Source de l’illustration: Aleksandr Barsukov
L’actualité récente nous force à expérimenter l’incertitude, d’abord générée par une pandémie, maintenant par des opérations militaires. Les opérationnels de l’armée ont besoin, pour s’y préparer, de se projeter dans le futur, y compris dans des scénarios invraisemblables. Les prospectivistes, capables d’envisager l’inimaginable, produisent des fictions futuristes inspirantes. Ces fictions sortent du cadre, c’est leur rôle, mais parfois trop pour que les opérationnels, attendant des idées qualifiées et structurées, puissent s’en saisir. Il manque une passerelle entre ces deux manières de penser. Comment donc créer ces liens entre opérationnels et prospectivistes?
Un traducteur entre opérationnels et prospectivistes
Le département de la défense suisse, via son programme de prospective technologique deftech, a lancé une expérimentation pour travailler cette question. Le but du programme est d’anticiper les nouvelles technologies ainsi que les cas d’usages qui auront un impact sur la manière de défendre et préserver la sécurité nationale. Une partie des activités du programme consiste à produire des narratifs futuristes mettant en situations différentes technologies et systèmes futuristes avec toujours le soldat, c’est-à-dire l’être humain au centre des réflexions. Ces narratifs doivent générer sous différentes formes des questions pertinentes pour les sphères opérationnelles (Terre, Air, Espace, Cyberespace, Information, Electromagnétique, Mer). Comme exemple, les prospectivistes ont proposé le récit d’une panne de drones généralisée dans un monde où beaucoup de fonctionnalités civiles comme militaires sont portées par ceux-ci.
Après partage de ce narratif, les réactions des opérationnels furent très directes « merci pour ces fantaisies futuristes MAIS il y aura un effort à faire pour garantir une interface entre les « penseurs-rêveurs » qui génèrent les vraies idées visionnaires et les « militaires terre-à-terre » qui veulent du concret consommable ». Nous sommes ici, il est vrai, dans un contexte particulier, mais ce genre de réaction n’est-elle pas transverse à toutes les industries?
Comment créer une passerelle entre le rêve et le terre-à-terre?
Pour ce faire, nous avons révisé notre méthode de travail. Nous avons construit une représentation systémique du soldat, c’est-à-dire un modèle permettant en un coup d’œil de répondre à 3 questions:
- Quel rôle, quelle mission remplit le soldat ? Dans quel environnement évolue-t-il ?
- Quelles fonctions, quelles transformations réalise-t-il ?
- De quoi est-il constitué ?
Ce modèle a été construit de manière la plus atemporelle possible et à deux échelles, celle des forces armées [C1] et celle plus spécifique du soldat et de son équipement [C2].
Nous nous sommes ensuite servis de cette représentation comme outil de traduction de la fiction vers le référentiel cognitif de l’armée en suivant les étapes suivantes :
- poser la situation de la fiction dans le modèle systémique
- identifier les effets concrets que l’on pourrait chercher à obtenir dans cette situation et faire le lien avec des aptitudes du soldat telles que décrites dans le référentiel de l’armée
- associer à ces effets désirés les exemples de moyens futurs mis en œuvre dans la fiction
- formuler les questions soulevées en lien avec des effets désirés
Le résultat est une expression claire et précise des questions auxquelles le récit apporte des réponses dans un langage parlant pour les opérationnels, avec en bonus une concrétisation d’autres questions que la fiction invite à explorer.
Ainsi, grâce à la traduction des référentiels de chacun dans le modèle systémique, une passerelle efficace s’est mise en place entre opérationnels et prospectivistes, permettant un réel apport mutuel.
