met en évidence un découplage absolu entre émissions de CO2 (en vision empreinte) et PIB entre 2010 et 2016.
Graphique 3 - Évolution de l’empreinte CO2 et du PIB dans l’Union Européenne à 28 | 2009 - 2017 (base 100 en 2009)Sources : Eurostat et DGEC, I4CE, SDES (2021)[13]
2. Nous avons besoin d’un découplage total et pas seulement partiel
En pratique, le découplage est total lorsque le PIB peut évoluer à la hausse indépendamment de la consommation de toute ressource épuisable et de tout dommage environnemental. Il reste partiel lorsque le PIB est découplé d’un ou plusieurs indicateurs alors que le couplage persiste avec d’autres indicateurs de dommage environnemental ou de consommation de ressources épuisables.
Par exemple, nous pourrions imaginer un découplage du PIB et de la consommation d’énergie fossile, mais si cela se traduit par une déforestation accrue, les pressions environnementales persistent. Il s’agit donc de ne pas déplacer le problème d’un enjeu vers un autre. En pratique, il est extrêmement difficile de s’assurer du caractère total du découplage, car cela demande d’avoir une vision holistique des impacts et prélèvements.
Focus
Que penser de la stagnation des émissions de CO2 liées à l’usage de l’énergie malgré une croissance mondiale de 2,9% en 2019 ?
En février 2020, l’Agence Internationale de l’Énergie annonçait une stagnation des émissions mondiales liées à l’usage de l’énergie, malgré une croissance économique de 2,9%. Aussi encourageants que paraissent ces chiffres, la notion de découplage ne s’applique pas ici.
Premièrement, les émissions de CO2 liées à l’énergie ne couvrent que ~60% des émissions mondiales de GES[14] : il s’agira donc d’étudier l’évolution relative des émissions de GES et du PIB sur l’assiette complète des GES en 2019 lorsque ces données seront disponibles. Nous savons déjà que les concentrations de CO2 et de méthane (CH4) ont continué à augmenter dans l’atmosphère en 2019, toutes sources d’émissions confondues[15].
Plus fondamentalement, une stagnation des émissions sur une seule année n’est pas suffisante pour parler de découplage absolu, qui est une situation recherchée “en état permanent”. Comme vu précédemment, il faudrait que les émissions baissent continûment tandis que le PIB augmenterait tout aussi continûment pour pouvoir appliquer ce terme.
En 2020, les chiffres CO2 et PIB offrent un visage bien différent en raison de la pandémie. Les estimations révèlent une baisse du PIB (de l’ordre de -4%[16]) concomitante d’une baisse des émissions de CO2 (de l’ordre de -8%[17]), ce qui ne remet pas en question la notion de couplage de ces deux variables.
3. Nous avons besoin d’un découplage mondial
Une situation de découplage peut se définir à différentes échelles géographiques. Un découplage local s’observe sur un périmètre géographique restreint. Or le changement climatique relève d’un phénomène mondial : le découplage dont nous avons besoin doit donc se faire à l’échelle planétaire.
Restreindre l’analyse à l’échelle locale conduit à une asymétrie entre la prise en compte des émissions et celle de la valeur ajoutée (qui constitue le PIB). En effet, de très nombreuses activités permettent à un pays – ou à un ensemble de pays – de bénéficier de la valeur ajoutée dans leurs frontières alors que les émissions ont eu lieu ailleurs. Le tourisme international est un exemple parmi d’autres : les visiteurs dépensent leur argent dans le pays visité, mais les émissions qui leur ont permis de venir prennent place dans un autre pays, ou “chez personne” pour les trajets internationaux en avion. Il en va de même avec le négoce (la marge est réalisée au siège du négociant, les émissions associées là où sont produites les marchandises ou matières premières objet du négoce) ou encore les activités financières.
