Polytechnicien, ingénieur du Corps des Mines et diplômé de Télécom Paris Tech, Hugues Ferreboeuf a exercé plusieurs postes de Direction dans le secteur des Télécoms. Il est aujourd’hui, entre autres activités, Directeur de Projet au sein du Shift Project depuis 2017 sur les questions liées à la sobriété numérique et cofondateur de Virtus Management, société de conseil de direction en pilotage des transitions.
Les Horizons : Hugues Ferreboeuf, pour commencer, pouvez-vous définir ce que vous entendez par sobriété numérique ?
Hugues Ferreboeuf : Cette notion renvoie à plusieurs priorités. C’est d’abord le contraire du gaspillage. C’est donc de faire en sorte d’utiliser les ressources numériques de manière la plus efficace possible, avec juste ce qu’il faut. C’est la notion de « lean » en anglais, d’où le titre du premier rapport du Shift Projet, « Lean ICT », publié en 2018. De nos jours, on a pris l’habitude d’utiliser beaucoup sans se soucier de savoir si l’on pourrait utiliser moins. C’est le premier sens du mot sobriété.
Le deuxième sens de cette notion, c’est le fait que lorsqu’on envisage une solution numérique, on injecte dans le processus de conception cette volonté de concevoir avec le plus de sobriété possible.
Enfin, la troisième signification de ce terme touche au fait que le numérique va se confronter, dans les prochaines années, à des ressources énergétiques et à des ressources en matériaux de plus en plus contraintes. Il sera nécessaire de prioriser les usages du numérique qui peuvent avoir un impact environnemental positif. Donc si un usage numérique est possible techniquement, cela ne voudra pas forcément dire qu’il faut le faire, d’un point de vue environnemental. Je pense notamment aux solutions domestiques connectées, qui évitent un effort physique ou intellectuel assez minime, et qui ont un impact numérique, donc environnemental, très important.
La loi du 15 novembre 2021 vise à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France. Elle prévoit notamment une formation à la sobriété numérique dès le plus jeune âge, ou encore la lutte contre l’obsolescence logicielle. Pensez-vous que ces leviers puissent être suffisants pour atteindre la sobriété numérique ?
Ils ne sont pas suffisants, mais ils sont nécessaires. La proposition de loi sénatoriale de départ était plus ambitieuse, avant son passage à l’Assemblée Nationale. Malgré tout, les mesures de cette loi sont dans l’ensemble bonnes, même si elles ne sont pas suffisantes pour répondre complètement au problème.
Sensibiliser à la sobriété les futurs utilisateurs du numérique est important, d’autant que rien dans l’expérience commune du numérique ne permet de s’apercevoir réellement de son impact environnemental. Cela fait partie des points essentiels pour reprendre la maîtrise de nos outils numériques. Le changement des usages s’est fait très rapidement, plus rapidement que nos capacités d’apprentissage pour continuer à dominer ce qui doit rester des outils. Cette maîtrise est nécessaire d’un point de vue environnemental, mais également sociétal et cognitif.
Quels autres leviers pourrions-nous activer ?
Ce qu’il faut retenir, c’est qu’aujourd’hui l’empreinte du numérique croît, et ce extrêmement vite. En effet, nous faisons croître nos usages plus vite que la technologie est capable d’en absorber les impacts en termes de consommation de ressources. La question est : comment se remettre sur un rythme de croissance soutenable de ces usages ? La croissance des usages mobiles est par exemple de 45% par an, et bien évidemment cela a des conséquences en termes de densification de réseaux et d’équipements.
Le sujet pour les 10/15 ans à venir est de se redonner les moyens de maîtriser cette progression des usages. Le prix des usages numériques baisse tendanciellement, tandis que la réalité matérielle de ces usages disparaît peu à peu, notamment avec le Cloud, qui entraîne des conséquences physiques liées à l’augmentation des volumes dont on ne s’aperçoit plus. Avant, vous stockiez vos photos sur votre disque dur, jusqu’à ce qu’il soit plein. Or, dans le Cloud, il n’y a plus de limites. Toutes ces contraintes matérielles ont peu à peu disparu, ce qui fait qu’on n’a plus la capacité de s’apercevoir de façon naturelle des conséquences matérielles de la sur-utilisation du numérique.
