Matthieu Auzanneau : directeur du groupe de réflexion sur la transition énergétique The Shift Project et auteur d'essais dont Or Noir. La grande histoire du pétrole, publié en 2015 aux éditions La Découverte et Pétrole : le déclin est proche, publié avec Hortense Chauvin en 2021 aux éditions du Seuil. [The Shift Project]
Lors de l’Univershifté organisée par The Shift Project, groupe de réflexion sur la transition énergétique, EURACTIV s’est entretenu avec son directeur, Matthieu Auzanneau, au sujet des risques sur les approvisionnements pétro-gaziers de l’Union européenne (UE) et de l’impératif sécuritaire de la sobriété énergétique.
Matthieu Auzanneau est l’auteur d’essais, dont Or Noir. La grande histoire du pétrole, publié en 2015 aux éditions La Découverte et Pétrole : le déclin est proche, publié avec Hortense Chauvin en 2021 aux éditions du Seuil.
POINTS FORTS DE L’INTERVIEW
- L’UE n’est pas préparée au déclin inexorable de la production pétro-gazière russe et va subir des contraintes sur les volumes d’approvisionnement ;
- Vladimir Poutine profite de la « naiveté » de l’UE pour réimposer un rapport de force ;
- La sobriété énergétique est un impératif sécuritaire ;
- L’exemple syrien est un avertissement pour les sociétés européennes bordées par des régimes puissants dont la survie dépend de la manne pétrolière.
Le Shift Project publiait en mai 2021 une étude sur les risques d’approvisionnements futurs en pétrole de l’UE. Que dit-elle ?
En 2020, nous avions publié une première étude sous l’égide du ministère des Armées français, fondée sur les données fournies par la société d’intelligence économique spécialisée Rystad Energy.
Cette étude montrait que plus de la moitié des approvisionnements de l’UE provient de pays pétroliers dont la production devrait décliner d’ici 2030.
Il s’agit de pays qui, faute de réserves suffisantes, sont soit déjà en déclin (l’ensemble du continent africain), soit au bord du déclin, comme la Russie.
Confiée à deux anciens responsables de la production de Total et à l’ancien expert pétrolier n°1 de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), notre deuxième étude publiée en 2021, donc avant l’invasion de l’Ukraine, aggravait le constat : l’UE risque fortement de subir des contraintes d’approvisionnement dès la décennie 2020, sauf si le boom du « pétrole de schiste » [tight oil ou shale oil en anglais] se poursuit aux États-Unis et si la Russie maintient ses capacités de production.
Les Etats-Unis ont « salué » mardi (31 mai) l’embargo sur les importations de pétrole russe décidé par les 27 pays de l’Union européenne pour « entraver » ce « point fort de la machine de guerre de la Russie » .
Qu’en est-il aujourd’hui avec la guerre en Ukraine et l’accélération de la baisse des approvisionnements russes comptant pour 30% des importations fossiles de l’UE ?
En février 2021, Total prévenait déjà qu’il risque de manquer pas moins de 10% de la production mondiale de pétrole [environ 10 millions de barils/jour] pour répondre à la demande d’ici 2025.
Or, la situation apparaît encore plus grave aujourd’hui.
Côté Américains, la production de « pétrole de schiste » est ralentie par le poids de la dette des producteurs.
Côté Russes, dès avant la guerre les autorités faisaient savoir que les extractions ne pourraient sans doute jamais revenir à leur niveau pré-Covid en raison du vieillissement de la production. Et faute d’investissements, les sanctions occidentales devraient vraisemblablement précipiter ce déclin.
L’impréparation de l’UE est historique et tragique. Lorsque l’on fait la taille d’un continent, on ne change pas de fournisseur comme on change de crémerie.
Quel est le lien entre les sanctions et la production russe ?
La quasi-totalité des opérateurs occidentaux s’apprêtent à plier bagage, entraînant une dégradation brutale des perspectives de production du pays à moyen terme.
Rystad penche désormais pour une production d’environ 7 millions de barils/jour en 2030, soit 30 % de moins qu’avant la guerre ! Dommage pour l’UE, puisque la Russie est son premier fournisseur…
Le risque de contraintes sur les approvisionnements de l’Union européenne est extrêmement élevé pour la décennie 2020 et certain à l’horizon de la décennie 2030.
Ici, le problème principal n’est ni géopolitique, ni industriel, car le tarissement de plus de la moitié des sources de pétrole actuelles de l’Europe est avant tout un phénomène écologique.
La guerre en Ukraine pourrait donc être une guerre de ressources ?
