Une étude majeure publiée mercredi 9 février 2022 rebat les cartes au sujet du peuplement de notre espèce, Homo sapiens. Ce dernier serait apparu en Europe continentale il y a quelque 54.000 ans, soit plus de dix millénaires avant la date jusqu'ici acceptée. Il aurait également occupé à moins d'un an d'écart un territoire investi par une population néandertalienne.
Un crâne de Neandertal trouvé dans une sépulture de la Chapelle-aux-Saints, en Corrèze, et présenté lors de l'exposition "Neandertal" au Musée de l'Homme, en 2016.
C’est une conclusion qui bouscule encore un peu plus les idées admises pour acquises sur nos origines. Dans un article de près de 130 pages publié mercredi 9 février 2022 dans la revue Sciences Advances, le chercheur français Ludovic Slimak, grand spécialiste de Néandertal, et son équipe, démontrent non seulement que les humains modernes n’ont pas simplement "remplacé" leurs cousins néandertaliens en Europe continentale, en fournissant les preuves d’une coexistence entre les deux populations, mais que l’arrivée de Sapiens sur le Vieux continent serait plus précoce qu’on ne le pensait jusqu’alors, de 10.000 ans environ.
Leurs résultats, fruit de près de 25 ans de fouilles dans la grotte Mandrin, un abri rocheux situé dans la commune de Malataverne, dans la Drôme, s’appuient sur des éléments que les chercheurs estiment indiscutables : des restes humains, et plus précisément une dent, dont l’analyse révèle son appartenance certaine à un humain moderne archaïque. "Nous sommes en mesure d’affirmer grâce à nos travaux que Sapiens arrive en Europe continentale, et plus précisément dans la vallée du Rhône, dès 54.000 ans au moins, et qu’il occupe durant 40 ans environ un site colonisé par Néandertal à peine un an plus tôt", explique Ludovic Slimak, chercheur au CNRS et à l'Université Toulouse-Jean Jaurès. Un an, soit un battement de cils à l’échelle de l’histoire de l’évolution. Et une période suffisamment courte pour imaginer que les deux groupes se sont croisés, bien qu’aucun élément à ce jour ne prouve un quelconque contact entre eux.
Un crâne de Néandertal, à gauche, côtoie celui d'un Homo sapiens, à droite, dans une exposition au Muséum nation d'Histoire naturelle américain Smithsonian, le 17 mars 2010. Crédits : AFP /Mandel Ngan
Un exemple unique au monde
Jusqu’ici, partout où ils ont été trouvés dans le monde, les restes fossilisés des premiers humains modernes n'avaient été identifiés dans les archives stratigraphiques qu'au-dessus des restes des néandertaliens, empêchant les scientifiques de démontrer où et quand ces homininés avaient pu interagir. "Nous pensions qu’Homo sapiens était arrivé quelque part en 42.000 et 45.000 ans et qu’il avait remplacé les populations établies sur le territoire depuis des centaines de millénaires", remet en contexte l’archéologue. Mais à leur grande surprise, les scientifiques ont constaté qu’un ou deux millénaires après cette occupation par nos ancêtres archaïques, Néandertal était revenu sur le même site !
"Il s'agit de la première occurrence au monde d’une occupation néandertalienne postérieure à une occupation par l’humain moderne."
Pas moins de cinq niveaux stratigraphiques néandertaliens recouvrent en effet la couche où résident les preuves de la présence de Sapiens sur quatre décennies au moins, soit deux générations environ. "La couche correspondant à Sapiens recouvrant elle-même un niveau néandertalien, elle est comme prise en sandwich entre des couches relatives à Néandertal", détaille le chercheur. Il s’agit là de la toute première occurrence au monde d’une occupation néandertalienne postérieure à une occupation par l’humain moderne. "Partout ailleurs, quand Sapiens arrive, les autres populations - Néandertiens, Denisoviens... - tirent leur révérence définitivement", assure Ludovic Slimak. "Ici, ce n’est pas le cas. Et nous avons des éléments diagnostics dans toutes les couches pour le prouver." Exceptionnellement riche en données, la grotte Mandrin a permis la collecte de dizaines de milliers d'objets archéologiques, multipliant ainsi les opportunités d'obtenir des certitudes (si l'on peut se permettre, en science, de lâcher un tel mot).