Les nations fortement importatrices de produits manufacturés peuvent constater un découplage absolu sur leur territoire avec une vision “émissions domestiques”, ce qui ne serait pas forcément le cas dans un vision ”empreinte carbone”. À l’inverse, les pays exportateurs émettent dans leurs frontières des émissions qui ne correspondent pas à leur consommation finale : en vision “empreinte carbone” leur découplage s’améliore plus vite qu’avec une vision “émissions domestiques”.
4. Nous avons besoin d’un découplage pérenne
Comme pour le périmètre géographique, la période de temps étudiée est importante. Il est en effet possible d’observer des découplages ponctuels, suivis d’effets rebond (qu’on pourrait qualifier de recouplages). Or, pour répondre aux défis posés par les dérèglements du climat, nous avons besoin de maintenir ce découplage dans le temps, jusqu’à parvenir à un équilibre durable entre les émissions et les puits (naturels ou technologiques) de GES.
À titre d’exemple, entre 2014 et 2015, les émissions de CO2 liées à la combustion d’énergie fossile dans le monde ont très légèrement baissé alors que le PIB a augmenté entre ces deux jalons. Les deux tendances sont représentées ci-dessous, la baisse des émissions étant quasiment imperceptible (et donc susceptible d’être dans la marge d’erreur). Ce découplage absolu ponctuel[18] n’a pas été maintenu dans le temps puisque les émissions ont à nouveau repris leur hausse l’année suivante.
Graphique 4 - Évolutions des émissions de CO2 et du PIB à l’échelle mondiale | 2010 - 2019 (base 100 en 2010)Sources : DGEC, I4CE, SDES (2020), Banque mondiale (2020), UN Emissions Gap Report (2019)
5. Nous avons besoin d’un découplage rapide
Stricto sensu, une croissance de 2% du PIB par an concomitante à une baisse annuelle des émissions de gaz à effet de serre de 0,01% répondrait à la définition de découplage absolu proposée dans la première partie de cette publication : le PIB augmenterait tandis que le flux d’émissions annuelles diminuerait. Mais pour limiter le réchauffement sous la limite des 1,5°C par rapport aux niveaux de température de la période préindustrielle, nous avons besoin de baisser nos émissions massivement et rapidement, de l’ordre de -7 à -8% dès aujourd’hui, chaque année et au moins jusqu’en 2030 au niveau mondial selon le Programme des Nations Unies pour l’Environnement[19]. Si nous ne suivons pas ce rythme, la communauté scientifique estime que nous risquons d’être incapables de nous adapter à l’ampleur des conséquences du réchauffement et de franchir certains points de non-retour[20], c’est à dire d’enclencher certaines boucles de rétroaction[21] comme les incendies de forêts ou la fonte du pergélisol.
À cet égard, la France réduit son empreinte carbone à un rythme insuffisant[22]. Le graphique 5 ci-dessous montre la réduction effective de l’empreinte depuis 1990 et la “trajectoire à suivre”. Cette dernière correspond au taux de réduction annuel moyen retenu par les Nations Unies : il revient bien à la France de réduire au bon rythme les émissions induites par sa consommation finale, qu’elles aient lieu en France ou ailleurs.
Concernant l’Europe, le rythme de diminution des émissions de GES est également trop faible. Le découplage entre le PIB et les émissions de CO2 mis en évidence dans le graphique 3 semble même disparaître dans la seconde moitié de la décennie (les émissions stagnent entre 2014 et 2017).
Graphique 5 - Évolution des émissions de gaz à effet de serre et du PIB en France, comparé à la baisse souhaitée des émissions à partir de 2015 (-7,6%/an) | 1995 - 2020 (base 100 en 1995)Sources : Banque mondiale (2020), SDES (2020)
En ce qui concerne la consommation de ressources naturelles épuisables, le découplage doit également se faire à un rythme soutenu, et par ailleurs la réduction de nos consommations d’énergies fossiles ne signifie pas nécessairement une baisse des prélèvements. Certaines alternatives aux énergies fossiles, qu’il s’agisse de véhicules électriques, de production d’électricité renouvelable, ou de biomasse, entraînent “toutes choses égales par ailleurs” une augmentation des prélèvements en minerais et en eau[23]. C’est la raison pour laquelle la substitution des technologies thermiques fossiles par des technologies moins intensives en carbone doit nécessairement être accompagnée d’une réduction de nos consommations en matériaux, via des gestes ou des mesures de sobriété (par exemple : opter pour un véhicule léger plutôt que pour un SUV) tout en gardant à l’esprit que le recyclage seul n’est pas une réponse suffisante[24]. Pour certains métaux comme le cuivre et le cobalt, le niveau de criticité géologique est évalué comme élevé au regard des réserves disponibles, dans un scénario 2°C qui n’activerait aucun levier de sobriété[25].