La deuxième difficulté est que les acteurs numériques dominants ont basé leur activité économique sur des procédés qui entraînent l’augmentation de la charge numérique. Tout ceci se fait au prix d’une dépense énergétique de plus en plus importante. Google et consorts ont par exemple une consommation d’électricité qui augmente de 25% par an. Quant aux utilisateurs, ils sont aux prises avec des mécanismes psychologiques qui les poussent à en demander toujours plus. Toutes ces conditions expliquent l’inflation démesurée des consommations numériques.
Pour changer cela, il va donc falloir agir sur tous les éléments du système que je viens de décrire, en agissant à la fois sur l’offre et la demande. Il faut donner des règles du jeu à ce système pour le rendre plus vertueux d’un point de vue environnemental. Il est nécessaire d’informer les utilisateurs, et pour cela il faut à la fois une campagne d’information publique et un relais médiatique.
Quant aux entreprises, cela peut se faire par les contraintes réglementaires en termes de bilan carbone, surtout que les usages numériques d’une entreprise peuvent facilement représenter de 30 à 40% de son bilan carbone. En France, la chose a plutôt bien pris, avec des offres de conseil sur lesquelles les entreprises peuvent s’appuyer.
Il faut donc contraindre les entreprises d’un côté et inciter les consommateurs à mieux consommer de l’autre ?
Oui. Le troisième axe concerne les fournisseurs numériques, qui adoptent parfois des pratiques anti environnementales (obsolescence des matériels, utilisation des mécanismes psychologiques pour faire rester les gens plus longtemps que nécessaire sur les plateformes). Cela est partiellement pris en compte dans la loi du 15 novembre 2021. Le quatrième axe consisterait à faire pression sur les producteurs d’équipements pour qu’ils réduisent leur intensité carbone, d’où l’idée de taxe carbone aux frontières. Le problème pourrait ainsi être traité au niveau européen.
Pensez-vous que la sobriété numérique est un enjeu suffisamment communiqué, auquel les citoyens sont assez sensibilisés ?
Non, absolument pas. Aujourd’hui, cet enjeu est encore largement méconnu, même si les gens suspectent que le numérique puisse être plus nocif que positif pour l’environnement, en raison de sa sur-présence dans les actes du quotidien.
La fabrication des terminaux numériques représente 70% de l’empreinte carbone du numérique en France. Selon vous, comment faire pour évoluer vers une fabrication plus responsable de ces produits ?
Entre 2 ordinateurs détenant les mêmes caractéristiques en termes de performances, l’empreinte carbone peut varier du simple au double, en fonction des techniques de fabrication, de la réutilisation ou non de certains composants, tels que l’aluminium. Il y a donc matière à améliorer les choses de côté là, même si cela risque d’aboutir à un renchérissement des prix. Il faut s’acheminer vers une solution où on va prolonger la vie des équipements, et réduire la croissance de production de ces équipements.
Pour évoluer vers une fabrication plus responsable, il faut concevoir des équipements dont on va pouvoir plus facilement prolonger la vie. Il faut donc adopter des conceptions modulaires de ces équipements, afin de pouvoir remplacer les éléments qui vieillissent plus vite que les autres, sans avoir à tout remplacer. Il faut changer les modèles économiques à l’oeuvre, afin de migrer vers une économie de la fonctionnalité plutôt que de maximisation des volumes.
Selon vous, comment peut-on améliorer le réemploi et la recyclabilité de ces matériaux ?
L’amélioration du réemploi passerait par davantage de modularités pour pouvoir remplacer plus facilement les éléments qui vieillissent plus vite que d’autres, et plaider pour qu’une industrie de reconditionnement se développe. Cela s’est mis en place pour les smartphones depuis deux ou trois ans, également un peu du côté des ordinateurs personnels, mais ce n’est pas encore le cas des équipements professionnels, ni des serveurs informatiques.
Il n’y a pas encore beaucoup d’offres permettant à une entreprise de reconditionner ses serveurs. Or, cette pratique permettrait d’utiliser une majorité d’équipements numériques pendant 8 à 10 ans plutôt que 2 à 4 ans comme c’est le cas aujourd’hui.