Exemple d'approche systémique: la vue fonctionnelle du soldat
Outil de traduction: de la nécessité de la co-construction
Fort du mécanisme de déconstruction créé entre une fiction écrite en amont et le référentiel de l’armée, nous avons ensuite testé celui-ci dans l’autre sens : du référentiel de l’armée à celle du narratif. Nous avons réalisé que la mise en récit allait nécessiter une étape supplémentaire que nous appelons la «boîte à idées futuristes». Celle-ci se compose de pistes d’explorations potentielles partant de besoins militaires intégrant les différentes tendances technologiques pour leur réalisation. De la même manière que nous devons parler un certain langage pour dialoguer avec les opérationnels, il faut naturellement adopter le langage des créatifs et prospectivistes pour permettre la réalisation d’une fiction.
Pour ce faire, nous avons analysé les différents principes d’emplois opératifs, qui sont les effets attendus lors de la conduite des opérations militaires, en considérant comment ceux-ci pourraient être réalisés au travers du modèle systémique. Nous avons alors obtenu une traduction du référentiel de l’armée en pistes d’exploration dans un langage parlant pour les créatifs.
Dans les principes, le potentiel de cet outil de traduction est donc avéré : le modèle systémique offre un cadre commun qui sert de « passerelle » à chacune des parties prenantes pour entrer dans l’univers de l’autre. Dans la pratique, pour bénéficier de ce potentiel, il convient de s’assurer du respect d’une condition fondamentale : ce cadre commun doit être le fruit d’une véritable co-construction avec des représentants de chacun des univers, guidée par la méthode de modélisation systémique. Cette co-construction est indispensable pour que le cadre commun soit interprétable pour chacune des parties et au bon niveau de grain par rapport à la problématique à explorer. La collaboration doit également se poursuivre dans l’utilisation de ce cadre pour générer des idées pertinentes et nourries des expertises métier.
Stimulateur de créativité cohérente – naviguer dans le cadre sans en faire un carcan !
Au-delà de son rôle de traduction, ce cadre commun peut aussi être utilisé comme un stimulateur de créativité, à condition toutefois de ne pas le considérer comme un carcan ! Au contraire, il s’agit de l’utiliser comme un révélateur d’incomplétude dans la considération d’une thématique. Deux exemples de cet usage ont été produits, toujours dans le cadre des produits d’anticipation deftech.
Premier exemple : en 2021, le Dictionnaire du soldat du futur a vu le jour, proposant des nouveaux mots pour décrire des concepts et situations militaires futuristes. Partant de l’un des mots créés « dynabotte » – un équipement permettant au soldat de générer de l’électricité lorsqu’il est en mouvement – nous avons procédé en plusieurs étapes:
- Positionner ce concept à l’intérieur du modèle systémique : la dynabotte est un constituant du soldat équipé
- Balayer les interfaces physiques avec les autres constituants du soldat équipé : l’ajout de la dynabotte crée-t-elle des interférences avec d’autres équipements ?
- Remonter au niveau des fonctions réalisées par le soldat : la dynabotte apporte une nouvelle capacité à la fonction « produire de l’énergie ». Qu’en est-il des fonctions de distribution, stockage, dissipation d’énergie ? Et vis-à-vis des fonctions « se déplacer », « se cacher », risquent-elles d’être amoindries par l’ajout de la dynabotte qui pourrait chauffer et de fait être plus visible dans le spectre infrarouge?
- Basculer du point de vue des interfaces externes du soldat : la dynabotte est-elle compatible avec tout type de terrain et environnement ?
- Remonter cette fois à l’échelle des forces armées : la dynabotte requiert-elle une maintenance spécifique si elle est déployée à large échelle ?
Cette méthodologie d’architecture système, bien connue des départements d’ingénierie de pointe, est ici adaptée « au juste nécessaire », en prenant en compte le fait qu’on ne cherche pas à développer un système mais simplement à ouvrir le champ des possibles dans la réflexion.
Dans ce cas, le modèle systémique permet de cheminer à partir d’une idée vers une multitude d’autres idées, apportant simplement des repères pour naviguer d’une échelle à l’autre et obligeant à identifier d’éventuels impacts indirects.
Le même mécanisme fonctionne en partant non pas d’une solution mais d’une situation externe et en tirant le fil dans l’autre sens, jusqu’à faire émerger des solutions. Testé sur l’exemple d’une « moisissure qui interrompt la communication internet à l’échelle nationale », il a permis en quelques minutes d’enrichir la situation de questions à résoudre et d’idées de solutions.