- Un découplage rompt ou atténue le lien entre croissance économique et impact environnemental.
- Ce découplage se doit d’être absolu, total, mondial, pérenne et rapide afin de répondre pleinement à la crise environnementale que nous vivons, et dont nos sociétés ne font que subir les prémisses. Cet effort de découplage devrait également être justement réparti, les pays développés disposant de marges de manœuvre plus importantes pour modifier leurs usages. Ils portent de ce fait la responsabilité historique de faire émerger rapidement des modèles d’économies soutenables et décarbonées.
2. Comprendre le défi du découplage à partir des scénarios énergie-climat
Dans les sphères de décisions économiques et gouvernementales, le découplage est revendiqué, visé, affiché, sans faire l’objet d’une définition partagée et sans que les implications qu’il sous-tend ne soient explicitées. L’ONU le met en avant dans ses Objectifs de Développement Durable[26], la France le cite dans sa Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte, promulguée en 2015[27]. Plus récemment, en 2020, la Commission Européenne le place comme principe cardinal dès le premier paragraphe de sa proposition de loi pour le climat[28]. Le graphique 6 ci-dessous illustre le rythme historique jusqu’en 2020 et l’objectif de découplage européen sur la période 2020-2050 : le découplage historique (et absolu) entre PIB et GES doit être considérablement approfondi afin de parvenir à la neutralité carbone à horizon 2050, tout en maintenant une croissance significative du PIB.
Graphique 6 – “The EU’s pathway to sustained economic prosperity and climate neutrality, 1990-2050”Source : European Commission[29] (2020)
Une manière de mieux comprendre les tenants et aboutissants du (des) découplage(s) est de s’intéresser aux scénarios de prospective et à leurs hypothèses sous-jacentes.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) publie des rapports sur les perspectives d’évolution à moyen-terme de nos consommations énergétiques, et de l’offre en regard. Elle occupe, de fait, une position prépondérante pour proposer des scénarios de transition énergétique amenant vers une économie bas carbone.
En mars 2016, elle a publié un article intitulé « Le découplage des émissions globales et de la croissance économique est confirmé »[30], partant du constat que les émissions liées à l’utilisation d’énergie s’étaient stabilisées entre 2013 et 2015, dans un contexte de croissance économique. Le même phénomène a pu être observé en 2019, où une stagnation des émissions de CO2 liées à l’usage de l’énergie a été concomitante à une croissance mondiale de 2,9%. Comme évoqué précédemment, il ne s’agit pas du découplage attendu pour résoudre la crise climatique car ces découplages sont ponctuels et ne concernent qu’une fraction des gaz à effet de serre.
Au-delà de ces analyses historiques, intéressons-nous aux projections proposées par les éditeurs de scénarios (dont fait partie l’AIE) et en particulier aux scénarios bas-carbone, c’est-à-dire construits pour être compatibles avec l’Accord de Paris.
Définition
Un scénario prospectif désigne un futur possible pour une société dans son ensemble. Il est construit à partir d’un jeu de variables d’entrée – que l’on appelle hypothèses – et de sortie – que l’on appelle résultats – mises en relation via une modélisation. L’ensemble de ces hypothèses et de ces résultats traduisent une évolution possible de nos sociétés, sur une période de temps donnée. Les résultats susceptibles d’évoluer dans un scénario sont par exemple, la taille de la population, le PIB, la demande ou l’offre en énergie et en matières, les émissions de CO2, les technologies, les parcs de machines et infrastructures, les contextes géopolitiques, la gouvernance etc.
