Exercices de l’armée ukrainienne, le 10 février 2022, dans la région de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine.
L’historien israélien, auteur du best-seller Sapiens, analyse dans The Economist la menace d’invasion de l’Ukraine à l’aune du déclin des guerres ces dernières décennies. Et veut croire en “la possibilité du changement” et aux chances de paix. Un texte traduit en français par Courrier international.
À la une de Courrier international : “Vers la guerre ?” COURRIER INTERNATIONAL
Au cœur de la crise ukrainienne réside une question fondamentale sur la nature de l’histoire et la nature de l’humanité : le changement est-il possible ? L’homme peut-il changer de comportement, ou l’histoire est-elle vouée à se répéter sans fin, l’humanité étant à jamais condamnée à rejouer les tragédies du passé sans rien y altérer, si ce n’est le décor ?
Une école de pensée nie fermement que nous soyons capables de changer. Elle avance que le monde est une jungle, où les forts se nourrissent des faibles, et que la puissance militaire est la seule chose qui empêche un pays d’en engloutir un autre. Il en a toujours été, et en sera toujours, ainsi. Ceux qui ne croient pas en la loi de la jungle ne se font pas seulement des illusions, ils mettent leur existence même en danger. Ils ne survivront pas longtemps.
Une autre école de pensée affirme que la prétendue loi de la jungle est tout sauf une loi de la nature. C’est l’homme qui l’a inventée, et il peut aussi la modifier. Contrairement aux idées fausses qui ont cours, le premier indice archéologique incontestable d’une activité guerrière organisée ne remonte qu’à 13 000 ans. Même après cette date, on peine à trouver des traces archéologiques de guerre durant de longues périodes. Contrairement à la gravité, la guerre n’est pas une force fondamentale de la nature. Son intensité et son existence dépendent de facteurs technologiques, économiques et culturels sous-jacents. Quand ces facteurs changent, la guerre fait de même.
La connaissance, source principale de richesse
Nous sommes entourés de preuves de ce changement. En l’espace de quelques générations, les armes nucléaires ont transformé la guerre entre superpuissances en un risque dément de suicide collectif, ce qui contraint les nations les plus puissantes de la planète à trouver des moyens moins violents de résoudre les conflits. Si les guerres entre grandes puissances, comme la deuxième guerre punique ou la Seconde Guerre mondiale, ont été une caractéristique prédominante durant une grande partie de l’histoire, les soixante-dix dernières années n’ont été le théâtre d’aucun conflit direct entre superpuissances.
Pendant la même période, l’économie mondiale, autrefois fondée sur les matières premières, s’est réorientée sur la connaissance. Là où les principales sources de richesse étaient autrefois des actifs matériels comme les mines d’or, les champs de blé et les puits de pétrole, de nos jours, la source principale de richesse est la connaissance. Or, s’il est possible de s’emparer de champs de pétrole par la force, il n’en va pas de même de la connaissance. Par conséquent, la conquête est aujourd’hui moins profitable.
Enfin, la culture mondiale a vécu un basculement tectonique. Dans l’histoire, bien des élites – les chefs huns, les jarls vikings et les patriciens romains, par exemple – considéraient la guerre sous un angle positif. De Sargon le Grand à Benito Mussolini, les dirigeants ont cherché à atteindre l’immortalité par la conquête (travers que des artistes tels Homère et Shakespeare ne demandaient pas mieux que de flatter). D’autres élites, comme l’Église chrétienne, voyaient dans la guerre un mal inévitable.
Toutefois, au cours des dernières générations, le monde s’est retrouvé pour la première fois gouverné par des élites qui estiment que la guerre est un mal que l’on peut éviter. Même les George W. Bush et autres Donald Trump, pour ne rien dire des Merkel et des Ardern du monde entier, sont des politiciens fort différents d’Attila le Hun ou d’Alaric le Goth. Ils accèdent généralement au pouvoir en faisant miroiter le rêve de réformes nationales plutôt que de conquêtes étrangères. Tandis que nombre de phares dans le domaine des arts et de la pensée – de Pablo Picasso à Stanley Kubrick – sont surtout connus pour avoir dépeint l’horreur absurde des combats plutôt que pour en avoir glorifié les architectes.