Le Néronien, un Sapiens insoupçonné
Ces conclusions, Ludovic Slimak les mûrit en réalité depuis 2004, date à laquelle il soutient sa thèse. Il y présente l’"anomalie" qu’il estime avoir identifié lors de ses recherches à Mandrin : une couche stratigraphique qui contient d’étranges petits artefacts en pierre, bien trop fins et sophistiqués pour avoir été taillés par des néandertaliens. Il donne alors une dénomination à cette culture qui "sort du lot", le Néronien. Il comprendra à qui il avait vraiment affaire seulement quinze ans plus tard, lors d’un programme de recherche d’un an auquel il est convié à Harvard aux côtés de sa consoeur et compagne, Laure Metz. Là-bas, en travaillant sur des artefacts trouvés sur des sites de la Méditerranée orientale - des sites que l’on sait déjà occupés par des humains modernes dès 54.000 ans -, il comprend que le Néronien n’est autre qu'un Sapiens. Un Sapiens présent, donc, dans le Sud de la France dix millénaires avant son arrivée supposée. Un Sapiens venu s’installer dans cette grotte à peine quelques mois après que Néandertal y a dormi, mangé, et peut-être même donné la vie.
Les fouilles de la grotte Mandrin ont débuté au tout début des années 1990. Ici, des fouilles en 2010. Crédits : Ludovic Slimak
L’année suivante, en 2018, Ludovic Slimak demande à Clément Zanolli, paléoanthropologue pour le CNRS et l’Université de Bordeaux, d’analyser en très haute résolution l’une des neuf dents "néroniennes" trouvées des années plus tôt à Mandrin, celle d’un enfant âgé de 2 à 6 ans qui est également la seule à avoir été trouvée dans la strate où les petits objets néroniens reposaient. La morphologie de la dent de lait, une molaire, ne ment pas. Elle est bien celle d’un Homo sapiens archaïque, un Homo sapiens du Pléistocène. Les huit autres, elles, sont néandertaliennes. Pour Ludovic Slimak, le puzzle est complet : Sapiens était bien là avant qu'on ne le croit, laissant derrière lui ses outils typiques de la microlithisation, cette miniaturisation demandant une grande technicité et que seul l’humain moderne s’est montré capable de maîtriser.
Un débat en perspective
De telles affirmations risquent indéniablement de faire l'effet d'une bombe dans le monde de la paléo-anthropologie. À l'heure même de la publication de l'étude, dans un article du journal Le Monde, le paléo-anthropologue Jean-Jacques Hublin, professeur au Collège de France, émettait ses doutes quant à la fiabilité de la preuve principale : "Une dent de lait, ce n’est pas comme un squelette, un crâne ou un fémur. C’est tout petit, ça se balade, ça peut se promener dans la stratigraphie."
Qu'importe, Ludovic Slimak est sûr de lui : les chances qu'une dent de lait ait atterri par hasard - ou plutôt par erreur - dans cette couche stratigraphique sont à son sens nulles. "Cette découverte constitue un tournant majeur, sans doute aussi bouleversante que la découverte de la grotte Chauvet en 1994 (la plus ancienne grotte peinte du monde, qui s'est avérée deux fois plus ancienne que l'art rupestre jusqu'alors considéré le plus ancien, NDLR). Le fait est qu'aujourd'hui, nous ne pouvons ni pour Chauvet ni pour Mandrin faire une proposition alternative qui tient la route. Nous avons été évidemment les premiers à remettre en question nos propres conclusions, mais nous n'avons pas trouvé d'explication plausible autre que celle formulée dans notre article." Ludovik Slimak rappelle enfin qu'il ne brandit pas qu'une dent, mais bien "tout un ensemble de données archéologiques solidement datées grâce aux technologies de pointe et à des experts du monde entier."
La grotte Chauvet se trouve justement à 25 kilomètres seulement de Mandrin. Un hasard ? Peut-être pas. "Le Rhône est l'un des fleuves les plus importants d'Europe et constitue la seule voie naturelle depuis la côte méditerranéenne vers l'Europe continentale. Nous tenons là le témoignage solide d'un processus historique majeur qui s'est produit dans l'une des zones géographiques les plus importantes d'Europe en termes de migrations naturelles." Aujourd'hui encore, au-dessus de la grotte Mandrin, plus de 100.000 véhicules empruntent chaque jour l'autoroute A7, faisant d'elle l'une des voies les plus fréquentées d'Europe.