Les scénarios sont utilisés par les acteurs du monde économique, publics ou privés, afin de projeter une activité, ou un secteur, dans différents futurs et d’appréhender les évolutions potentielles auxquelles se préparer. Les scénarios dits “bas-carbone” ont la caractéristique d’ajouter en donnée d’entrée un budget carbone fini, à savoir des émissions cumulées à ne pas dépasser pour être compatible avec l’Accord de Paris.
L’évolution des flux physiques (par exemple le trafic de marchandises, le parc de véhicules ou encore la quantité d’acier produite, ...) et du mix énergétique ou technologique associé (évolution procédés industriels, reports modaux, …) est alors modélisée en devant impérativement respecter ce budget carbone. En pareil cas, la contrainte concerne le plus souvent le CO2 seul, parfois les autres gaz à effet de serre, mais il est rarissime que le scénario doive aussi respecter une limite de disponibilité pour d’autres ressources naturelles finies (des métaux, de l’espace au sol, etc).
Le graphique 7 (adapté d’une publication du Shift Project) montre, pour plusieurs scénarios publics de décarbonation, l’évolution au cours du temps des variables “consommation mondiale d’énergie primaire”[31] et PIB (en suivant la courbe à partir du point “aujourd’hui”, nous pouvons lire, année après année, la valeur de l’énergie primaire consommée sur l’axe horizontal et la valeur du PIB sur l’axe vertical). Les 17 scénarios analysés regroupent ceux de l’AIE, de Shell, de BP, de Greenpeace, de l’IRENA, du World Energy Council, d’Equinor et enfin différents scénarios présentés dans les rapports du GIEC qui émanent de centres de recherche[32].
Graphique 7 - Trajectoires de scénarios de référence et ampleur du découplage considéré, schéma simplifié adapté du Shift Project
On constate, à une exception près, qu’aucun scénario ne se trouve dans la zone « d’amélioration tendancielle », qui rehausse pourtant le rythme historique de gains d’efficacité énergétique. Cela signifie que presque tous les scénarios partent du principe que nous ferons très significativement mieux à l’avenir que par le passé. Est-ce une hypothèse robuste sur laquelle fonder une stratégie à l’échelle du globe ?
Légende du graphique 7
Plusieurs zones peuvent être identifiées dans ce graphique :
- Zone “très volontariste” : plusieurs scénarios traditionnels (4 sur les 17 étudiés) supposent qu’il sera possible, dans un avenir plus ou moins lointain, de générer de plus en plus de PIB tout en réduisant la consommation d’énergie primaire. Il s’agit donc d’un découplage absolu de ces deux grandeurs.
- Zone “volontariste” : d’autres scénarios (12 sur les 17 étudiés) misent sur une hausse modérée de la consommation d’énergie primaire. Il s’agit cette fois d’un découplage relatif.
- Zone “d’amélioration tendancielle" : le Shift Project considère quant à lui que l’efficacité énergétique évoluerait possiblement dans cette zone, compte tenu des progrès qui ont été effectués jusqu’à présent et du niveau d’ambition des politiques publiques actuelles. Cette zone n’est pas définie physiquement, mais seulement de manière arbitraire, dans une logique tendancielle. En moyenne, une hypothèse de gains d’efficacité de +1.5% /an dans le futur est considérée comme possible par le Shift Project (ce qui représente tout de même +50% par rapport au rythme historique). Le seul scénario qui se situe dans la frange gauche de cette plage est le scénario Sky de Shell, qui mise sur un rythme d’efficacité énergétique d’environ 2%/an entre 2017 et 2050.
- Zones “(très) interdites” : nommées ainsi par le Shift Project car généralement considérées comme irrecevables aux yeux du monde politique et économique puisqu’elles impliquent une baisse du PIB.
Quelles conclusions tirer de cette représentation ?
