‘Dois-je quitter mon travail‘. Voici l’objet d’un email reçu la semaine dernière. Une personne (de plus) qui se pose la question légitime de savoir si elle doit quitter son travail pour être en accord avec ses convictions. Cette satanée dissonance cognitive, cette tension interne entre nos croyances ou émotions qui sont en contradiction avec nos attitudes.
Je vais être très clair dès le début : je ne suis personne pour vous dire quoi faire. Mon rôle de « Bon pote » (si je dois en avoir un), c’est de vous donner des pistes de réflexion (les plus objectives possibles) et de vous aider à prendre la bonne décision. Il n’y a pas de réponse unique à une question complexe, comme il n’y a pas de solution unique à un problème systémique.
Alors, comment répondre à cette question ?
Connais-toi toi-même
La première des choses est de faire un travail d’introspection. Cet adage est au moins aussi vieux que Socrate qui en a popularisé l’expression : connais-toi toi-même. Comment prendre une décision qui va rythmer votre vie au point d’y passer au moins sept heures par jour, pendant potentiellement plusieurs années, sans vous poser quelques questions élémentaires au préalable ?
Tout d’abord, la situation diffère selon votre âge. J’ai reçu de nombreux messages d’étudiant.es me demandant mon avis sur ‘quoi faire comme travail‘ et ‘quelle entreprise était vraiment vertueuse‘ (nous y reviendrons). J’essaye de me mettre à votre place et j’y vois une chance : vous n’aurez pas à faire les erreurs de vos aîné.es. Se jeter corps et âme vers le chemin de la réussite (gagner beaucoup d’argent et avoir la plus grosse voiture).
Erreur est cependant un bien grand mot : certain.es n’apprennent jamais mieux qu’en faisant des erreurs ou des mauvais choix. Nous pourrions appeler cela l’expérience. La seule petite nouveauté, c’est que les fameuses crises des 30/40/50 ans prendront de plus en plus en compte la variable écologique, au fur et à mesure que les Français seront au courant de la situation catastrophique dans laquelle nous sommes.
Enfin, vos aspirations à 30 ans ne seront pas les mêmes qu’à la sortie de vos études ! Ce n’est un secret pour personne : je ne suis plus étudiant, et ma vie aurait été totalement différente si j’avais eu toutes les informations dont je dispose aujourd’hui sur la situation climatique.
Que faut-il prendre en compte ?
Avant toute chose, il est indispensable de se demander si votre travail est :
- Ecologiquement problématique ?
- Ecologiquement neutre ?
- Ecologiquement bénéfique ? Ensuite seulement vient la deuxième partie de la réflexion :’avant de quitter mon travail, quelles variables prendre en compte pour faire le bon choix‘ ? Voici une liste d’éléments à prendre en compte :
– Le salaire
Plusieurs questions à se poser concernant le salaire. Quel salaire touchez-vous et de quel salaire avez-vous besoin ? Jusqu’à combien êtes-vous prêt à sacrifier votre revenu pour changer de travail et être en adéquation avec vos valeurs ? Bien sûr, les salaires ne sont pas exactement les mêmes dans le public et le privé, pas non plus exactement les mêmes dans une ONG que dans une banque de financement… Aussi, il existe une forte corrélation (avec certes quelques nuances) entre votre revenu et votre empreinte carbone :
Source : Qui émet du CO2? Panorama critique des inégalités écologiques en France
Votre épargne aura également un rôle important : même si vous ne dépensez pas votre argent directement dans l’achat de produits à forte empreinte carbone, l’argent ne dort jamais ! Aussi, choisissez bien votre banque. J’espère qu’avec ce premier élément, l’idée de passer au 4/5ème vous aura traversé l’esprit.
– Votre matelas financier
Il est forcément plus facile de faire un travail qui vous plaît sans avoir la contrainte de rembourser un crédit. Plus facile de prendre des risques si jamais (après expérience non concluante) vous avez de l’argent de côté ou une famille prête à vous aider.
– Situation familiale
Avez-vous une famille à entretenir ? Sans votre salaire, sera-t-il possible de payer les cours d’équitation d’Emilie ou les chaussures de foot de Kévin ? Votre famille est-elle dépendante de vous financièrement ? Votre conjoint.e va-t-il/elle accepter de passer d’un mode de vie sans limites à un mode de vie sobre ? Laisser tomber les vacances à Bali et profiter du sud de l’Italie ? Ces questions ne sont pas anodines : la prise de conscience écologique est parfois brutale et peut laisser des traces, aussi bien dans votre famille que dans votre couple.
– Acceptation du cercle proche
Etes-vous prêt.e à prendre le risque de sortir de la case dans laquelle vous étiez depuis des années ? Etes-vous prêt.e à avoir des remarques quotidiennes de votre famille, collègues et ami.es sur votre changement de trajectoire ? Allez-vous supporter les moqueries et autres petites remarques assassines de certain.es qui vous jugeront, alors même que vous étiez sûr.e qu’ils seraient les premiers à vous soutenir ? Votre changement ne sera pas accepté unanimement. En tout cas, pas immédiatement. Certain.es personnes le supporteront, d’autres non. L’acceptation pourra également survenir plus tard, une fois qu’ils auront eux aussi compris l’urgence climatique.
– Votre santé
Compte tenu du nombre croissant de burn-out dans nos sociétés occidentales, c’est un point à ne surtout pas ignorer. Trop de personnes craquent au travail à cause du stress, la fatigue, l’ennui.. A quel prix ? Combien de temps supporterez-vous cela ? Pour quoi, pour qui ? Si vous aimez l’adage ‘le travail c’est la santé‘, rappelez-vous aussi que la santé passe avant le travail et que le second ne doit pas jouer des tours au premier.