La poudre à canon moins meurtrière que le sucre
À la suite de tous ces changements, la plupart des gouvernements ont cessé de considérer les guerres d’agression comme un instrument envisageable pour défendre leurs intérêts, et la plupart des nations ont cessé de fantasmer sur la conquête et l’annexion de leurs voisins. Il est tout simplement faux de croire que c’est la seule force militaire qui empêche le Brésil de conquérir l’Uruguay ou l’Espagne d’envahir le Maroc.
Les statistiques qui démontrent le déclin de la guerre ne manquent pas. Depuis 1945, il est devenu relativement rare que des frontières internationales soient redessinées par une invasion étrangère, et pas un seul pays reconnu par la communauté internationale n’a été complètement rayé de la carte par une conquête extérieure. Il y a eu bien d’autres types de conflits, comme des guerres civiles et des insurrections. Même en les prenant tous en compte, durant les vingt premières années du XXIe siècle, la violence humaine a causé moins de morts que le suicide, les accidents de la circulation ou les maladies liées à l’obésité. La poudre à canon est aujourd’hui moins meurtrière que le sucre.
L’exactitude de ces chiffres fait l’objet de débats entre universitaires, mais il est essentiel d’aller au-delà. Le déclin de la guerre a été un phénomène psychologique aussi bien que statistique. Il a eu avant tout pour impact un formidable changement dans le sens même du mot “paix”. Tout au long de l’histoire, la paix n’a été synonyme que de “l’absence temporaire de la guerre”. En 1913, quand les gens disaient qu’il y avait la paix entre la France et l’Allemagne, ils voulaient dire que les armées françaises et allemandes ne s’affrontaient pas directement, mais tout le monde savait qu’une guerre entre elles pouvait éclater à tout moment.
Depuis quelques décennies, “paix” a fini par prendre le sens de “caractère invraisemblable de la guerre”. Beaucoup de pays peinent aujourd’hui à concevoir qu’ils puissent être envahis et conquis par leurs voisins. Je vis au Moyen-Orient, et je sais donc parfaitement qu’il y a des exceptions à cette tendance. Mais il est tout aussi crucial d’identifier les tendances que d’être à même d’en signaler les exceptions.
Quand l’homme fait de meilleurs choix
La “nouvelle paix” n’a rien d’une anomalie statistique ou d’un délire de hippie. Les budgets froidement calculés en sont une preuve des plus manifestes. Ces dernières décennies, les gouvernements du monde entier se sont sentis suffisamment en sécurité pour ne consacrer en moyenne que 6,5 % de leur budget à leurs forces armées, dépensant beaucoup plus pour l’éducation, la santé et les aides sociales. Ce que nous pourrions aisément considérer comme acquis, alors qu’il s’agit d’une nouveauté incroyable dans l’histoire de l’humanité. Pendant des milliers d’années, les dépenses militaires ont de loin été le poste le plus important du budget des princes, khans, sultans et empereurs. Ils ne dépensaient que rarement de l’argent pour l’éducation ou les soins médicaux des masses.
Le déclin de la guerre n’est pas le résultat d’un miracle divin ou d’un changement dans les lois de la nature. Il tient au fait que l’homme a fait de meilleurs choix. On peut affirmer que c’est sans doute là le plus grand accomplissement politique et moral de la civilisation moderne. Malheureusement, s’il est né d’un choix humain, cela signifie aussi qu’il est réversible.
Les technologies, les économies et les cultures continuent d’évoluer. La montée en puissance du cyberarmement, des économies pilotées par l’intelligence artificielle et d’une remilitarisation de nos cultures pourrait déboucher sur une nouvelle ère de guerre, bien pire que tout ce que nous avons connu auparavant. Pour jouir de la paix, il est nécessaire que tout le monde, ou presque, fasse de bons choix. En revanche, il suffit d’un mauvais choix de la part d’un seul participant pour entraîner une guerre.