En premier lieu, notons que ces scénarios projettent tous une hausse continue du PIB dans les 20-30 prochaines années. Il est essentiel de rappeler que ce n’est pas une prévision, mais une hypothèse d’entrée. En effet, la croissance est postulée par principe, sans être en quoi que ce soit le résultat des activités économiques modélisées. La croissance du PIB est ainsi exogène (c’est à dire que c’est une donnée d’entrée et non une donnée de sortie du modèle) dans la totalité des scénarios “de référence” disponibles.
En second lieu, notons que tous les scénarios étudiés partent du principe que les gains d’efficacité énergétique à l’échelle mondiale devront être significativement supérieurs à l’avenir que ce qu’ils ont pu être par le passé. En d’autres termes, tous les scénarios font évoluer l’efficacité énergétique “au-delà” de la zone vert foncé, qui rehausse pourtant déjà significativement le rythme historique constaté.
Le second point découle en fait du premier : partant du principe que le PIB augmente de 3% par an[33], et que les émissions de CO2 doivent baisser de 7 à 8% par an (respect de +1,5°C de l'Accord de Paris), alors il revient à deux leviers (ou facteurs) de vérifier l’égalité[34] ci-dessous (dite équation de Kaya). Ces deux leviers sont l’intensité carbone de l’énergie d’une part et l’intensité énergétique du PIB d’autre part.
Le mouvement sous-tendu par les scénarios est donc que l’intensité carbone de l’énergie et l’intensité énergétique du PIB doivent baisser de manière suffisante pour permettre de respecter le budget carbone, sans que cela n’empêche le PIB d’augmenter. Il revient donc à ces deux facteurs de faire advenir un découplage absolu des émissions de CO2 et du PIB.
- Le découplage est la norme des scénarios publics de référence, proposés par des agences internationales, ONG, entreprises et certains laboratoires de recherche. À noter que ce découplage est absolu quand il porte sur un scénario d’atteinte de la neutralité carbone.
- Ces scénarios de référence traitent la croissance économique comme une donnée exogène, c'est-à-dire une hypothèse d’entrée et non une donnée de sortie du modèle. Cela implique notamment que la hausse du PIB est une condition sine qua non à des gains d’efficacité.
- Pour parvenir à concilier baisse des émissions et hausse du PIB, ces scénarios ont recours à des hypothèses de gain d’efficacité énergétique du PIB, et de vitesse de décarbonation de l’énergie, en moyenne très supérieures à ce que nous avons réussi à obtenir jusqu’à présent.
- Dans ces scénarios, l’efficacité énergétique du PIB et intensité carbone de l’énergie sont en fait les deux leviers qui permettent de “boucler l’équation” du découplage, mais la vraisemblance des résultats obtenus n’est jamais questionnée.
3. Les limites de la prospective actuelle
Les scénarios bas-carbone actuels associent donc un PIB croissant de manière exogène et une contrainte carbone respectée par ailleurs. Cette posture pose donc la question de la possibilité d’un découplage absolu et rapide entre le PIB et les émissions de CO2. La question est également soulevée dans de nombreux textes ou discours de politiques publiques[35] qui affichent un objectif de découplage (découplages PIB-impacts et/ou PIB-consommation de ressources).
Or, certains partis-pris conceptuels des scénarios de référence sont problématiques, et notamment le fait de considérer un PIB exogène avec un taux de croissance constant dans le temps (ce qui aboutit mathématiquement à une croissance exponentielle).
L’hypothèse de prolongement des tendances historiques en matière de croissance économique mais également de constance de cette croissance est un pari extrêmement fort. En effet, nous nous approchons des limites planétaires, susceptibles précisément d’empêcher la poursuite de la croissance et de contribuer à une forte “imprévisibilité” de l’avenir économique. Les perturbations seront en particulier liées aux multiples impacts physiques d’un réchauffement, même limité à +1,5°C ou 2°C[36]. À noter que certains scénarios proposent des évolutions des PIB en rupture avec les tendances historiques[37].
C’est ensuite le caractère exogène du PIB qui s’avère problématique.