Sans doute que l’accès aux ressources agricoles et minières immenses de l’Ukraine pèse dans la logique de Vladimir Poutine. Mais avec le chantage exercé sur le gaz, Moscou nous rappelle avant tout ce qui a fait l’histoire de l’Europe jusqu’en 1945 : les logiques de puissance pures.
Cette logique est évidemment tributaire de ressources adéquates en énergie.
Toute l’Europe occidentale s’est montrée naïve. L’Allemagne, en premier lieu, qui s’est crue « vaccinée » contre les logiques de puissance.
La sobriété énergétique est un impératif sécuritaire structurel de long terme.
L’UE a les plus grandes ambitions climatiques au monde, mais demeure le plus gros importateur mondial d’énergies fossiles… Or, j’insiste, une large part de ses sources d’approvisionnement s’épuisent, que l’on parle de pétrole… ou de gaz !
Justement, quel est le narratif à mettre en place pour la sobriété énergétique ?
D’abord, il est nécessaire d’entendre de la part de nos responsables politiques, européens en particulier, un message d’alerte sur le caractère inexorable de la fin des énergies fossiles.
L’idée que le gaz est un intermédiaire indispensable sur le chemin de la transition énergétique est frauduleuse. De plus, la production gazière en mer du Nord est un cas d’école d’épuisement géologique.
Le Royaume-Uni est d’ailleurs en train de se désengager des gisements pétroliers et gaziers en mer du Nord.
Le « désengagement » sert à amuser la galerie, ce n’est pas une affaire de choix. Il y a simplement des puits qui se vident, et cela va continuer.
Donc si nous n’amorçons pas sérieusement la sortie des énergies fossiles de notre plein gré, dans la cohérence et la paix, cela se fera de force, à la Mad Max.
Selon moi, le dernier Mad Max (2015) raconte l’expansion de Daesh en Syrie : en 2008, le régime de Bachar Al-Assad ne peut plus subventionner l’économie syrienne, car les puits de pétrole syriens s’épuisent.
En parallèle, le pays subit une sécheresse terrible, sans doute liée au changement climatique.
Ce serait obscène de considérer que seules ces conditions ont déclenché la guerre civile. Mais je note que, comme au Vénézuela ou au Yémen, le déclin structurel de la production pétrolière précède d’une dizaine d’années le cauchemar.
Ce devrait être un avertissement éblouissant pour les sociétés européennes bordées par des régimes puissants dont la survie dépend d’une manne pétrolière appelée à se tarir : Russie, Algérie, Nigeria, etc.
C’est finalement ce que dit Jared Diamond dans son essai Effondrement. Le manque de ressources d’une civilisation l’entraîne inexorablement vers le déclin et perdre une guerre n’est finalement qu’un « coup de grâce ».
Nous sommes à un moment fatidique de l’Histoire, aux limites physiques de la croissance. La vocation de l’écologie politique est de confronter le jeu politique aux réalités physiques.
Il y a donc un aggiornamento puissant, urgent et lucide à mener par toutes les organisations politiques, quelle que soit leur idéologie.
Si pour l’instant les banques centrales n’osent pas tirer la prise, j’ai peur que d’ici un an, nous nous réveillions dans un monde très différent, aussi instable économiquement que politiquement.
Le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique (CITEPA) vient de publier ses dernières estimations de rejets de gaz à effet de serre de la France. Le ministère de la transition énergétique se félicite : -9,6% entre 2017 et 2021.
Pour l’hiver à venir, les mesures telles que le remplissage des stocks de gaz ne seront donc pas suffisantes ?
Quand on presse trop fortement sur la carotide du système économique, son cerveau fait des bêtises.
Nous allons être pris à la fois par des phénomènes de volatilité des prix et de limitation des quantités disponibles. C’est inexorable si nous tardons à nous sevrer des énergies fossiles.
Je suis en colère contre l’incurie, l’inconséquence et l’aveuglement des autorités politiques européennes et nationales. Lorsque nous leur présentons nos travaux, rien ne se passe.
Pourtant, de Total à l’AIE, en passant par le Kremlin et les grandes banques d’affaires, beaucoup tirent la sonnette d’alarme depuis des années !
N’y a-t-il pas un biais psychologique ? L’opinion publique sait que c’est dangereux, mais elle préfère se voiler la face…
« Les hommes croient volontiers ce qu’ils désirent » écrivait Jules César. Autrement dit, nous prenons nos désirs pour des réalités. Cette puérilité risque de nous coûter cher.
Avec la transition énergétique, notre société technique née il y a 150 ans est en pleine crise d’adolescence. Certaines se terminent très mal, mais cela n’a rien d’une fatalité !