L’histoire de l’Art regorge de frasques, mais celle que je vais vous compter est particulièrement cocasse. Le 10 mars 1910, Joachim-Raphaël Boronali entre dans l’histoire de l’Art français avec un seul et unique tableau. Mais que s’est t-il passé ? Le tout certifié par huissier.
Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique
Un jeune peintre enflammé
En 1910, dans la salle 22 du Salon des indépendants de Paris, tous se pressent devant une huile sur toile de 81 centimètres de long sur 54 centimètres de large dénommée Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique. Il s’agit d’un paysage dont la moitié haute est peinte de couleurs vives orange, jaune et rouge et sur sa moitié basse d'un bleu qui évoque la mer. L’on peut lire en bas à droite en lettres oranges, la signature “J R BORONALI ” pour Joachim-Raphaël Boronali (« peintre né à Gênes »). Dans les journaux, il publie son Manifeste de l'excessivisme où il justifie ainsi son nouveau mouvement pictural :
« Holà ! grands peintres excessifs, mes frères, holà, pinceaux sublimes et rénovateurs, brisons les ancestrales palettes et posons les grands principes de la peinture de demain. Sa formule est l'Excessivisme. L'excès en tout est un défaut a dit un âne. Tout au contraire, nous proclamons que l'excès en tout est une force, la seule force... Ravageons les musées absurdes. Piétinons les routines infâmes. Vivent l'écarlate, la pourpre, les gemmes coruscantes, tous ces tons qui tourbillonnent et se superposent, reflet véritable du sublime prisme solaire : Vive l'Excès ! Tout notre sang à flots pour recolorer les aurores malades. Réchauffons l'art dans l'étreinte de nos bras fumants ! »
Le père Frédé et son âne Lolo, alias Boronali, aux hameau de Armenats, commune de Saint-Cyr-sur-Morin.
Le scandale comme manifeste
Une fois la curiosité des journalistes et du public piquée, la supercherie est dévoilée par son instigateur : Roland Dorgelès (1885 - 1973) écrivain et journaliste. Il explique son coup d’éclat au directeur du journal L'Illustration. Constat d'huissier à l'appui, il révèle que le tableau Et le soleil s'endormit sur l'Adriatique est un canular peint par un âne dénommé Lolo. Le plaisantin indique au directeur que le nom Boronali est l'anagramme d'Aliboron, l'âne de Buridan lequel, hésitant entre la paille et l'eau, finit par mourir. Il indique également que, plus qu’un canular potache, cette action vise à
« montrer aux niais, aux incapables et aux vaniteux qui encombrent une grande partie du Salon des indépendants que l'œuvre d'un âne, brossée à grands coups de queue, n'est pas déplacée parmi leurs œuvres. »
L'âne en train de peindre devant des témoins.
La réalisation de la toile
Sur une célèbre photographie, l'on voit Dorgelès et ses amis masqués en train de trinquer derrière un âne à la queue duquel est fixé un pinceau. Cet âne n’est autre que Lolo, l'âne de Frédéric Gérard, dit « le père Frédé », tenancier du Lapin agile, un cabaret de Montmartre. Le 8 mars 1910, Roland Dorgelès emprunte donc Lolo, et fait appel à maître Brionne, huissier de justice. Il attache un pinceau à la queue de l’âne puis, à chaque carotte, Lolo remue sa queue avec vigueur, appliquant les pigments à grands coups de brosse énergiques. L’affaire fait bien entendu grand bruit, mais la toile est devenue célèbre et André Maillos rachète la toile de Boronali pour la coquette somme de 20 Louis (équivalant à 3 500 € de 2013). Dorgelès reverse cette somme à l'orphelinat des Arts. En 1953, le collectionneur d'art Paul Bédu rachète le tableau qui est depuis exposé à l'espace culturel Paul-Bédu de Milly-la-Forêt en Essonne.
Il a été exposé à plusieurs reprises ces dernières années, une fois en 2016 au Grand Palais de Paris dans le cadre de l'exposition Carambolages et en 2018 lors de l’exposition Ateliers d’Artistes à Montmartre au Musée Montmartre.
Cette histoire rocambolesque qui marquait déjà une critique mordante de l’art contemporain fait sourire les amateurs éclairés et les étudiants facétieux. L’oeuvre est également connue sous le nom Coucher de soleil sur l'Adriatique.