Tout d’abord, cette hausse du PIB ne tient pas compte des stocks et des rythmes de renouvellement des ressources naturelles (minerais, biomasse, ressources halieutiques, etc.) La croissance économique est donc décorrélée du monde physique. Or, les sous-jacents nécessaires à cette hausse du PIB sont matériels[38]. Dans les modèles utilisés pour les scénarisations évoquées ici, c’est la hausse du PIB mondial – exogène – qui se traduit en une augmentation de la consommation d’énergie (endogène), d’objets produits (par exemple des tonnes de métal, des m² résidentiels et tertiaires) et de flux de transports (par exemple des passagers-kilomètres).
Ce parti-pris conduit en pratique à une simplification de taille, à savoir qu’une croissance matérielle infinie est concevable dans un monde fini. Dans les faits, il n’est pas imaginable que les gains d’efficacité-matière puissent être soutenus indéfiniment : ils atteignent nécessairement un plafond. Autrement dit, pour fabriquer une voiture il faut une épaisseur minimale d’acier ; donc, passés les premiers gains, il faudra toujours plus d’acier pour fabriquer toujours plus de voitures.
De plus, cette posture de croissance exogène du PIB fait reposer le respect du budget carbone compatible avec l’Accord de Paris sur deux leviers dont les gisements et les vitesses d’activation sont limités : (i) l’efficacité énergétique du PIB et (ii) le contenu carbone de l’énergie.
i. Le respect du budget carbone repose notamment sur des hypothèses de gains d’efficacité énergétique du PIB très forts. Ces hypothèses se heurtent notamment à l’effet rebond : l’amélioration de l’efficacité énergétique ou matérielle incite à consommer davantage d’énergie et de matériaux.
Cet effet rebond est valable à l’échelle d’un individu, d’une entreprise ou d’un secteur économique. Il peut en outre avoir des effets directs ou indirects[39] :
- Direct : une voiture moins gourmande en énergie permet une économie de carburant, ce qui, à budget constant, permet de rouler plus ou de s’offrir un véhicule plus spacieux et lourd.
- Indirect : l’essence économisée sur plusieurs mois permet par exemple l’achat d’un billet d’avion.
Au cours des 30 dernières années, la masse des véhicules neufs vendus en France a augmenté de 30% en moyenne, ce qui a contribué à annuler les gains énergétiques permis par la meilleure performance des moteurs[40]. Autre exemple, la rénovation thermique des bâtiments n’implique pas nécessairement la baisse de consommation d’énergie escomptée, car un logement mieux isolé permet de rehausser sa température de confort[41].
Ainsi, on ne peut pas imaginer faire des progrès très significatifs d’efficacité énergétique par simple prolongement des tendances, c'est-à-dire par continuité des schémas actuels d’accès à la consommation et de diffusion de l’innovation. Y parvenir demandera un changement significatif des politiques publiques et des comportements individuels et collectifs. Au niveau politique, l’effet rebond requiert que les incitations ne portent pas seulement sur la performance énergétique mais également sur les volumes. En France, c’est le sens du malus sur les véhicules de plus de 1400 kg proposé par la Convention citoyenne pour le climat[42]. Dans les faits, cette mesure a été affaiblie puisqu’elle ne concernera que les véhicules de plus de 1800 kg à partir de 2022[43].
ii. Le second levier fortement mis à contribution par les scénarios est celui de la réduction du contenu carbone de l’énergie. Il est très difficile de faire baisser le facteur CO2/Énergie[44] en deçà d’un certain seuil et dans le temps imparti, a fortiori si les besoins en énergie augmentent. Chaque année depuis le milieu du XIXe siècle les consommations d’énergie ont augmenté à l’échelle mondiale et cette hausse a toujours été accompagnée d’une augmentation des consommations d’énergies fossiles, malgré l’introduction progressive et assez mince des renouvelables (cf. graphique 8 ci-dessous).