Du point de vue du recyclage, les choses sont plus compliquées, il ne faut pas se faire d’illusions là-dessus : les équipements numériques sont peu recyclables. Pour récupérer les métaux, il faudrait défaire les alliages, mais le coût énergétique de cette pratique est insupportable. Donc dans la réalité, on ne peut recycler qu’une très faible partie des équipements numériques. C’est une raison supplémentaire pour prolonger au maximum leur utilisation.
Malgré cela, voyez-vous des avancées majeures concernant le recyclage et le réemploi des composants dans les années à venir ?
Sur le réemploi, on voit que cela a commencé, avec une offre de deuxième main, y compris dans les grandes enseignes. Si on additionne cela avec la campagne d’information dont je parlais précédemment, en communiquant sur le fait que l’empreinte environnementale d’un nouvel achat d’appareil numérique est très importante, cela permettrait de sensibiliser à l’achat en seconde main. Concernant le recyclage, il n’y a pas d’espoir particulier. Concernant les métaux présents en petites quantités dans les équipements, dans l’état actuel de la technologie, il n’y a pour l’instant pas de solution visible.
Pensez-vous que nous courons vers une pénurie de ces métaux ? Quelle sera la situation selon vous ?
On s’achemine en effet vers une pénurie, car le rythme de croissance de nouveaux équipements numériques implique un besoin très important d’un certain nombre de métaux. Or, ces métaux sont également nécessaires pour la transition énergétique, pour produire des éoliennes ou des panneaux solaires par exemple.
Il est donc assez probable que d’ici quelques années, même sans épuisement des mines, on parvienne à une concurrence d’usages entre la transition énergétique et la transition numérique. D’où la nécessité de s’assurer dès maintenant qu’on priorise mieux la production de nouveaux équipements, qu’on choisisse des équipements qui participent eux aussi à la transition énergétique.
Quels sont la vision et les chantiers du Shift Project sur le sujet du numérique pour les années à venir ?
Nous avons 2 axes de travail : d’une part, nous avons un travail d’explication vers les autorités politiques et réglementaires, qui est une condition de l’efficacité des rapports que l’on publie. Nous devons en effet nous assurer que ces rapports se traduisent par des actes et des évolutions. Notre deuxième axe de travail repose sur des études basées sur de nouveaux sujets numériques qu’il nous semble important d’anticiper, tels que les cryptomonnaies, le métavers, ou encore l’évolution des réseaux mobiles.
Concernant les collectivités et les entreprises qui nous lisent, auriez-vous des conseils pour les aider à mettre en place la sobriété numérique à leur échelle ?
Je leur conseillerais de lire le rapport que nous avons publié en octobre 2020, « Déployer la sobriété numérique », dans lequel un chapitre est dédié à ces organisations. Nous y décrivons un référentiel méthodologique pour parvenir à la sobriété. Un levier important est de savoir d’où ces organismes partent, en réalisant un bilan carbone et énergétique de leurs systèmes numériques.
Il est aussi important de bien identifier ce qui aujourd’hui entraîne une augmentation de ce bilan, c’est-à-dire les facteurs d’inflation qu’il faut maîtriser. Il faut également mettre en place des processus de décision afin d’intégrer dans l’élaboration de leurs projets numériques la prise en compte de l’impact environnemental. Il est nécessaire d’adopter une approche bilantielle, en se concentrant sur les projets dont l’impact environnemental net apparaît suffisamment positif.
Que pensez-vous du déploiement de la 5G ? Ce projet nuit-il à la sobriété numérique ?
Cela dépend de quel déploiement on parle. La prise de position du Haut Conseil pour le Climat en décembre 2020, fait sur la base d’un rapport élaboré par Virtus Management et Citizing, montre que la mise en place de la 5G avec le cahier des charges qui a été adopté va augmenter l’empreinte environnementale du numérique en France. Concrètement, l’augmentation vient du fait que l’on rajoute un réseau tout en continuant à utiliser les autres. En outre, cette empreinte va augmenter en fonction de la couverture géographique que l’on cherche à réaliser.
La véritable question concerne l’utilité de la 5G, question que l’on s’est insuffisamment posée. On a adopté un scénario moyen qui ne va pas permettre à tout le monde de bénéficier de la vraie 5G, et qui va donc accroître la fracture numérique. Cette technologie peut être utile pour des campus industriels, mais ce type d’utilisation ne nécessite pas pour autant de couvrir la majeure partie du territoire.
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