Comment une nouvelle notion permet de générer des idées en suivant une approche systémique. Exemple avec le mot Dynabotte.
Classeur fédérateur infini – pour peu qu’on l’ancre dans les pratiques !
A l’échelle, non plus d’une seule étude, mais d’un programme cette fois, le modèle systémique peut servir de classeur fédérateur. En effet, un programme de prospective comme deftech, c’est avant tout une communauté d’acteurs, un réservoir à idées et à approches variées. Chacune des méthodologies et des produits créés apporte sa contribution à la mission complexe qu’est « imaginer le futur de l’armée suisse ». Naviguer dans ce patchwork de publications est un régal pour ceux qui aiment cheminer au gré du vent. Pour ceux qui préfèrent visualiser les thématiques traitées et choisir un chemin plus direct, le modèle systémique peut apporter une structuration précieuse.
Dans cette optique, nous avons prototypé cette utilisation du modèle systémique comme une armoire de rangement, en classant les différents concepts du dictionnaire du soldat du futur dans le modèle systémique. Ce travail a révélé aussi bien les zones bien explorées et les zones d’ombre. Il permet également de fournir une clé de lecture structurée à cette liste de concepts.
L’intérêt de disposer de cette grille de classement commune est de pouvoir articuler plus facilement les apports de chacun des projets du programme de prospective : un outil de cadrage permettant de définir l’angle et le niveau d’exploration, ou bien à utiliser comme clé de lecture pour l’analyse de documents extérieurs. Ce principe sera élargi à plus grande échelle, à l’ensemble du programme deftech.
Il y a cependant un piège à éviter: celui de penser qu’il s’agit d’une structure figée et préétablie. Encore une fois, il est primordial que le modèle systémique utilisé soit le fruit d’une co-construction permettant à chacun d’y poser sa contribution.
Par ailleurs, tout l’enjeu est d’arriver à ancrer ce modèle au sein des pratiques des différentes parties prenantes afin qu’il puisse être enrichi et adapté au fur et à mesure, de manière intégrée aux études et non comme un exercice de style à part. Cet ancrage et cette appropriation en interne sont clés pour que l’outil soit utile et pérenne, au service de la prospective et de son utilisation par les opérationnels.
Ainsi, par cette expérimentation de quelques mois, nous avons exploré comment l’approche systémique pouvait permettre aux professionnels d’une branche de s’approprier un récit venant du monde prospectif. Le potentiel de cette approche est confirmé, comme passerelle entre le monde des créatifs et le monde des opérationnels, mais aussi comme passerelle entre une idée et ses impacts indirects, ou encore comme passerelle d’une question vers une autre. Construire le bon cadre et surtout le faire vivre parmi les parties prenantes nécessite travail, méthode et coopération. L’effort doit être mesuré au regard du niveau de liens que l’on souhaite apporter ainsi que des résultats espérés.
Remerciements
Un grand merci aux acteurs du programme deftech qui ont participé à cette expérimentation en apportant leur regard, leurs idées, leurs réactions ainsi que leur temps précieux : Anne-Caroline Paucot, Luc Legay, David Humair, Laurent Mathys.
Note : Cet article fait état d’un processus itératif et expérimental. L’ensemble des documents à disposition sont des extraits. A l’avis des auteurs, il n’ont pas fait l’objet de suffisamment d’itérations et de co-construction pour être considérés comme aboutis. Ils ont cependant servi pour tester le processus et sont en cet état intégralement fonctionnels.
Claire Dellatolas, architecte système, dote les projets complexes d’une colonne vertébrale permettant à chaque acteur d’appréhender l’ensemble, de localiser sa contribution et d’identifier les liens avec celle des autres. Elle met ainsi les méthodes d’ingénierie de pointe au service d’un croisement constructif entre les disciplines. Fondatrice et directrice de Skopeon depuis 2020.