Graphique 8 - Consommation mondiale annuelle d’énergie primaire | 1850 - 2019
Même dans un scénario très optimiste, où les besoins mondiaux en énergie diminueraient tandis que le PIB augmenterait, une réduction drastique de l’intensité carbone de l’énergie resterait nécessaire sans pour autant être simple. Les moyens de transport longue-distance ainsi que certaines industries peuvent difficilement se passer de combustibles solides ou liquides[46] (à très forte densité énergétique), tels le pétrole, le gaz ou le charbon. Les alternatives moins carbonées, telles que la biomasse solide, les biocarburants liquides et le biogaz sont, quant à elles, disponibles en quantité limitée. Nous pouvons donc compter sur la réduction de ce facteur CO2/Énergie mais seulement dans une certaine mesure et à un certain rythme.
Certains scénarios misent sur une réduction plus importante (mais toujours limitée) de ce facteur grâce au captage et à la séquestration du carbone[47] (CCS). Cette hypothèse amène à nouveau à s’interroger sur la crédibilité d’un déploiement massif de ces solutions. Une des difficultés majeures posée par cette option est qu’elle est gourmande en énergie. La chaîne logistique qui va du captage au stockage du CO2 dans un réservoir géologique, en passant par un transport du gaz sous pression requiert un apport supplémentaire en énergie par rapport à une chaîne sans CCS. Il est estimé qu’une centrale électrique pourvue d’un dispositif de capture produit 15 à 30%[48] moins d’énergie qu’une centrale qui rejette son CO2 dans l'atmosphère, la pénalité énergétique étant variable selon le type de centrale et le dispositif de capture.
Cette consommation supplémentaire d’énergie implique que pour une même quantité d’énergie en entrée d’usine ou de centrale électrique, une quantité moindre d’énergie finale sera produite, ce qui – toutes choses égales par ailleurs – veut dire moins de PIB.
Donc dans l’équation ci-dessous, cela signifie que le facteur PIB/Énergie se dégrade :
À moins de compenser cette dégradation par des gains d’efficacité équivalents sur la chaîne énergétique[49], le simple maintien du PIB au niveau actuel ne pourra se faire que grâce à un apport plus important en énergie dans l’économie.
Les scénarios énergie-climat publics proposent la vision d’un découplage PIB-CO2 aisé et rapide, “sans douleur”. Cette vision n’est pas exempte de raccourcis et d’hypothèses fortes, qui sont parfois inévitables dans ce type de modélisation, et dont il faut avoir conscience.
En général, ces scénarios :
- Représentent des économies en croissance continue. Cet horizon sans accroc est peu crédible : même un monde limité à +1,5°C subira des crises climatiques qui auront un impact sur la croissance économique, a fortiori avec d’autres limites planétaires à l’œuvre.
- Parient sur des ruptures majeures qui conduiront à améliorer considérablement l’efficacité énergétique du PIB et le contenu carbone de l’énergie.
- Ces hypothèses très fortes doivent être prises pour ce qu’elles sont, à savoir des hypothèses désirables et non des prévisions.
- Il revient aux pouvoirs publics (et, in fine, à chacune et chacun d’entre nous) de mettre en place les conditions de réalisation de ces hypothèses.
- Ne tiennent pas compte des stocks de ressources naturelles disponibles et des rythmes de renouvellement éventuels. L’hypothèse implicite est donc qu’il est possible de croître indéfiniment dans un monde fini.
- Omettent un levier d’atténuation pourtant essentiel : celui de la sobriété[50], au sens énergétique et/ou carbone.
- Ce levier pourrait se traduire, en moyenne mondiale, par une réduction du PIB/personne tel qu’il est défini et calculé actuellement.
- Il doit par ailleurs être considéré avec le recul nécessaire quant aux disparités de consommations par habitant·e dans le monde.
De nouveaux scénarios énergie-climat
L’enjeu clé est alors de proposer une approche prospective alternative, capable d’offrir une vision plus complète et plus réaliste du monde ou plutôt des mondes possibles à la hauteur des défis explicités dans cette publication. Il s’agira ainsi de catalyser ainsi d’ambitieuses réflexions puis leur mise en application via des actions concrètes, que ce soit au niveau des politiques publiques comme des stratégies d’entreprises.
