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InfoPar Romuald La Morté
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La semaine a débuté sous de mauvais auspices chez Esprit Belgique. 15 magasins ont définitivement fermé leurs portes ce lundi dans notre pays. 148 personnes se retrouvent dès lors sans emploi du jour au lendemain. Une surprise ? Pas vraiment. Fin mars, la chaîne suisse annonçait sa faillite. Comment en est-on arrivé là ? Pourquoi d’anciennes marques populaires périclitent ? Le monde change et ses habitudes de consommation avec lui…
Esprit dépose le bilan en Belgique : 148 travailleurs sur le carreau - direct
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Le milieu du prêt-à-porter ne se porte pas bien et c’est un euphémisme. Des marques comme Camaïeu, Gap, Superdry ou encore Kookaï et Pimkie ont connu des fortunes et mésaventures diverses ces dernières années.
"Je pense que ça illustre bien le défi global que rencontre aujourd’hui le secteur de la mode. Il est confronté à de nouveaux objectifs environnementaux comme la durabilité et à des phénomènes comme la super consommation. Certaines marques se sont peut-être parfois un peu reposées sur leurs lauriers en se disant que leur réputation permettait d’asseoir les risques. Or, il faut toujours rester en adéquation avec les tendances actuelles du marché", explique Claire Gruslin, professeure en management et marketing à l’Université de Liège.
"Une simple petite recherche montre un encéphalogramme décroissant pour les recherches Web et à plat pour les recherches images et vidéos. Cela démontre qu’Esprit a raté le train de la digitalisation et n’a pas su créer le narratif nécessaire pour embarquer ses clients, contrairement à Mango ou Shein", note de son côté David Dubois, spécialiste en marketing et professeur à l’INSEAD à Paris.
"En effet, l’arrivée d’internet et de l’e-commerce a été décisive. Mais leur philosophie n’était plus assez claire. Esprit a clairement perdu sur le terrain du lifestyle, au détriment d’autres comme Nike", ponctue Fons Van Dyck, directeur du think tank BBDO et professeur en branding et communication à la VUB.
Les mentalités ont évolué
Derrière ces faillites, il y a aussi des changements dans les comportements des consommateurs qui n’ont pas été assez anticipés. "Le marché a changé les mentalités. On s’habille différemment, on consomme différemment qu’il y a 20 ans. Les gens ont des attentes plus spécifiques par rapport aux vêtements. Aujourd’hui, une marque ne peut pas être présente uniquement en magasin. Elle doit être sur de multiples canaux et pratiquer la vente en ligne", détaille Claire Gruslin.
"Le secteur de la mode est en plein bouleversement. Dans le passé, faire du shopping c’était l’unique activité du week-end. Aujourd’hui la concurrence est extrême. L’achat de vêtements n’est plus la grande priorité du portefeuille. De plus, le marché est saturé tellement les offres sont diverses et variées. Les gens sont aussi plus exigeants et mieux informés, n’hésitant pas à comparer les prix", analyse Astrid Lefèvre, consultante en business development et créatrice du podcast We Love Belgian Brands.
L’émergence de la seconde main
Le développement du secteur de la seconde main n’est également pas à négliger : "Cela s’est vraiment très popularisé et ça joue un rôle dans ce qu’il se passe là maintenant. Allez à Anvers le samedi et vous verrez que les gens font la queue devant ces magasins. Les habitudes d’achat changent", souffle Astrid Lefèvre.
De "tendance" à "has been"
"Esprit avait une image et une notoriété très forte dans les années 90. Mais par la suite ils ont perdu leur âme. Ils n’ont pu trouver un nouveau groupe cible après leur popularité chez les boomers", complète Fons Van Dyck, professeur à la Vrije Universiteit Brussel.
Avec l’usure du temps, une marque est-elle condamnée à devenir démodée ? Pas nécessairement pour notre experte de l’ULiège : "Plusieurs sociétés perçues comme vieillottes ont réussi à se repositionner. Prenez Damart par exemple. Cette marque était concentrée sur les mamans et les mamys mais elle a pivoté vers un public plus jeune. Elle a su se réinventer en se concentrant sur l’expérience client multicanal. Ce qui veut dire qu’elle a compris que sa cible sur les plateformes de vente en ligne n’était pas la même que celle qui vient en magasin. Damart a proposé en version online des produits adaptés à un public plus jeune et désireux de payer avec son mobile".
L’expérience proposée aux clients doit donc s’adapter à l’évolution du monde selon notre intervenante. Comme Burberry qui a opéré avec succès un "rebranding" lui permettant de changer l’identité de sa marque. Le nom reste, le corps change, si on voulait verser dans la métaphore.
Aujourd’hui Damart a repris du poil de la bête. Ce qui est tout le contraire pour Esprit. "C’était pourtant une marque reconnue avec un bon rapport qualité prix mais elle n’a pas su rester tendance chez les plus jeunes. Même si ce n’est pas la seule un peu à court de souffle", confirme Claire Gruslin. D’où l’importance de bien renouveler son design et son style…
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Bien cerner son public
"Garder la cible dans son viseur" : cela pourrait être une réplique d’un James Bond mais c’est surtout une donnée vitale pour rester en vie dans ce secteur très concurrentiel. "C’est très important de rester cohérent. Il faut répondre aux attentes de son public. Dans le cas d’Esprit et d’autres marques, la cible était a priori mauvaise voire en régression ou encore en déclin. Ce qui conduit à des soucis d’efficacité sur le marché et à des performances financières probablement insuffisantes", énumère Claire Gruslin, professeure en management à l’ULiège. L’entreprise mère n’hésitant dès lors pas à débrancher la prise sans sourciller.
Un dernier enseignement à enfiler ? "Je pense que la fermeture de ces magasins va vraiment affecter négativement la perception de la marque par les consommateurs. Ce qui peut avoir des répercussions sur des marchés plus lointains. Donc ça met aussi en évidence l’importance de maintenir une relation positive avec sa clientèle. Soit en renforçant certains canaux ou l’expérience client. Esprit va devoir trouver des solutions en redirigeant ses clients vers d’autres points de vente et en ne laissant surtout pas à l’abandon. Cela serait clairement extrêmement néfaste pour la marque", glisse Claire Gruslin. "Ce genre de scénario est amené à se répéter. The winner takes it all", conclut Fons Van Dyck en citant ABBA.
Car si la marque Esprit a certes déposé le bilan, elle ne disparaît pas pour autant, restant "online". Reste à savoir si cet ouragan qui transperce le secteur de la mode permettra à ce dernier de s’adapter ou a contrario le condamnera à finir sa vie dans de vieux entrepôts. On pourrait enfin se poser des questions sur la gestion de ces grands groupes brassant des millions pour finir en faillite…
© BELGA – JAMES ARTHUR GEKIERE
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