C’est pourquoi la menace russe d’invasion en Ukraine devrait inquiéter tous les habitants de cette planète. Si les pays puissants peuvent écraser leurs voisins plus faibles en toute impunité, les sentiments et les comportements dans le monde entier vont changer. La première conséquence, et sans doute la plus évidente, de ce retour à la loi de la jungle serait une forte augmentation des dépenses militaires au détriment du reste. L’argent qui devrait revenir aux enseignants, aux infirmières et aux travailleurs sociaux sera investi dans des chars, des missiles et des cyberarmes.
Un cercle vicieux jusqu’à l’extinction de notre espèce
Un retour à la loi de la jungle fragiliserait également la coopération mondiale, notamment en ce qui concerne la prévention des bouleversements climatiques ou la réglementation de technologies potentiellement dangereuses comme l’intelligence artificielle et le génie génétique. Il n’est pas facile de travailler aux côtés de pays qui se préparent à vous rayer de la carte. Et comme le changement climatique et la course à l’intelligence artificielle s’accélèrent, la menace de conflits armés ne peut que s’accentuer, nous enfermant dans un cercle vicieux qui pourrait bien condamner notre espèce à l’extinction.
Si vous croyez que le changement historique est impossible et que l’humanité n’a jamais quitté la jungle et ne le fera jamais, reste alors à choisir entre jouer le rôle du prédateur ou de la proie. Si on leur donne le choix, la plupart des dirigeants préfèrent entrer dans l’histoire comme des superprédateurs et ajouter leur nom à la liste sinistre des conquérants que les pauvres élèves doivent mémoriser pour leurs examens d’histoire.
Mais peut-être que le changement est possible ? Peut-être que la loi de la jungle est un choix et non une fatalité ? Si c’est le cas, le dirigeant qui choisira d’envahir son voisin occupera une place particulière dans la mémoire de l’humanité, bien pire que Tamerlan. Il entrera dans l’histoire comme l’homme qui aura défait notre plus grand accomplissement. Et nous aura ramené dans la jungle alors que nous pensions en être sortis.
Les Ukrainiens ont des choses à nous apprendre
Je ne sais pas ce qui va se passer en Ukraine. Mais en tant qu’historien, je crois en la possibilité du changement. Ce n’est pas de la naïveté, mais du réalisme. La seule constante de l’histoire humaine, c’est le changement. Et à ce sujet, les Ukrainiens ont peut-être des choses à nous apprendre. De nombreuses générations d’Ukrainiens n’ont connu que la tyrannie et la violence. Ils ont subi deux siècles d’autocratie tsariste (qui s’est finalement effondrée au milieu du cataclysme de la Première Guerre mondiale). Leur brève tentative d’indépendance a été rapidement écrasée par l’Armée rouge, qui a rétabli la domination russe. Les Ukrainiens ont ensuite vécu la terrible famine artificielle du Holodomor, la terreur stalinienne, l’occupation nazie et des décennies de dictature communiste écrasante. Quand l’Union soviétique s’est effondrée, tout laissait à penser que les Ukrainiens suivraient à nouveau la voie de la tyrannie brutale – puisqu’ils n’avaient connu que ça.
Mais ils ont fait un choix différent. Malgré le poids de l’histoire, malgré leur extrême pauvreté et malgré des obstacles apparemment insurmontables, les Ukrainiens ont mis en place une démocratie. En Ukraine, contrairement à ce qui se passe en Russie et en Biélorussie, les candidats de l’opposition ont accédé au pouvoir à plusieurs reprises. Face à la menace d’une dérive autoritaire, en 2004 et 2013, les Ukrainiens se sont révoltés à deux reprises pour défendre leur liberté. Leur démocratie est toute neuve. Tout comme cette “nouvelle paix”. Toutes deux sont fragiles et ne dureront peut-être pas longtemps. Mais la démocratie comme la paix sont possibles et peuvent planter leurs racines profondément. N’oublions pas que ce qui est ancien a autrefois été nouveau. Tout se résume à des choix humains.