Cette approche prospective rénovée devrait notamment :
- Intégrer de façon native les déterminants physiques sur lesquels reposent les activités économiques :
- les limites physiques planétaires : stocks, et rythmes de renouvellement des ressources d’énergie et de matière, capacité d’absorption des déchets, et perturbation du système climatique via la comptabilisation de l’ensemble des émissions de GES liés aux activité humaine (pas seulement le CO2), etc. ;
- des hypothèses réalistes concernant l’évolution des technologies (limites du recyclage et de l’efficacité matière-énergie) ;
- les rétroactions des impacts physiques du changement climatique sur les activités économiques.
- Explorer des futurs contrastés :
- Éviter de tout miser sur la technique tels que les gains d’efficacité énergétique ou le captage et stockage du CO2) ;
- Intégrer des leviers comportementaux comme la sobriété, articulés avec des organisations sociétales variées ;
- Intégrer des chocs d’origine climatique d’intensité, de fréquence et de nature variables.
- Reposer sur une approche de modélisation dynamique (et non “d’un retour à l’équilibre” comme actuellement), en redonnant au PIB une dimension endogène, plus conforme à la réalité.
Carbone 4 développe actuellement l’initiative IRIS[51] avec des partenaires académiques et des entreprises mécènes. Cette initiative vise à refonder la réflexion stratégique en entreprise : elle s’appuie sur sur une approche de modélisation physico-économique inédite afin de produire des scénarios alternatifs.
Conclusion
Tout commence avec l’idée que le PIB, vu comme un indicateur de prospérité (ce qu’il n’est, au mieux, que partiellement), doit continuer à augmenter, même dans des économies matures comme celle de l’Union Européenne. La question est donc de savoir s’il sera possible d’y parvenir tout en réduisant durablement nos impacts environnementaux et nos consommations de ressources épuisables. En d’autres termes, il s’agit d’évaluer la faisabilité du découplage, phénomène qui doit combiner plusieurs critères simultanément pour être au niveau du défi à relever.
Si des formes de découplage existent bel et bien, (partie I.1), la possibilité d’atteindre un découplage au bon niveau semble compromise sans changements radicaux (parties I.5 et II). En effet, pour ce faire celui-ci doit être absolu, total, mondial, pérenne et rapide.
Les scénarios prospectifs de référence fournissent une vision partielle d’un découplage PIB-CO2 permis par une amélioration sans précédent de l’efficacité énergétique et de la décarbonation des mix énergétiques. Ces hypothèses ne sont pas des prévisions : si ces trajectoires de décarbonation sont jugées souhaitables et possibles, il revient aux pouvoirs publics et privés, à tous les échelons de la société, de mettre en place des mesures fortes et inédites pour les faire advenir. Dans ce contexte, la palette des futurs possibles gagnerait à être enrichie afin de donner toute sa place à la sobriété énergétique et carbone comme levier d’atténuation d’une part, et pour intégrer les chocs d’origine climatique à venir d’autre part.
La construction actuelle des scénarios prospectifs de référence doit être revue : elle réserve à la croissance du PIB un “régime d’exception”, en tant que donnée exogène, sur lequel ni l’augmentation des températures, ni l’épuisement des ressources naturelles n’a de prise. Cette construction donne l’impression fallacieuse que le PIB peut continuer à augmenter, indépendamment de toute réalité physique.
Au-delà de la place du PIB dans notre économie, se pose surtout la question suivante : “à quoi voulons-nous donner de la valeur ?”. Est-il opportun de penser le découplage à partir d’un indicateur qui n’est pas, en l’état, un indicateur de prospérité ? L’ambition du découplage est également l’occasion d’envisager un indicateur (ou plusieurs) de bonne santé de nos sociétés et de nos écosystèmes plus robuste que le PIB pour orienter nos choix. Cela contribuerait à relever le défi du siècle : inventer des systèmes socio-économiques permettant de vivre une vie épanouissante à l'intérieur des limites planétaires.