– Votre appétence au risque
Chaque personne est plus au moins prête à prendre des risques selon sa situation, et surtout, chaque personne n’a pas du tout le même goût du risque. Cela n’est pas forcément lié à vos revenus. Certaines personnes passent leur vie sans prendre aucun risque de changement et elles finissent tout à fait heureuses.
Outre ces points listés ci-dessus, il y a une autre variable à ne pas oublier… Qui pourrait finalement être la plus importante.
Chacun sa morale, chacun son éthique
Posez cette question autour de vous : ‘c’est quoi, être éthique ?’. Vous n’obtiendrez jamais deux fois la même réponse. Si l’éthique est bien la science de la morale, personne n’a la même morale. Premièrement, nous ne réagissons pas de la même façon selon la situation. Deuxièmement, nous n’avons ni les mêmes moyens ni les mêmes méthodes pour arriver à nos fins. Ce qui peut paraître normal pour l’un sera absolument inacceptable pour l’autre. Par exemple, boycotter Amazon pourrait apparaître comme une évidence… Et bien non. A l’instar de F. Ruffin, ce n’est pas aussi simple.
Il y a tellement de paramètres à prendre en compte que cela ne sert à rien d’épiloguer : des philosophes essayent de se mettre d’accord depuis 2000 ans et n’ont toujours pas la même définition. Si vous ne me croyez pas, lisez Socrate, Kant, Spinoza ou Bernard-Henri Levy : vous verrez qu’ils n’ont pas la même définition de ce qu’est être éthique.
Aussi, nous avons tous nos contradictions. Vous pouvez être fou amoureux des animaux mais en manger le soir au dîner… Ou encore vous dire écolo et prendre l’avion pour nettoyer des plages à Bali. Vous pourriez même avoir une empreinte carbone exemplaire et être un parfait connard en société. Dans la même optique, des initiatives vertueuses pour les uns pourraient être une horreur pour les autres. Prenez la fermeture de Fessenheim : c’est à la fois une horreur pour les uns et une excellente nouvelle (sincère) pour les autres.
Cette entreprise est-elle vraiment vertueuse ?
Si personne n’a la même définition de la morale, vous devinerez aisément qu’il en sera de même pour définir ‘une entreprise vertueuse‘. Cet article aurait pu commencer par un élément essentiel et déterminant dans votre choix de quitter votre travail : l’étendue des connaissances du problème climatique. Vous n’aurez pas du tout la même vision ni les mêmes envies en fonction du temps passé à lire sur le sujet. Entre 20H de conférences et 1000 heures de lectures, en tentant de comprendre ce qui a marché/pas marché par le passé, ceux qui sont sincères et ceux qui font du greenwashing… vous verrez que votre définition d’une entreprise vertueuse ne sera pas/plus la même.
Alors, tout en gardant en tête que nous aurons besoin de tout le monde, demandez-vous par exemple si Total est une entreprise vertueuse ? SI ce n’est pas le cas, pourriez-vous les rejoindre et les aider à le devenir ? Même chose pour Lafarge, BNPP, L’Oréal, LVMH, Dassault Aviation, Kering… Danone ! J’ai pris beaucoup de plaisir à écouter le président de Danone, Emmanuel Faber, lorsqu’il a annoncé en juin dernier que Danone devenait une entreprise à mission ! Des FRISSONS ! J’en avais pleuré de joie ! J’avais senti un vrai tournant chez Danone. C’est vrai que depuis l’Accord de Paris en 2015, le groupe avait instantanément pris la mesure de l’urgence climatique :
Source : Twitter
Mais pour être une entreprise à mission, il n’y a pas que le climat, il y a l’humain aussi ! La semaine dernière, Danone a bien rappelé qu’ils avaient une mission :
https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/11/23/pres-de-2-000-suppressions-d-emplois-chez-danone_6060768_3234.html
Vous voyez bien que nous pouvons tous avoir des sensibilités différentes. Surtout, n’hésitez pas à consulter le classement des champions du climat du magazine Challenges (où Kering arrive en tête) pour vous en servir de papier toilette boussole, afin de savoir quel groupe rejoindre et avoir un vrai impact sur le climat.
Le mot de la fin
Il est impossible de répondre à la question ‘dois-je quitter mon travail’ sans se connaître soi-même au préalable. Sans peser le pour et le contre, entre ce que l’on risque et ce que nous sommes prêts ou pas à accepter. Le refus de parvenir de Corinne Morel Darleux n’est pas donné à tout le monde et il faut l’accepter.
Quitter son travail pour faire avancer la cause écologique (sauvegarde de la biodiversité, lutte contre les inégalités, etc..) n’est pas chose facile et nous avons de ce point de vue un vrai manque d’accompagnement en France. D’abord sur le plan psychologique, où l’éco-anxiété et la solastalgie prennent de plus en plus d’ampleur et sont encore sous-estimées (voir les travaux de Charline Schmerber à ce sujet). Ensuite, sur le plan de l’accompagnement : que faire, une fois que j’ai quitté mon travail ? En rejoindre un autre ? Comment ? Quel accompagnement ? Et ne devrais-je pas rester dans mon entreprise (comme Total) pour participer à la redirection du groupe ? Ou au démantèlement…
Pour conclure, j’aimerais vous partager une phrase qui m’a particulièrement marqué cette semaine : ‘passé 30 ans, on sauve plus rien, on se sauve‘. C’est finalement simple : sauvez-vous et vous sauverez les autres. Posez-vous maintenant les deux questions suivantes : ‘qu’est ce que je fais pour le climat et l’environnement, et que pourrais-je faire de plus ?‘
Vous savez ce qu’il vous reste à faire.